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» Auteur : Goldenheart - Voir le profil
» Créé le 28/05/2017 à 14:50
» Dernière mise à jour le 28/05/2017 à 14:50

» Mots-clés :   Drame   Kalos   Présence de personnages de l'animé   Présence de shippings   Suspense

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Chapitre 33 - Panser ses blessures
On n’a pas besoin que notre père soit quelqu’un d’extraordinaire pour être soi-même unique.
On a juste besoin qu’il soit là pour nous le dire.


~*~


Le sang était partout. Il imprégnait la terre, empoisonnait l’air ; pas un espace de son champ de vision n’était épargné. À travers ce rideau carmin, il entraperçut la grimace sinistre du Sépiatroce devant lui. Son regard descendit sur son thorax, transpercé en son centre par le tentacule de la créature. Les yeux écarquillés, il semblait peiner à croire ce qu’il lui arrivait. Le plus étrange était qu’il ne ressentait aucune douleur. Tout au plus une vague chaleur diffuse à l’endroit de l’impact. Ses sens étaient comme émoussés.

L’appendice aiguisé ressortait nettement de l’autre côté de sa poitrine, maculé d’un sang épais et rouge sombre. Le liquide gouttait sur le sol, au rythme de plus en plus irrégulier des battements de son cœur, qui tentait vainement de ramener cet élément vital vers son organisme.

Sur les lieux, le temps semblait s’être suspendu une fois de plus. L’air humide était devenu glacé, irrespirable. Policiers, dresseurs, Pokémon… tous étaient comme pétrifiés face à l’horreur de la scène qui se jouait sous leurs yeux.

Mais le plus choqué était sans conteste celui placé aux premières loges, ce jeune garçon recroquevillé derrière le supplicié. De tous, il avait le teint le plus livide, la note de peur la plus distincte aux fond des yeux. Et pour cause : l’arme destinée à le tuer lui… venait d’atteindre quelqu’un d’autre. Quelqu’un que personne n’aurait imaginé voir intervenir.

- GAUTHIER !

Le cri de Genzo fut un coup de feu dans le brouillard. Certains sursautèrent, tandis que d’autres ne purent que battre des paupières, comme s’ils venaient d’échapper à un mauvais rêve… pour découvrir que celui-ci était tout ce qu’il y avait de plus réel.

Comme si entendre son nom l’avait réanimé, Gauthier eut un soubresaut, et cracha quelques caillots de sang. Certains témoins, révulsés, détournèrent le regard. Blottie contre son frère, Clem pleurait en silence, n’osant regarder ce qui allait suivre. Ses aînés, en revanche, étaient bien trop tétanisés pour bouger le moindre muscle, ne serait-ce que celui de leurs paupières.

Son Pikachu inconscient serré contre lui, Sacha tremblait comme une feuille, hypnotisé par cette atroce vision qu’était la poitrine perforée de cet homme face à lui. Cet homme qui était son père.

- P…p-p…
- Pourquoi ?

Sacha sursauta, à deux doigts de défaillir. Gauthier toussa, et une bave sanguinolente coula sur son menton.

- Ha… Va savoir. Moi-même je ne comprends pas. Te sauver… eurgh ! Te sauver la vie… alors que j’ai tenté de te tuer à plusieurs reprises… (Nouvelle quinte de toux.) Quelle ironie, n’est-ce pas ? Peut-être que le vieux Genzo avait raison : peut-être as-tu… beaucoup de chance…

Son rire mourut dans un râle étranglé. Tous frémirent de le voir si hilare dans une telle situation.

Sépiatroce, en revanche, ne riait pas. Indifférent à la torpeur que son geste avait instaurée, il ne songeait qu’à poursuivre son œuvre de destruction. Car ainsi étaient ses principes : s’il venait à échouer, il lui faudrait disparaître sans laisser le moindre survivant.

Mais lorsque le Pokémon voulut déloger son bras d’un coup sec, Gauthier saisit le tentacule à deux mains. Estomaquée, la pieuvre tenta de se dégager, en vain. Bien que ses forces s’amoindrissent de minute en minute, Gauthier conservait une poigne de fer.

- Alors là, tu rêves…, vociféra-t-il. Tu l’emporteras pas au paradis, saleté de Pokémon !

Rageur, Sépiatroce tira plus fort, avant d’attaquer Gauthier avec son autre bras. Le coup n’atteint que l’épaule, mais fut suffisamment puissant pour faire gicler le sang de nouveau. Électrisé par la douleur, Gauthier attrapa le second membre de la pieuvre, et tira cette dernière vers lui, avant de lui donner un coup de boule qui les projeta tous les deux contre une des voitures de police. Dans un nouveau sursaut d’énergie, l’homme rabattit la portière sur le Pokémon, qui remuait comme un beau diable.

L’agitation soudaine provoquée par le combat acheva de réveiller Jenny, qui reprit aussitôt ses habitudes professionnelles :

- En joue ! Préparez-vous à faire feu !

« En joue » était un terme adressé aussi bien aux militaires armés qu’aux Pokémon les accompagnants. Caninos et Élecsprint bandèrent les muscles, prêts à cracher feu et électricité sur l’ennemi au premier ordre de leur chef.

- Non, arrêtez !

Jenny, stupéfaite, croisa le regard éperdu de Genzo.

- Si vous tirez, vous blesserez aussi Gauthier…

Une main posée sur son épaule le fit s’interrompre. Avec stupeur, le vieil homme reconnut Malva. La dresseuse secoua lentement la tête.

- C’est terminé.

Si sa voix ne laissait transparaître aucune émotion, ses yeux brillaient derrière ses verres fumés. Genzo serra les poings, frustré de se sentir si impuissant.

Révolté, Galopa songea à intervenir lui-même. Sa crinière enfla, jusqu’à doubler de volume. Gauthier le remarqua et, malgré son état, soupira.

- Ne fais pas ça, imbécile. (Sous l’effet de surprise, les flammes de Galopa diminuèrent en intensité.) Tu le vois très bien : il n’y a plus rien que toi ou n’importe qui puisse faire pour me sauver. Alors fous-moi la paix, et laisse-moi accomplir ne serait-ce qu’une chose dans ma vie !

Il serra le tentacule de Sépiatroce un peu plus fort, provoquant un gémissement du côté du Pokémon, et un nouveau jet de sang de sa part.

- Quitte à devoir en finir maintenant, j’aimerais au moins partir en emportant avec moi cette abomination à qui il ne manquerait plus que la parole pour pouvoir prétendre surpasser les humains… !

Le Pokémon Feu protesta vigoureusement, les larmes aux yeux.

- Pff… T’as pas changé, pas vrai ? Tu as toujours voulu croire en moi, Galopa. Je ne sais pas ce qui t’a poussé à m’accorder ta confiance durant toutes ces années, mais… je te suis reconnaissant.

Ébranlé, l’équidé fut soudain trahi par ses pattes blessées. Comprenant qu’elles ne pourraient plus le porter dans l’immédiat, il hennit désespérément à l’intention de ses anciens compagnons, les autres Pokémon du Chasseur. Mais ceux-ci ignorèrent ses appels, préférant détourner, baisser, voire même fermer les yeux devant le sort de leur dresseur. Les Pokémon de Sacha furent tout aussi dévastés que Galopa en voyant cela. Comment pouvaient-ils se ficher à ce point du sort de celui qui les avait élevés ?

Pendant ce temps, Sépiatroce se débattait toujours. Et même s’il parvenait encore à le retenir coincé derrière la portière, Gauthier s’affaiblissait. En outre, le tentacule tranchant du mollusque raclait contre sa cage thoracique avec un bruit horrible. Chaque mouvement était synonyme d’un nouveau jet de sang. Affolés, tous désiraient en leur for intérieur pouvoir intervenir. Seulement, la peur les maintint paralysés. Les esprits s’emballaient, mais les corps demeuraient immobiles. Les regards terrifiés naviguaient de visage en visage, chacun porteur de l’espoir secret et égoïste que l’un des témoins brise le sortilège et décide d’intervenir.

Puis, finalement, Florizarre avança d’un pas lourd en direction de Sacha et Gauthier. Galopa eut un regain d’espoir : peut-être allait-il faire quelque chose, lui ? Après tout, il avait été le premier Pokémon de Gauthier. Il ne pouvait pas le laisser mourir sans rien faire !

Hélas, il déchanta bien vite dès que son ancien partenaire ouvrit la gueule.

- Il… il dit que tout est fini. (Quelques paires d’yeux se tournèrent vers un Miaouss en larmes.) I-il dit… adieu…

Gauthier et Florizarre restèrent un moment les yeux dans les yeux. Puis l’homme sourit.

- Les Pokémon ont toujours été les seuls à pouvoir me comprendre…

Sacha hoqueta, avant qu’une liane épaisse ne vienne s’enrouler autour de sa taille. Par instinct, il se cramponna au sol. Il tenta de parler, mais les mots refusaient toujours de sortir.

- Fais ce que tu as à faire, mon ami, murmura Gauthier.

Une larme solitaire roula sur sa joue sans que personne ne s’en aperçoive.

Galopa hennit de nouveau, et tenta de se lever. Arcanin lui bloqua la route, ainsi qu’aux Pokémon de Sacha, leur intimant d’un regard acéré de ne pas intervenir. Chez les humains, ce fut à Malva d’endosser ce rôle. D’un simple geste, elle interdit à quiconque de tenter quoi que ce soit. Car, elle le savait, il était déjà trop tard.

Florizarre hocha imperceptiblement la tête. Tout en tirant Sacha à lui, sa fleur s’ouvrit, et tira une Canon Graine.

- P…

Une seule Canon Graine.

- Pa…

Une Canon Graine qui heurta la voiture de police.


- PAPA ARRÊTE !!!!

Et la fit exploser.

S’il y eut des cris, s’il y eut des hurlements, s’il y eut des pleurs, aucun ne les entendit. Le souffle de l’explosion et le vacarme des flammes emportèrent tout, ne laissant derrière eux que des cendres silencieuses.


~*~

Deux jours plus tard, l’affaire faisait la Une des journaux. Bien entendu, les informations fournies aux journalistes et éditeurs furent communiquées par Malva, qui travaillait dans ce milieu-là. Il va sans dire que, par conséquent, tous les détails de ce qu’il arriva furent soient dissimulés, soit modifiés. Ainsi, le commissaire Magret n’eut pas à jouer les avocats pour le groupe de Sacha. Les quatre jeunes furent décrits par Malva comme des témoins se trouvant sur les lieux par pur hasard, et l’ayant même aidée à venir à bout de la menace qu’étaient le Chasseur et les Sépiatroces. Grâce à l’influence dont jouissait la dresseuse d’élite, sa version fut acceptée sans grandes difficultés.

Personne ne protesta à l’idée que le membre du Conseil Quatre s’attribue tout le mérite de cette victoire. Car bien que toutes les menaces fussent totalement éradiquées, personne parmi les rescapés de ce que l’on appellerait plus tard « Le Désastre de l’Usine » ne put se défaire de la sensation que cette « victoire » n’en était pas réellement une.

Les autorités gouvernementales, venues sur place une fois assurées que tout danger était définitivement écarté, ordonnèrent la fermeture de l’Usine de Pokéballs pendant une durée indéterminée, afin de réparer les dégâts les plus importants et de remplacer le matériel détruit. Il fut décidé que Kalos recevrait l’aide de son plus grand partenaire commercial, à savoir la région de Hoenn, le temps de trouver une alternative. La priorité était de satisfaire les demandes de plus en plus pressantes des dresseurs en quêtes de Pokéballs.

L’enquête dura en tout et pour tout plus d’une semaine. Malgré l’insistance de Malva, les Pokéballs Obscur n’ayant pas été détruites dans l’affrontement furent saisies par la Police Scientifique, qui souhaitait étudier de plus près ces étranges objets. Un procès débuta pour déterminer ce qu’il devait advenir de ces objets. Genzo, interrogé longuement par la police, avoua tout ce qu’il savait au sujet de ces balles maléfiques. Il implora les autorités de les détruire. Elles avaient déjà survécu à une précédente affaire, et le résultat parlait pour lui-même.

Sans doute fut-ce cet argument qui acheva de convaincre les juges, qui déclarèrent les Pokéballs Obscur comme « armes nocives », et ordonnèrent leur incinération.

Les corps des Sépiatroces furent également incinérés, mais à l’occasion d’obsèques officielles, ainsi que le prévoyait la loi. Quant au corps de Gauthier, il fut convenu qu’il serait rapatrié à Kanto pour des funérailles qui se dérouleraient dans la plus stricte intimité.

Le commissaire Magret tint sa promesse. Sacha et ses amis, ainsi que leurs Pokémon, furent conduits à l’hôpital de Romant-sous-Bois. Des pédopsychiatres les prirent en charge et assurèrent l’interrogatoire quémandé par la police. Les enfants coopérèrent sans broncher. Même Sacha.
Pourtant, le jeune dresseur restait sans conteste le plus touché par les récents événements. Les médecins en avaient conscience, aussi furent-ils étonnés de le voir répondre aux questions le plus naturellement du monde. Certes, ses réponses restaient laconiques ; et en dehors des interrogatoires, il se murait dans un silence complet, refusant obstinément de croiser le regard de quiconque.

Lorsque l’on informa Sacha qu’il était convié à ces funérailles, le jeune dresseur piqua un accès de colère et refusa net, avant de partir s’enfermer dans une salle du Centre Pokémon destinée aux appels téléphoniques. Il y passa plusieurs heures. Sans doute avait-il prévenu sa mère, supposa-t-on. Sacha ne le confirma jamais. Suite à cela, il se mura dans le silence, et évita la compagnie des autres personnes. Il passait le plus clair de ses journées soit dans sa chambre, soit dans la salle d’attente de l’hôpital où ses Pokémon avaient été placés. Ses amis le laissaient tranquille, acceptant son éloignement. Ils étaient déjà bien soulagés qu’il ne fasse pas une grève de la faim comme la dernière fois…


~*~

Quelques jours plus tard…

- Pika, Pika !

Ces simples onomatopées sonnèrent comme une douce musique aux oreilles de Serena, Lem et Clem. Perché sur un lit d’hôpital blanc, Pikachu sautillait joyeusement, en forme comme il ne l’avait jamais été. S’il n’y avait pas eu ce bandage autour de sa tête, personne n’aurait pu croire que le pauvre Pokémon avait subi, ces derniers jours, une terrible opération chirurgicale.

- Je suis heureuse que tu te sentes mieux, Pikachu ! s’exclama Clem lorsque le rongeur rejoignit ses bras.
- Dé-Dedenne ! enchérit le petit Dedenne en accueillant son homologue d’une brève décharge sur les joues.
- Tous les Pokémon de Sacha ont l’air d’aller beaucoup mieux, nota Lem en coulant un regard vers Croâporal et les autres, endormis sur d’autres lits parallèles à celui de Pikachu.
- En parlant de Sacha, est-ce que vous savez où il est ? Il faut lui dire que Pikachu s’est réveillé !

L’infirmière en charge de la section de l’hôpital réservée aux Pokémon s’empressa de rassurer Serena :

- En fait, il est déjà au courant. À vrai dire, il est passé ici peu de temps avant vous. Vous l’avez manqué de peu.

La nouvelle étonna les trois amis. Lem demanda à l’infirmière si elle savait où Sacha était parti. La jeune femme haussa les épaules d’un air désolé : elle n’en avait aucune idée. Le jeune dresseur était parti sans rien dire.

Personne ne releva. Ils s’y attendaient. Néanmoins, Serena surprit le regard triste de Pikachu lancé vers la fenêtre. Lui devait savoir dans quelle direction était parti Sacha. Hélas, il ne pouvait pas aller le rejoindre immédiatement, étant encore sous surveillance post-opératoire.

- Quand je pense qu’on venait tout juste de retrouver Sacha…, soupira Clem une fois que les trois compagnons furent revenus dans leur chambre au Centre Pokémon.

Elle caressait du bout des doigts son Dedenne profondément endormi. Penché sur un programme informatique complexe, Lem répondit sans lever le nez de son écran :

- Il faut lui laisser un peu de temps. Ce qu’il traverse n’est pas facile, tu sais.

L’image d’une cérémonie d’enterrement traversa furtivement son esprit. Lem déglutit péniblement. Clem était beaucoup trop petite pour s’en rappeler, mais lui revoyait parfaitement ce jour de pluie, où il avait vu son père pleurer toutes les larmes de son corps sur la tombe de leur mère. L’inventeur secoua la tête pour chasser ce souvenir désagréable.

- On ne peut vraiment pas l’aider ? insista la petite fille.
- Non, dit Lem d’un ton qu’il trouva trop sec. Crois-moi, il n’y a rien qu’on puisse faire pour lui, cette fois. C’est à lui seul de faire son deuil.

Assise à la fenêtre, Serena reprisait les vêtements de Sacha – en piteux état – tout en suivant d’une oreille distraite la conversation du frère et de la sœur. Un élan de pitié la saisit. Certes, Sacha traversait une période très difficile. En à peine quelques mois, il s’était découvert un père criminel et désireux de l’occire, avant de voir ce dernier mourir sous ses yeux. Pour sûr, il y avait de quoi être au plus bas, moralement parlant. Et malgré tout ce que son cœur pouvait lui souffler, Serena était forcée de se ranger du côté de Lem, cette fois. Rien de ce qu’elle pourrait dire ou faire ne saurait soulager Sacha. C’était à lui de trouver la force de surmonter sa peine.

Cependant…

Un mouvement furtif au dehors attira l’attention de Serena. Intriguée, elle posa son ouvrage et jeta un œil à l’extérieur. Il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaitre cette petite silhouette svelte qui se précipitait vers la sortie de la ville. La compréhension l’emporta sur l’inquiétude. La jeune fille se doutait bien qu’il ne resterait pas longtemps enfermé, et qu’il s’échapperait tôt ou tard pour rejoindre Sacha.

Une idée lui vint à l’esprit. Qu’importe les circonstances, lui serait toujours là pour essayer de soutenir Sacha. Pourquoi serait-il le seul ?

Sans hésiter plus longtemps, Serena délaissa la fratrie, et se hâta d’aller rejoindre Pikachu.


~*~

Une douce brise faisait bruisser l’herbe et murmurer les feuilles des arbres. Les soupirs ainsi poussés par la nature étaient des notes de musique s’accordant parfaitement au vide régnant dans mon cœur. Quelques feuilles mortes, vestiges de l’automne, furent emportées par le vent, leurs fines silhouettes décrépies tachetant le disque rouge et or qui sombrait lentement derrière l’horizon.

Assis à même le sol, jambes repliées contre moi, je fixais l’ombre – immobile, celle-ci – de la petite croix de bois plantée au bord de la falaise. Deux planches clouées à la va-vite, à peine maintenues en place par quelques cailloux, plus une pierre, où l’on avait gravé un nom avec maladresse.


Gauthier Ketchum

Un peu rudimentaire, comme tombe, il fallait l’avouer. Mais plus que la beauté de l’édifice, n’était-ce pas inspirer une pensée pour le défunt à la vue de celui-ci qui comptait réellement ?
Enfin bon… De toute manière, qui s’en souciait ? Personne ne viendrait jamais ici. La vraie tombe sera à Kanto, si tant est que quelqu'un désire s'y rendre un jour...

Je perçus leur présence bien avant d’entendre le bruit de leurs pas. Je fus à peine surpris de voir Pikachu. Je me doutais bien qu’il finirait par venir. Mon vieux copain s’approcha tout doucement, et posa les pattes sur mes genoux. Ses yeux noirs me considéraient avec une inquiétude non dissimulée ; toutefois, il ne dit rien. Qu’aurait-il pu dire ? Lorsque les mots paraissent si dérisoires qu’ils en deviennent inutiles, seul le silence s’impose.

Cependant, le silence de la solitude n’a strictement rien à voir avec le silence d’une présence muette.

- Désolée. (Ce fut à peine si j’esquissai un mouvement au son de la voix de Serena.) Tu voulais sûrement rester un peu seul… Mais Pikachu ne tenait vraiment plus en place. Je pense qu’il s’inquiète beaucoup pour toi.

Le ton de sa voix laissait supposer qu'il n'était pas le seul. Je baissai les yeux sur mon vieux copain. Le sommet de son crâne bandé me rappela, non sans amertume, les terribles épreuves qu’il avait dû traverser. Toujours sans rien dire, le rongeur frotta sa joue contre ma main. Une vague sensation de picotement fit tressaillir mes doigts gelés. Attendri par son attention, je le caressai gentiment. Pikachu se laissa faire, battant légèrement de la queue pour marquer son contentement.

Peut-être que voir cette réaction amicale – ou du moins non agressive – de ma part incita Serena à s’approcher à son tour. Bien que, contrairement à Pikachu, elle fût plus hésitante.

- Je peux ?

J’acquiesçai distraitement, les yeux toujours rivés sur la tombe. Serena s’assit à côté de moi, les jambes ramenées sous elle.

- …C’est magnifique, comme endroit, dit-elle après un long moment.

Je levai la tête, et contemplai le paysage avec l’impression de le voir pour la première fois. Le soleil couchant paraissait embraser le ciel tout entier, et teintait les nuages de différents dégradés allant du rose pâle au brun sombre. Serena avait raison : cette vue était à couper le souffle.

Et pourtant, en cet instant, je fus incapable d’éprouver le moindre sentiment d’émerveillement. Face à ce tableau, j’étais pareil à un roc froid, immobile, insensible à la beauté du décor dont il faisait partie. Comme si toute émotion avait quitté mon corps.

Je cessai de caresser Pikachu, et reportai mon regard sur le nom gravé dans la pierre. Un nom dont je devais bien connaître par cœur la courbe des lettres le composant, à force de le fixer ainsi.

- Quand j’étais petit, ma mère me parlait souvent du jour où elle a rencontré mon père.

Surpris, Pikachu et Serena posèrent des yeux ronds sur moi. Moi-même, je ne m’attendais pas à ce que je m’exprime si soudainement, après tant de jours de mutisme. Et encore moins pour dire un truc pareil. Mais comment dire… ? Je ne sais pas. Il fallait que ça sorte, sans doute.

- Elle disait qu’ils avaient l’habitude de se donner rendez-vous le soir, pour admirer le coucher de soleil. C’était devenu leur hobby. ‘Paraît même qu’ils se sont demandés en mariage comme ça, devant le soleil couchant.

Mais pourquoi est-ce que je racontais tout cela ? Ce n’étaient que de vieux récits que ma mère me contait quand je n’avais pas encore quatre ans, et que je n’avais jamais répété à personne. Alors pourquoi en parler ici et maintenant ? Je n’en avais vraiment aucune idée. Seulement, la machine était lancée, et je ne parvenais plus à l’arrêter :

- Mon père est parti quand j’étais encore bébé. J’avais…à peine un an, je crois. Du coup, j’ai presque aucun souvenir de cette époque. Au début, Maman me parlait très souvent de lui. Et puis, peu à peu, elle a fini par arrêter. Je ne me rappelle même plus de la dernière fois qu’elle a prononcé son nom…

Attentifs, Pikachu et Serena écoutaient mon récit dans un silence respectueux, sans m’interrompre ni me presser.

- Avec le recul, je crois que… qu’elle avait besoin de temps. De temps pour faire son deuil. Il est parti si soudainement… Elle a dû attendre son retour pendant longtemps. Avant de finalement accepter qu’il ne reviendrait jamais.

Je marquai une pause, accueillant de mauvaise grâce les fragments de souvenirs qui refaisaient surface. Ma prime enfance ; les années passées à vivre et grandir en l’absence d’un père.

Un bref mouvement d’humeur de ma part fit sursauter Pikachu.

- Tu sais, dis-je, je sais pas si je peux vraiment dire qu’il m’a manqué. Je le connaissais pas, au final. Pour moi, mon père n’était qu’un étranger. Un nom sans visage. L’ombre d’une présence.

Serena ouvrit la bouche, avant de se raviser. Sans le remarquer, je poursuivis :

- Ma mère m’a élevée seule, pendant près de dix ans. Et durant tout ce temps, jamais elle n’a cessé de sourire. Alors que, quand on y pense, sa peine devait être immense – peut-être l’est-elle toujours, d’ailleurs… Mais même lorsqu’elle me racontait ses souvenirs de jeunesse, ceux des jours passés avec mon père, elle gardait le sourire. Si elle a été triste, jamais elle ne me l’a montré en face.

Au même instant, un souvenir bien précis me revint à l’esprit. J’étais encore tout jeune et, au lieu de dormir, j’étais descendu dans le salon. Là, j’avais vu Maman pleurer. Elle pleurait devant une vieille photo où on la voyait poser aux côtés d’un homme aux cheveux noirs, et aux pommettes marquées. Je clignai des yeux pour chasser cette image.

- Et moi… je ne sais pas. Grandir sans père… ça ne semblait pas me déranger plus que ça, finalement. Je vivais avec Maman ; nous étions heureux… Ça me suffisait largement. Après tout, comment est-ce qu’on peut regretter quelque chose que l’on n’a jamais connu ? Avoir un père était un concept totalement inconnu pour moi.

Le silence plana quelques instants.

- Mais parfois, il m’arrivait d’envier les autres enfants. Lorsque je les voyais jouer, et rire avec leur père… avec leurs deux parents…

L’émotion m’étreignit la gorge. Au fur et à mesure de mon récit, je la sentais enfler, et menacer de m’étouffer. Était-ce pour cela que les mots venaient d’eux-mêmes ? Pensais-je que parler m’aiderait à extérioriser cette pelote de sentiments bien trop complexes pour que je puisse les saisir ?

- Je ne dis pas que j’étais malheureux : au contraire, j’aimais ma vie comme elle était. J’ai une mère formidable, qui m’a aimé plus que tout au monde. Peut-être qu’au fond, je m’étais intimement persuadé que j’avais pas besoin d’un père. J’avais déjà un parent pour m’aimer, c’était suffisant. Et bientôt, j’aurais eu des Pokémon…

Malgré le caractère décousu de mon monologue, je ne pus m’empêcher de sourire en repensant à mes rêves de gosse. Quand je faisais tout un caprice juste pour pouvoir voir, ou même toucher un Pokémon.

- J’ai appris que mon père était dresseur le jour où j’ai dit à ma mère que je voulais en devenir un. Je m’en souviens : à ce moment-là, elle m’a dit que… que je lui ressemblais beaucoup.

Mon sourire s’effaça.

- À l’époque, j’aimais pas trop quand on parlait de papa. Ça me mettait mal à l’aise. Alors j’ai fait comme si je n’avais rien entendu. Mais en vérité, j’ai jamais oublié ses paroles.

Lorsque mon regard effleura de nouveau le nom gravé dans la pierre, la question que l’homme enterré ici m’avait posée me revint en mémoire, comme murmurée par le vent :

« Pourquoi tiens-tu tant à devenir un Maître Pokémon ? »

Je serrai les poings jusqu’à faire blanchir mes jointures.

- Évidemment, tous les jeunes enfants rêvent de devenir dresseur parce qu’ils ont un parent qui l’est lui-même. Ils ont un modèle à suivre. Ils rêvent de devenir come un tel ou un tel. Mais c’est pas mon cas ! (Pikachu sursauta de nouveau lorsque j’élevai la voix.) J’ai jamais voulu devenir comme quelqu’un. J’ai jamais voulu marcher dans les pas de mon père. En tout cas, c’est pas ce qui m’a motivé à devenir dresseur. C’est ce qu’ils croient tous, mais ils ont tort. Parce que mon père voulait devenir Maître Pokémon, ils pensaient que je voulais en devenir un moi-même pour suivre son exemple. Mais c’est faux. C’est complètement faux…
- Je sais.

Je me souvins brusquement de la présence de Serena. Lorsque je levai les yeux vers elle, son regard se perdait dans l’horizon.

- Tu me l’avais dit, à l’époque, au camp d’été où on s’est rencontrés, m’expliqua-t-elle. Tu m’as raconté que, un jour, tu as rencontré des Pokémon qui t’ont aidé à sortir de la forêt où tu t’étais perdu. Parce qu’ils ont été si gentils avec toi, ç’a t’a donné envie de mieux les connaître. Tu m’avais dit que c’était pour ça que tu souhaitais tant devenir dresseur.

Même si je ne me souvenais pas lui avoir relaté cet épisode, Serena avait raison. C’était bien pour cela que j’étais tellement impatient de grandir et devenir dresseur. Je voulais apprendre à mieux connaître et comprendre les Pokémon, ces créatures qui me fascinaient depuis ma plus tendre enfance.
Néanmoins, cela ne résolvait pas le problème initial : pourquoi vouloir devenir le meilleur dresseur ? J’aurais pu me contenter de devenir éleveur, ou de me contenter d’une carrière de dresseur lambda. Pourquoi visais-je toujours les sommets ? J’aurai pu répondre que c’était dans ma nature, mais n’était-ce pas une réponse un peu trop facile ?

Sans compter que l’anecdote de Serena me rappela autre chose.

« Les Pokémon ont toujours été les seuls à pouvoir me comprendre… »

Lorsque l’Homme Masqué avait dit cela, juste avant de mourir, j’ai eu comme un choc. Ces mots… pendant un court instant, j’ai été capable de percevoir la solitude qui avait consumé son cœur durant tant d’années. Une solitude qui m’était affreusement familière.

- Non… Je ne suis pas comme lui… Je ne veux pas être comparé à lui…
- Personne ne te compare à qui que ce soit, Sacha.
- J’ai jamais demandé à le rencontrer ! criai-je sans l’entendre. Pour moi, il n’existait pas, et c’était très bien comme ça !

Je me levai brusquement et avançai d’un pas rageur jusqu’à la tombe. Bousculé dans mon élan, Pikachu se réfugia du côté de Serena.

- Pourquoi il a fallu que tu réapparaisses maintenant ? hurlai-je à l’édifice de bois. Et pourquoi est-ce qu’il a fallu que tu finisses ainsi ? Hein ?! POURQUOI ?

J’armai le poing pour frapper, quand une main saisit mon poignet, et suspendit mon geste.

- Arrête ! Ça ne sert plus à rien, maintenant.

La révolte grondait en moi tel un océan déchaîné. Elle faisait vibrer chaque parcelle de mon corps, prête à exploser. Tout en moi hurlait de me dégager de la prise de Serena, de frapper ce tas de bois inutile, de détruire tout ce qui représentait cet horrible monstre qui avait causé tant de souffrance.

Mais je ne fis rien de tout cela. Au lieu de quoi, je laissai mon bras retomber mollement, brusquement vidé de mes forces.

Serena desserra sa prise, sans me lâcher pour autant. Pikachu, quant à lui, revint se frotter contre mes jambes. Son regard insistant indiquait qu’il hésitait à se percher sur mon épaule. Avait-il peur de moi ou voulait-il me laisser de l’espace ? Je n’en savais rien ; je ne savais plus rien.

- … J’ai honte de partager le même sang que lui, tu sais. Il a fait tellement de mal… Il a fait souffrir ma mère, Pikachu, mes amis, ses propres Pokémon… et moi aussi…

Ma voix se brisa. J’avais horreur de montrer ma vulnérabilité devant quelqu’un. À la rigueur, s’il n’y avait eu que Pikachu… Mais la présence de Serena réveillait une sorte de pudeur qui m’interdisait de me plaindre, de me montrer faible. Sauf que cette fois, le fardeau était beaucoup trop lourd pour mes épaules. À force d’endiguer ma tristesse et ma peur derrière un mur de façade, à force de faire semblant, j’avais fini par m’isoler de tous, même de mes amis. Encore maintenant, je le sentais, je forçais mes larmes à se tarir. En contrepartie, la peine qui me broyait le cœur était telle que même mon vieux copain n’aurait jamais été capable de me comprendre comme il le faisait si bien d’ordinaire.

- Je le déteste, avouai-je à voix basse. Je le déteste pour tout ce qu’il a fait. Je le déteste pour être devenu un monstre… Et je le déteste pour avoir été aussi lâche.
- Sacha…
- Il n’a même pas essayé de changer. Tout ce qu’il a trouvé de mieux à faire, c’est d’aller se réfugier dans la mort !

Personne ne trouva quelque chose à redire.

- Je le déteste, répétai-je. Et pourtant… je suis quand même venu ici lui construire un semblant de tombe. Je suis venu honorer la mémoire d’un criminel… (Sans me tourner vers elle, je m’adressai à Serena :) Tu crois que je suis stupide d’agir ainsi ?

Pendant un moment, on n’entendit plus que le vent mugir au loin. Puis, tout en me serrant légèrement le poignet, Serena me répondit :

- Non. Ça n’a rien de stupide. Il est normal de pleurer les morts. Même s’il s’agit de la pire personne sur Terre, personne ne mérite de mourir ainsi.

Elle hésita un instant, puis ajouta :

- Et puis, je reste persuadée qu’il n’a pas toujours été ce monstre que tu décris. Il a peut-être fait des mauvais choix dans sa vie, mais… Au final, il reste toujours ton père. Il a un jour été capable d’éprouver de l’amour pour quelqu’un. Il a aimé ta mère… Et toi aussi, il t’a aimé, j’en suis certaine.

La digue céda.

Et je pleurai.

Pour la première fois de ma vie, je libérai toutes ces émotions qui me rongeaient depuis si longtemps. Et je pleurai. Hurlai la rage et la solitude que je n’avais jamais voulu éprouver durant mon enfance, mais qui, malgré tout, m’avaient accompagnées depuis le premier jour.

Cette fois, Pikachu n’hésita pas à venir se jucher sur mon épaule. Sa fourrure, si douce et si chaude, épongea les larmes qui ruisselaient à présent librement sur mes joues. Serena ne dit rien, mais resta à mes côtés jusqu'au bout, sans dire un mot. La chaleur de ces deux présences fut probablement ce qui me permit de ne pas flancher. Tous deux me laissèrent extérioriser ce que j’avais trop longtemps gardé enfoui au plus profond de mon être. Eux et le soleil mourant furent les seuls témoins de la vraie nature de mes sentiments à la fin de cette histoire : eux seuls purent voir l’image de cet enfant dévasté par la perte d’un de ses parents.

Et bien entendu, il y avait également cette tombe, dont l’ombre grandissante nous recouvrit peu à peu, avant de s’estomper lorsque le soleil sombra à son tour derrière l’horizon.