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Terrain d'entente (OS) de Eliii



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» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 21/05/2017 à 20:18
» Dernière mise à jour le 22/05/2017 à 12:37

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Kanto   One-shot   Slice of life

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S'en tenir aux plans ; plus facile à dire qu'à faire...
1.

Tout cela a commencé d'une façon résolument ordinaire. Le projet qui devait lancer ma carrière et me faire connaître à travers tout Kanto n'était, en somme, qu'un projet comme un autre. Un maître d'œuvre fortuné qui souhaitait faire construire un bâtiment privé à ses frais, ça n'avait rien d'exceptionnel ; encore aujourd'hui, ceux qui ont les moyens de se permettre un tel luxe sont plus nombreux qu'on peut le penser de prime abord.

Mon client se nommait Giovanni Altieri. Un riche héritier qui venait de prendre les rênes de l'entreprise familiale, suite au décès de sa mère, que l'on connaissait dans la région comme étant une femme à la poigne de fer, aussi dure avec ses employés qu'avec sa propre famille. Le fils, à l'époque trentenaire fringant prônant costumes de luxe et cravates colorées assorties, ne chercha pas à nier toutes les rumeurs qui couraient sur le mauvais caractère de sa mère. Il affirma plutôt leur véracité de bonne grâce, avec un rire affable et un air détaché qui, croyais-je, était un peu le propre de tous les hommes d'affaires dans son genre.

La première fois que je le reçus dans mon modeste bureau en plein cœur de Safrania, j'eus un peu de mal à rester serein au départ. Avoir une figure célèbre en face de moi, qui souhaitait m'engager pour exécuter des travaux pour lui, ça ne m'était encore jamais arrivé avant ce jour. Il me mit cependant rapidement à l'aise, avec ses manières polies et sa sympathie apparente que sa mère ne possédait pas — de ce que j'avais vu d'elle à la télévision.

Après un bref échange de politesse et un café partagé, habitude que je prenais avec mes clients, il en vint enfin au vif du sujet. Il avait entendu parler de mes capacités et parlait de moi en des termes, n'ayons pas peur des mots, très flatteurs : « J'ai demandé quel était l'architecte le plus prometteur en ville, et sept personnes sur dix m'ont donné le nom d'Albert Todt. Je me suis renseigné sur certaines de vos réalisations et, effectivement, le style à la fois classique et assez moderne que vous semblez affectionner conviendrait parfaitement à ce que je cherche... »

Il me détailla alors son idée, qui consistait en l'élaboration de plans, de schémas et de la collection de tout un tas de données pour aboutir à une tour d'une dizaine d'étages qui dominerait Carmin-sur-Mer et serait le nouveau siège de son entreprise. Les photographies et les relevés du terrain qu'il me fournit suite à son exposé introductif me montrèrent un lieu que j'avais déjà vu de nombreuses fois lorsque je me rendais dans la ville voisine ; j'avais par ailleurs toujours voulu y voir quelque chose d'érigé, car ce vide inutile excitait ma créativité, sans que j'eus pour autant l'espoir réel d'y remédier.

Grâce à ce contrat, qui fut rapidement signé par chacun d'entre nous, j'avais enfin l'espoir de voir ce rêve devenir réalité. Je pressentais que ce chantier allait devenir la pierre angulaire de ma carrière, qui me permettrait d'étendre un peu ma renommée, qui n'allait pas plus loin que Safrania et, à la rigueur, Céladopole où j'avais participé à l'édification d'un musée consacré à la botanique. Pour moi, ce projet représentait le succès qui ne cesserait pas de venir à moi par la suite ; le bâtiment de l'entreprise de monsieur Altieri deviendrait le symbole de ma réussite.

Bien sûr, je ne savais pas à quel point je me trompais.


2.

Il ne s'écoula que trois semaines avant que les plans finaux soient complètement peaufinés par mon équipe de travail. J'en avais dessiné la majeure partie, mais ne pouvant pas enchaîner les insomnies plus longtemps, il avait fallu que je délègue, quand bien même je n'appréciais pas de le faire. Sitôt que tout fut terminé, je m'empressai de passer un appel à monsieur Altieri, une joie quasiment palpable dans ma voix enrouée par le manque de sommeil. Sa secrétaire, à l'autre bout du fil, sembla plutôt étonnée de cette manifestation de bonne humeur, mais elle n'en dit rien.

Comme convenu au téléphone, j'eus rendez-vous avec mon maître d'œuvre tôt dans la matinée, seule heure où il avait pu se libérer pour venir examiner les résultats d'un travail acharné. Je lui tendis les plans, d'une main rendue tremblante par l'émotion, et le laissai examiner tout ceci d'un œil intéressé et pénétrant. Il ne prononça pas un mot pendant plusieurs minutes, laissant ses doigts toucher la représentation sur papier de ce qu'il voulait voir fait de matière solide au plus tôt.

Il m'accorda finalement quelques mots, qui me renseignèrent sur ses tendances à rester très peu bavard et à ne pas laisser ses émotions prendre le dessus sur sa raison : « D'accord, faisons cela. » J'eus l'occasion d'entendre ces trois mots très souvent, durant tout le temps que je passai à travailler pour lui ; c'est-à-dire une grande partie de mon temps, car en dehors de ce projet, je ne recevais pas énormément de commandes importantes.

Nous discutions de la gestion du chantier, lorsque son homme de main, posté à l'entrée de la pièce, l'informa que c'était l'heure de son rendez-vous avec un obscur industriel dont je n'ai pas retenu le nom. Il abandonna son ton affable, me gratifia d'une poignée de main froide et impersonnelle, puis disparut sans plus de procès dans l'ascenseur. Je venais subitement de comprendre que je travaillais pour un homme d'un rang beaucoup plus important que le mien ; il pouvait me construire une carrière ou me détruire selon son bon vouloir, et je crois qu'à partir de ce moment j'eus toujours peur de lui, au fond de moi.


3.

Les premières semaines du chantier se déroulèrent sans accroc, et c'est avec beaucoup d'enthousiasme que je venais tous les deux jours à Carmin-sur-Mer pour constater moi-même l'avancement des travaux. Les fondations étaient déjà mises en places, et les ouvriers faisaient un excellent travail en un laps de temps tout à fait acceptable. Malgré la chaleur estivale, personne ne se plaignait d'avoir à travailler longtemps en plein soleil, du moment qu'ils pouvaient avoir leurs pauses de cinq minutes toutes les heures ; les éreinter n'était absolument pas le but recherché.

Les commandes ne s'accumulant pas au bureau, je passais plus de temps que nécessaire à vadrouiller sur ce terrain encore plat et nu, à observer le labeur des ouvriers tout en notant avec satisfaction les progrès qu'ils faisaient chaque jour. C'était peut-être cela, que je préférais dans ma profession d'architecte ; observer l'évolution de ce que j'avais couché sur papier, pour qu'enfin la réalisation soit édifiée et prenne ensuite vie grâce aux employés qui y travailleraient. Cela me mettait toujours dans de bonnes dispositions — ce n'était encore rien par rapport aux cérémonies d'inauguration, qui me faisaient presque verser des larmes.

Contre toute attente, Altieri vint visiter une ou deux fois par semaine le chantier pour s'enquérir de l'avancement des choses. Je m'étais préparé à ne jamais le voir sur les lieux, et à devoir transmettre son opinion au contremaître lorsque celui-ci me le demandait, mais il parvenait à se libérer de temps à autre pour poser des questions et admirer les prémices de ce qui deviendrait le siège social de son entreprise d'ici une année.

Il se montrait aussi chaleureux avec les ouvriers qu'avec moi lors de nos entretiens privés. J'avais presque l'impression qu'il se sentait dans son élément, parmi les travailleurs, tandis qu'il conservait une froideur désarmante lorsqu'il parlait à ses hommes de main. Bientôt, des passants vinrent eux aussi s'intéresser au chantier, et reconnaissant Giovanni, ils réclamaient des poignées de main et tentaient de se faire bien voir. Il était l'un des hommes les plus puissants de Kanto, après tout.

Cependant, ce fut cela qui lui porta finalement préjudice, lorsque le conseil municipal fut au courant de la nature exacte des travaux — j'appris que mon maître d'œuvre avait négligé de le leur expliquer en détail, sans doute pour s'assurer qu'on ne lui mettrait pas des bâtons dans les roues. Un tiers avait sans doute été témoin d'une discussion entre lui et moi, car il ne mentionnait jamais l'utilité qu'aurait le bâtiment une fois édifié. Dès lors, le chantier fut fermé au public, mais cela ne résolut rien, bien au contraire.

Le maire et ses partisants vinrent manifester assez régulièrement autour de notre périmètre de travail, pour faire savoir leur mécontentement quant à la privatisation d'une parcelle de terrain appartenant à la ville. Giovanni rétorquait qu'il avait acheté la parcelle en question, et qu'il avait donc tous les droits dessus. Venait alors à la charge un avocat muni d'un ouvrage épais, qui débitait des articles de loi pour réfuter les propos de mon employeur. Il ne cédait pas, mais les manifestants étaient persuadés de l'avoir à l'usure, à force de venir « hurler à ses fenêtres », comme on aimait à le dire.

C'est d'ailleurs ce qui finit par arriver. Un matin, il arriva d'humeur particulièrement maussade sur les lieux, et la présence d'une cinquantaine de personnes devant les grilles du site de construction ne l'aida pas à se calmer, bien au contraire. Ereinté, il finit par leur donner ce qu'il voulait, et ordonna que l'on stoppe les travaux jusqu'à temps que les plans soient modifiés et qu'il ait ouvert des négociations avec le conseil municipal. Je ne m'en inquiétais pas, car il m'avait assuré que, quoi qu'il arrive, le bâtiment qui se trouverait là serait le sien.


4.

Quelques jours après cette matinée qui changea drastiquement le cours des choses, Giovanni fut contraint de prononcer un discours en ville, pour expliquer ce qu'il allait advenir du chantier. Je ne me rappelle plus les termes exacts qu'il a employés, mais cela peut se résumer en une phrase très simple : « Je vais construire un centre commercial ouvert au public, dont seul un étage sera privatisé et me servira de quartier général occasionnel. » Le marché qu'il avait établi avec les autorités de Carmin-sur-Mer ne m'avait pas été détaillé, mais je savais à quoi m'en tenir dorénavant.

Comme le stipulait son efficacité habituelle, il me confia sitôt après les plans, que je dus copieusement modifier pour passer d'une tour de bureaux à un centre commercial agréable à la vue et à la façade avenante, qui inciterait habitants autant que touristes à venir dépenser des sommes astronomiques pour acheter des choses et d'autres. Plusieurs propriétaires de boutiques et de chaînes commerciales réservèrent rapidement leur emplacement pour ouvrir une succursale dans l'enceinte de cet établissement encore en cours d'élaboration ; c'est dire le succès de cet homme d'affaires implacable. La nouvelle qu'un grand toiletteur Pokémon allait s'installer ici contribua d'ailleurs à rendre le projet encore davantage acclamé par les foules.

« Todt, me dit un soir Giovanni autour d'un verre de cognac, je vais vous dire une bonne chose. Sans les bons conseils de ces gens à Safrania, on n'en serait pas là aujourd'hui, vous et moi. Votre carrière n'aurait pas décollé aussi efficacement, et quant à moi, je n'aurais sans doute pas obtenu des plans d'une telle qualité aussi rapidement. La superstition n'est pas dans ma nature, mais je vais faire une exception aujourd'hui, en disant que ma bonne étoile vous a mis sur mon chemin. »

Ces paroles m'ont flatté tout autant qu'elles m'ont mis mal à l'aise. J'ai senti comme une réserve dans la voix de mon maître d'œuvre, et de plus il ne faisait presque jamais de compliments ; on eut dit qu'il s'était forcé à faire sortir ces mots de sa bouche pour me faire plaisir. Bien sûr, avoir un tel pouvoir sur lui me grisa, mais dans le même temps je souhaitais qu'il ne le fît plus jamais, car alors je perdrais certainement le sens des réalités.

C'est cela qui est terrifiant, avec les compliments. Plus on vous en fait, plus vous y croyez ; et inévitablement, plus votre estime de vous-même augmente en proportion, jusqu'à atteindre un seuil excessif.


5.

Deux jours après cette entrevue, Giovanni et moi étions assis l'un à côté de l'autre sur des caisses solides, à observer de nouveau nos ouvriers travailler sans relâche pour que les travaux progressent. Les fondations ayant été laissées telles quelles pour ne pas perdre davantage de temps, j'avais dû broder des plans sur la base des anciens, tout en modifiant un certain nombre de choses. Cela n'avait pas été chose aisée, mais voir encore une fois tous ces gens s'évertuer à donner vie à mes dessins me remplissait d'une fierté toute paternelle. Je sentais parfois cela aussi chez mon employeur, mais ça n'était pas aussi manifeste que chez moi.

Les semaines passèrent rapidement, jusqu'à se transformer en mois. Le chantier continua d'avancer proportionnellement au temps, jusqu'à ce que la main d'œuvre se mette à diminuer ; quelques uns des travailleurs s'étaient blessés, d'autres allaient voir chez d'autres employeurs susceptibles de mieux payer. Car si Giovanni se comportait comme un bienfaiteur à l'égard de ses employés, il avait le tort de les payer peu par rapport à d'autres entrepreneurs ayant lancé des travaux semblables. Je ne m'étonnai donc pas de la défection d'un certain nombre de nos ouvriers, mais cela me plongea quand même dans un état beaucoup plus défaitiste.

Nous laissâmes donc les choses continuer ainsi, bien sûr beaucoup plus lentement qu'avant, jusqu'à ce qu'une idée me traverse l'esprit. Dans son enthousiasme et son désir profond d'en finir le plus rapidement possible avec ces travaux qui se prolongeaient inutilement, il m'écouta exposer mes arguments, hochant la tête de temps à autre, et une fois que ce fut fini, il se leva, plein d'énergie, pour me donner une accolade presque fraternelle. « Bon sang, Todt ! Je savais que vous me sauveriez la mise ! » J'avais appris, au contact de cet homme, qu'il savait décidément beaucoup de choses ; il le disait toujours après que les choses en question se soient réalisées.

L'idée dont je fis part à Giovanni était la suivante : si les ouvriers ne veulent plus travailler pour nous, il va falloir en recruter d'autres. Il sembla naturellement incrédule. « Cela ne change rien, je n'ai pas l'intention de les payer plus ; ce serait leur concéder un avantage sur moi, et ils en profiteraient ! » D'un ton professoral, je lui expliquai alors que nous n'aurions même pas besoin de payer nos nouveaux ouvriers. Son incrédulité redoubla naturellement, comme je m'y attendais. « Mais que racontez-vous donc, enfin ? Auriez-vous perdu la tête, Todt ? »

Il semblait disposé à croire que je lui faisais une mauvaise plaisanterie ; si cette idée me vexa, j'eus toutefois beaucoup de plaisir à observer son visage déconfit lorsque je « crachai le morceau ». Il parut à la fois étonné et tout à fait compréhensif quant à la nécessité de remplacer nos ouvriers humains... par des Pokémon de type combat, parfaitement habiles pour manier des outils lourds et exécuter des besognes physiquement éprouvantes. Il serra ma main avec beaucoup de respect, et pour la première fois m'offrit un sourire qui traduisait toute sa confiance en moi. J'en fus beaucoup touché, et m'acquittai dès lors de ma tâche avec davantage d'ardeur.

Seulement, encore une fois, tout ne se passerait pas comme prévu.


6.

Comme mes calculs le présageaient, le rendement augmenta de plus de vingt-cinq pour cent lorsque les ouvriers récalcitrants furent remplacés par des Machoc pour effectuer les tâches simples, puis des Machopeur et Mackogneur pour s'occuper du plus difficile. L'humeur généralement maussade de Giovanni se transforma en une satisfaction clairement perceptible dans sa voix autant que dans ses gestes, beaucoup plus vifs et spontanés que les mimiques maîtrisées qu'il laissait voir d'habitude.

Il m'invitait régulièrement à dîner dans sa demeure secondaire près du port, et contre toute attente, il devint un partenaire de discussion tout à fait au goût de ma femme. Il ne semblait pas trop à l'aise avec les enfants, mais mes filles reçurent des cadeaux de sa part de temps à autre, ce qui était pour moi une marque indubitable de respect et d'amitié. En outre, grâce à ce projet qui faisait beaucoup jaser à Carmin-sur-Mer et même à Safrania, j'obtins davantage de commandes pour des travaux jusqu'à Azuria ou Parmanie, étendant ainsi considérablement ma clientèle.

Malgré la situation actuelle, qui semblait aller pour le mieux, j'eus à un moment donné la nette impression que les affaires de mon employeur ne marchaient pas totalement comme il le voulait. Preuve en est que, à peine une semaine après cette « prise de conscience » de ma part, il me convoqua pour me faire part de quelques problèmes financiers dans son entreprise. « Un des membres de mon conseil d'administration a fait l'objet de plaintes récemment, et ça n'arrange pas mes comptes. Si les gens pouvaient mettre leurs affaires en dehors des miennes... ! »

Il me parut clairement à bout de nerfs, et je dus lui proposer un café pour qu'il daigne enfin regagner son calme et s'asseoir plutôt que de tourner dans la pièce comme un Némélios en cage — fait qui avait toujours contribué à me stresser plus que de raison. La discussion s'orienta ensuite sur la raison de ma convocation, et il retrouva de sa véhémence, sans pour autant exploser à nouveau comme précédemment. « Le problème, c'est qu'au train où vont les choses, je ne peux plus me permettre de financer les ouvriers. Les pertes sont trop importantes pour l'entreprise, et ça ne peut pas continuer ainsi, vous comprenez. Il va falloir allonger les journées de travail des Pokémon. »

Si l'idée ne me sembla pas mauvaise sur le moment, nous en fîmes les frais plus tard. A première vue, tout se déroulait selon les désirs de Giovanni, et il n'eut pas à s'en plaindre. C'est seulement lorsque le surmenage fit son effet sur certains de nos « ouvriers » que je commençai à manifester une réelle inquiétude. Plusieurs des Pokémon que nous avions engagés se blessaient à cause de la fatigue ou du travail de nuit ; il avait voulu gagner du temps en affectant une équipe aux heures nocturnes, mais ces Pokémon diurnes n'avaient aucunement l'habitude de travailler dans de telles conditions. « Même la nature est contre moi ! » s'écriait-il à chaque rapport de créature blessée.

Cela n'était pas encore le pire. Nous pouvions nous débrouiller avec un peu moins d'effectifs, cela ne nous empêchait pas de poursuivre les travaux. Notre rythme s'en voyait drastiquement ralenti, mais c'était beaucoup mieux que de ne pas progesser du tout. C'est ce que je me disais chaque matin, jusqu'au jour où le Conseil des Quatre eut vent de nos pratiques, que le Maître en fonction considéra sévèrement comme étant de l'esclavage pur et simple. J'étais plutôt d'accord avec sa vision des choses, mais les choses étant ce qu'elles étaient, me dresser contre Giovanni signifiait ma perte. Aussi me rangeai-je à son opinion tout le temps que la querelle dura.

Giovanni ne voulant pas en démordre, cette affaire se termina irrémédiablement par un procès devant le tribunal régional, la plus haute instance juridique de l'archipel. « Ils sont sérieux, les salauds ! » grommela-t-il. C'était la première et dernière fois que j'entendrais un juron dans la bouche de ce riche héritier face auquel le gouvernement se dressait. Comme tout le monde s'y attendait, nous perdîmes le procès, et avec cela le droit de poursuivre les travaux. Le chantier fut clos, de même que le dossier.


7.

Après cet incident, j'avais presque l'impression que cette issue abattait encore plus Giovanni que moi. Pourtant, j'avais conçu moi-même ce bâtiment, je me sentais comme un père voyant progressivement grandir son enfant. Maintenant que j'étais associé à l'entrepreneur qui commençait à gagner une mauvaise réputation, il allait sans dire que l'on ne me solliciterait plus autant qu'avant. Je sombrerais dans l'oubli, et je devrais me débrouiller pour trouver de quoi nourrir ma famille.

Il fit, dans un accès de rage et de rancœur, démolir ce que nous avions contribué à bâtir en conjuguant nos efforts. Il ne resta dès lors rien d'autre qu'un terrain vague jonché de débris de pierres et de mauvaises herbes. Nous ne nous vîmes plus beaucoup, suite à cela, et comme escompté ma carrière dégringola rapidement.

Lorsqu'il me donna rendez-vous sur les lieux où s'était tenu notre chantier, quelques mois plus tard, je fus particulièrement étonné par son apparence. Il avait apparemment maigri, comme en témoignaient ses joues plus creuses, et ses yeux gris avaient perdu de leur éclat ambitieux pour se ternir. J'avais presque l'impression de me voir dans un miroir, bien que j'eus l'air encore plus accablé que lui par tout ce qui était arrivé ; je n'en dormais presque plus.

Cette entrevue n'aboutit à rien de concluant. Il me conseilla simplement d'oublier tout ça, le projet, les travaux, le fiasco qu'avaient été ce changement de main d'œuvre et sa politique de travail plus dure. Il m'intima également de brûler les plans, que j'avais conservés mais qui restaient au fond de mon bureau ; je ne voulais plus les voir, cela me rappelait trop mon cuisant échec.

Il me serra la main plus chaleureusement qu'il ne l'avait jamais fait, et disparut dans les rues bondées de Carmin-sur-Mer. Je ne le revis plus jamais.


8.

Aujourd'hui, près de dix-huit ans après cette énorme erreur de parcours, je me rappelle avec nostalgie du jeune homme ambitieux qui m'a tendu la main ce jour-là, et qui m'a accompagné pendant tout ce temps dans le périple difficile qu'était l'édification de ce bâtiment. Les choses ont changé, et j'ai été le premier à en être surpris. Depuis au moins 1976, Giovanni entretenait des liens avec le monde criminel, et plus particulièrement une famille mafieuse d'Unys. C'est ce qui le conduisit rapidement à reprendre les rênes de l'entreprise familiale avec une efficacité presque suspecte. C'est toutefois ce que j'ai lu dans le journal il y a quelques années.

Une série d'attentats perpétrés par une certaine Team Rocket a eu lieu dans la région, et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant que mon jeune employeur de l'époque était à la tête de cette organisation de bandits ! Elle a rapidement été démantelée grâce à l'aide inopinée d'un adolescent aux Pokémon particulièrement puissants, et a depuis lors sombré dans l'oubli. Cependant, depuis quelques temps déjà, on entend un peu partout des nouvelles inquiétantes à propos du retour de cette bande criminelle, en dépit de la disparition pure et simple de son leader.

Pour ma part, j'ai choisi de ne pas me mêler de ces histoires qui, de toute façon, ne me concernent plus. Giovanni a choisi de couper les ponts et de ne jamais renouer ; je ne considère plus cet homme comme une part de ma vie, à présent. Il réside dans mon passé au même titre que tout ce que j'ai laissé derrière moi. La seule chose qu'il reste de notre amitié et de nos projets est ce terrain vague mal entretenu près duquel je viens marcher chaque jour, accompagné par un Machoc qui me suit depuis ces dix-huit dernières années. C'était le Pokémon qui se chargeait de nous apporter nos repas, à Giovanni et à moi-même, lorsque nous regardions nos ouvriers travailler.

Si la nostalgie s'empare souvent de moi, j'essaie tout de même de me détacher tant bien que mal de cet échec retentissant. Malgré tout, c'est impossible, car tout ce que j'avais, je l'ai perdu à cause de cela.

Se souvenir est douloureux, mais c'est plus facile que d'oublier.