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Eloïse [OS] de Clafoutis



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» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 23/04/2017 à 18:43
» Dernière mise à jour le 27/04/2017 à 17:04

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Éloïse
 Ils fourmillaient les rues basses ; la peste émergeant de la société. Contre les murs, proches des poubelles, rampants au sol, impossible de faire plus de dix pas sans croiser l’un de ces miséreux. La plupart, apercevant ce qui devrait être leur semblable, lèvent immédiatement leur petite coupe, réclamant offrande. Les autres, consciencieux ou fatalistes, restaient en retrait, ayant réalisé depuis bien longtemps qu’ils n’avaient plus rien d’humain. Ils étaient sales, puants, hideux, sans âge. Les Rattata rebroussaient vivement chemin en les voyant, avec néanmoins ce sentiment réconfortant d’avoir trouvé plus pathétiques qu’eux.

La noble Éloïse n’aimait pas s’aventurer entre ces ordures vaguement humanoïdes. Ces imbéciles ayant raté leur vie, parasitant le système et l’argent publique. Elle, la brillante, intelligente, et fière Éloïse Einsford ne pouvait pas finir comme cela. Son futur serait assurément harmonieux et exemplaire. Il le devait. Rien ne pouvait compromettre son avenir.

La jeune Éloïse continua sa route vers son nouveau lycée, faisant savoir à chaque rustre qu’elle croisait qu’elle ne faisait pas partie du même monde, grâce à l’ondulation de son angélique chevelure blonde. Une Einsford se devait de faire bonne figure en tout lieu et en toutes circonstances.
Toutefois, elle ne devait rien avoir à faire ici normalement. Elle pouvait se rendre à son établissement par d’autres chemins, mais la crainte d’être aperçue la terrorisait.

Orgueilleuse, la froide Éloïse aimait être au-dessus des autres. Car elle était une Einsford, une riche famille au patrimoine dépassant de loin les maigres fortunes de tous les roturiers réunis. Elle était par conséquent au-dessus des autres par défaut. C’était l’ordre des choses. La pragmatique Éloïse ne voyait pas son héritage injuste, comme pouvait le chanter ses détracteurs.
Elle ne se reposait pas sur la fortune de sa famille. Studieuse et dresseuse de talent, la consciencieuse Éloïse se donnait les moyens de réussir, afin de sublimer encore plus son nom. Elle ne voulait pas être passive, elle voulait marquer le monde de son empreinte.

La belle Éloïse arriva enfin dans son lycée, sous le regard suspect des rejetons de la populace. Ce n’était pas courant d’intégrer un lycée à ce moment de l’année. Les rumeurs allaient déjà bon train. Voilà pourquoi la Einsford détestait ce bas monde. Il préférait cracher et se moquer des brillants au lieu de chercher à sortir de sa propre crasse. La forte Éloïse réprima un sourire, se disant que les imbéciles resteraient toujours des imbéciles.

Contrairement à son précédent lycée, ici, il n’y avait pas d’uniforme. L’élégante Éloïse se faisait d’autant plus remarquer avec ses bottines de marque, et son classieux ensemble sur-mesure. Un diamant au milieu du charbon. Une Einsford faisait toujours attention à son apparence. Si elle était si svelte, si droite, si distinguée, ce n’était pas le fruit du hasard. Elle avait travaillé dur pour que son corps et sa démarche soient dignes de son nom.

— Ah, mademoiselle Einsford, vous voilà !

La magnanime Éloïse consentit à tourner la tête. Une femme dans la quarantaine, pourtant déjà décrépie et transpirant l’échec, l’avait interpellée. La prudente Éloïse se sentait malade rien qu’à l’idée d’approcher une figure aussi pathétique. Toutefois, elle n’y pouvait rien, cette femme se prénommait Vérane Girard, elle était sa nouvelle professeure principale. C’était elle qui était responsable de la grandiose Éloïse à présent.

— Je sais déjà tout, déclara la Einsford. J’ai déjà mon emploi du temps, j’ai également acquis un plan des lieux. Inutile de me faire visiter. De même, je me suis informée sur les programmes ; je suis à jour – et même largement au-dessus – sur l’ensemble des cours.
— Ah ? … euh… très bien…

La mine déconfite de cette représentation de la médiocrité agaça la sage Éloïse. Une Einsford devait toujours avoir plusieurs coups d’avance, ce n’était que logique d’avoir entièrement préparée sa pseudo-rentrée. Mais la populace, vivant de bas instinct et sur l’instant, ne pouvait pas le comprendre.

— Si vous avez des questions, n’hésitez pas, insista Vérane.

La légère Éloïse songea avec amusement que cette professeure serait incapable de répondre aux trois-quarts de ses interrogations. Toutefois, elle décida néanmoins de ne pas le relever et de continuer sa route jusqu’à sa classe. Il était encore tôt, mais une Einsford haïssait perdre son temps. Vérane Girard restait plantée dans le couloir, abasourdie, une expression reflétant bien la bêtise de son espèce sur son visage.

Quelques lycéens et lycéennes étaient déjà présents. Normalement, la gracieuse Éloïse aurait dû attendre le début des cours avec Vérane pour cette dernière ne la présente. Toutefois, une Einsford n’avait que faire des formalités des gens du peuple. Naturellement, son arrivée avait attiré l’attention de tout être présent dans la classe.

La calme Éloïse ignora cette indésirable attention et choisit elle-même même un bureau où s’installer, bien au fond. C’était une entorse à ses principes. Une Einsford devait toujours se mettre en avant. Mais à présent, la morose Éloïse préférait l’ombre à la lumière des projecteurs. Plusieurs élèves voulurent lui parler, mais l’imperturbable Éloïse sortit tout simplement ses affaires en silence, ignorant tout simplement les immondes grincements lui parvenant aux oreilles. Comme la vermine, le bas monde était incapable de comprendre qu’il était indésirable.

Une demi-heure plus tard, la vieille sonnerie grésilla péniblement sa cacophonie parasitée. La lasse Éloïse soupira, se demandant une fois de plus où elle avait atterri. Une autre lycéenne arriva en trombe dans la salle, voyant que la professeure n’était pas encore présente, elle laissa s’échapper un rire grossier. Un rire qui se transforma en exclamation lorsqu’elle aperçut la solitaire Éloïse.

— Hé ! Toi, toi là ! C’ma place ça, tu t’crois où ? Et t’es qui d’abord ?!

L’impassible Éloïse ne répondit pas, préférant revoir attentivement les notions du cours qui n’allait tarder. La nouvelle venue, plus rustre et sauvage que ces congénères, saisit la studieuse Éloïse par ses épaules.

— Tu m’réponds quand j’te cause, oui ?!
— Lâchez-moi, fit la Einsford.
— Pas avant d’avoir une réponse ! Qu’est-ce que tu fiches à ma place ? Et qu’est-ce que tu fous là ? J’t’ai jamais vu avant !
— Vous m'ennuyez.

De deux simples gestes de mains, la ferme Éloïse repoussa l’emprise de l’impertinente. Cependant, cette dernière ne l’entendait pas de cette oreille. Son visage devint rouge de colère. N’écoutant que son impulsion roturière, l’impolie poussa brusquement la fine Éloïse, qui chuta de sa chaise. Les autres élèves se levèrent et entourèrent les deux lycéennes, friands d’un spectacle de si bon matin.

— Tu m’causes sur un autre ton, ok ?!

La courageuse Éloïse se releva sans un mot, et s’assit à nouveau, replongeant dans son étude. La goutte de trop pour la grossière lycéenne. Après un éclat écarlate, un Ossatueur bondit sur le bureau, menaçant. La brave Éloïse ne réagit pas le moins du monde.

— C’quoi cette fille ? grogna la rustre. Ulna, déchire-moi ses cahiers !
— Ne faites pas ça, réagit enfin l’appliquée Éloïse.
— Ah ouais ? Et qu’est-ce qui m’en empêcherait ?!

Encore un rayon aveuglant, et un coup de pied fulgurant projeta l’Ossatueur au mur. Une majestueuse Sucreine passa calmement une main dans sa chevelure végétale, moqueuse. La lycéenne sauvageonne en resta coite, ne s’attendant pas à un tel développement. Elle s’apprêta tout de même à répliquer, toutefois, ce fut à ce moment que Vérane entra dans sa classe.

— Bonj… ! Qu’est-ce que des Pokémon font en libertés ?! Rappelez-les immédiatement !

La lucide Éloïse et la roturière s’exécutèrent, silencieusement pour la première, et bruyamment pour la seconde. Vérane ne se sentait déjà pas à l’aise, elle aurait dû demander ce qu’il s’était passé, mais ses problèmes de tous les jours et la fatigue du métier lui hurlaient d’ignorer les complications. La sauvageonne non plus, n’avait pas envie d’attirer le courroux du système éducatif dans sa situation. Elle décida d’abandonner sa place pour le moment et de s’installer sur un autre bureau vide.

— Ahem, fit la professeure pour s’éclaircir la voix tout en ignorant les évènements passés. Comme vous l’avez constaté, nous avons une nouvelle élève. Éloïse, veux-tu te présenter devant tes camarades ?
— Sans façon. Pouvez-commencer le cours ? Vous avez déjà cinq minutes de retard, ne perdons pas plus de temps.

Des exclamations choquées s’élevèrent, autant de la part de Vérane que des autres élèves. Au centre des regards, la flegmatique Éloïse attendait avec impatience que la professeure fasse enfin son métier.

— Mademoiselle Einsford ! s’écria Vérane dans une désespérée tentative d’autorité.
— … Einsford ?

D’autres murmures – pointés de surprise cette fois – parcoururent la classe. Vérane fut rapidement dépassée et préféra attendre passivement le calme plutôt que de l’ordonner.

— Les Einsford, c’est pas cette famille ruinée ?!
— On arrête pas d’en parler dans les journaux et à la télé !
— Ils avaient dit qu’ils avaient une fille de notre âge… ce serait elle ?
— Vu son comportement, ça ne m’étonnerait pas !
— Ah ! Elle se la pète, alors qu’elle est sur la paille ! L’idiote !

Le visage de la stoïque Éloïse marqua quelques signes de faiblesses. Elle tentait de réprimer son agacement, mais ses tics nerveux la trahissaient. Ils avaient raison. Les Einsford avaient tout – absolument tout – perdu. En quelques jours, leur empire financier s’était effondré, simplement à cause de mauvais placements.
Ce n’était pas pour rien que la lumineuse Éloïse avait dû quitter son ancien établissement de privilégiés. Autrefois adulée par ses pairs aristocrates, la sublime Éloïse était désormais cible de mille railleries par ces mêmes nobles.

Les roturiers continuèrent leur dégradante discussion. Ne voulant craquer devant ces faibles, la digne Éloïse se leva d’un coup, et se dirigea d’un pas rapide vers la sortie, ignorant les supplications de Vérane. Une fois dehors, elle courut vers les toilettes et s’enferma à double tour. Et la méprisante Éloïse pleura à chaudes larmes.


 ***

 Fatiguée, la fragile Éloïse poussa la porte du vieil appartement où vivait désormais les Einsford. Le grincement du contreplaqué incommoda la sensible Éloïse. Le sol grinça sous ses pas. La sombre Éloïse ne tarda pas à rencontrer son père, Armond Einsford, affalé sur un canapé miteux. La sinistre Éloïse lui adressa un regard noir, et traça sa route jusqu’à sa ‘‘chambre’’.

Armond Einsford, le déchu. Il y a peu, il se trouvait encore sur son trône, au sommet d’un des plus grands gratte-ciels d’Illumis. Tout allait pour le mieux, les affaires et les Pokédollars affluaient. Or, un jour où le soleil luisait plus fortement que les autres, où la gloire des Einsford atteignait son apogée, un grain de folie s’immisça dans les rouages. Encore aujourd’hui, Armond ne savait ce qui lui avait pris. Ces placements douteux qui auraient pu doubler son capital, ces pièges à débutant. D’ordinaire, Armond n’aurait jamais envisagé un pari aussi risqué sans même consulter ses conseillers. Cependant, à force de côtoyer le ciel, le président Einsford se pensait au-dessus de tout. Rien de mal ne pouvait lui arriver, tout devait lui sourire, car il était un Einsford. La chute fut brutale.
C’était un fait, si sa famille avait tout perdue, c’était entièrement de sa faute. Il avait brisé, sali, maudit les Einsford pour toujours.

Depuis, la rancunière Éloïse ne ratait pas un instant pour le faire culpabiliser. Regards assassins, piques acerbes, insultes violentes, tout était bon pour rappeler à Armond son péché. Heureusement, le père de famille pouvait compter sur le soutien de sa femme, Julia Einsford. Femme au foyer ayant toujours obéi à la lettre au système patriarcal, elle était désormais celle qui menait la maison, son mari ayant sombré dans une dépression lors de sa chute.

C’était sans doute la seule remontée positive de la ‘‘catastrophe Einsford’’. Potiche, femme-de, simplette, Julia avait acquis de nombreux surnoms peu mélioratifs au cours de sa vie. La chute de l’aveuglant empire Einsford avait insufflé à Julia le pouvoir de la responsabilité. Désormais, elle travaillait en tant que serveuse dans un petit restaurant sans prétention. Elle gagnait peu, mais suffisamment pour payer ce petit appartement à trois pièces.
Une salle de bain, une minuscule chambre parentale, et une cuisine qui servait aussi de salon. La raffinée Éloïse avait pour chambre un simple matelas sur le sol, dans un coin du mur de la cuisine. Sa fierté de Einsford en était torturée.

L’aigre Éloïse sentait sa limite atteinte. Elle détestait son père, pour avoir anéanti leur gloire passée. Elle détestait sa mère, pour s’être abaissée au rang de serveuse minable. Pourtant elle les avait admirés, autrefois. Désormais, elle se rendait compte qu’ils ne méritaient pas son respect. Mais elle, la déterminée Éloïse, avait un objectif. Ses parents avaient beau avoir abandonné la fierté des Einsford, elle, elle ferait tout pour réincarner cet idéal.

Et la soirée se poursuivit, silencieusement, sombrement, désagréablement.


 ***
 Les jours passaient à Illumis. La craintive Éloïse continuait d’éviter les zones trop peuplées. Chaque jour, pour aller à son lycée de roturiers, elle empruntait les petites rues infestées de vermines. Des imbéciles peu fréquentables, mais qui étaient bien trop loin du monde pour avoir eu vent de l’affaire Einsford. Chaque jour, l’anxieuse Éloïse s’imaginait malgré elle à leur place. Rampante au sol, vêtue de guenilles, implorant l’aumône.

Au lycée, la caractérielle Éloïse s’efforçait de respecter les principes des Einsford. Hautaine, insupportable, esseulée. Elle se fit rapidement un nom, celui d’une fille acariâtre à éviter absolument. En conséquence de cette popularité désastreuse, l’inaccessible Éloïse subissait des railleries en permanence. Toutefois, si elle encaissait toujours la tête haute, il y avait deux domaines où elle se déchaînait, surclassant indubitablement les autres. Elle était actuellement dans l’un d’entre eux.

— Et Pied Voltige.

Cinq secondes, ni plus, ni moins. Pendant ces cinq secondes, la Sucreine avait enchaîné une danse de dix assauts fulgurants, anéantissant la faible résistance adverse. Un Malosse proprement assommé revint dans sa Pokéball, vaincu. L’impitoyable Éloïse adressa à tous ses camarades de classe un sourire narquois.

— La victoire revient à Éloïse ! ronchonna le professeur de combat. Que le prochain duo s’approche !

La désinvolte Éloïse s’éloigna, s’installant dans le coin du gymnase, dos contre le mur. Elle n’était pas peu fière de sa victoire. En tant que Einsford, elle avait évidemment reçu un entraînement au combat digne des plus grands. Si elle le voulait, elle pourrait partir sur les routes et rafler chaque badge de Kalos sans grand effort. Or, cela signifierait vaguer à travers la région telle une vagabonde, une activité bien trop dégradante pour l’opiniâtre Éloïse. Pour un Einsford, le Pokémon ne devait servir que d’apparat et combattre qu’en cas d’extrême nécessité, de même, les Einsford considéraient les dresseurs itinérants comme le cancer de l’humanité, suçant davantage l’économie que tous les chômeurs réunis.

— Hé, pourquoi t’es aussi chiante ?

La résistante Éloïse ne releva pas la soudaine interpellation, elle en avait l’habitude.

— Toujours aussi muette, hein. Pauv’conne.

Celle qui insistait et insultait se nommait Ellen Masson. Rebelle dans l’âme, elle n’hésitait jamais à dire tout haut ce que les autres pensaient tous bas. Elle avait déjà eu affaire avec la curieuse Éloïse, le jour même où cette dernière fut arrivée au lycée. C’était elle, la sauvageonne s’étant fait voler sa place. D’ailleurs, cette histoire n’était toujours pas terminée. Chaque jour, c’était à celle qui arrivait le plus tôt pour s’asseoir sur la sacro-sainte chaise au fond. Un défi puéril mais qui avait son importance : la perdante était condamnée à s’installer devant et à observer de près la face délabrée de Vérane. Pour l’instant, Ellen avait toujours perdue à ce jeu.

— C’gâchis, grogna Ellen. T’es douée mais t’es conne.

C’était un fait indéniable. On pouvait détester la placide Éloïse du plus profond de son âme, on ne pouvait pas dire de l’égocentrique Éloïse qu’elle n’était pas douée. Non seulement elle dominait le terrain de combat, mais en plus, ses notes étaient les premières de tout l’établissement, atteignant des records jamais égalés. Sans oublier ses performances sportives hallucinantes et son physique de rêve. La parfaite Éloïse alimentait toutes les jalousies.

Mine de rien, Ellen appréciait quelque peu la compagnie de cette désagréable créature. En tant que rejetée de la société, la rebelle se retrouvait dans sa camarade de glace. Ceci dit, elles étaient bien loin d’être amies. Ellen supportait la présence de l’insupportable Éloïse, tandis que cette dernière…

— Retournez auprès de votre race, je vous prie.

La plaisante Éloïse accentua particulièrement le mot ‘‘race’’ comme si elle s’apprêtait à vomir. Ellen faillit éclater de rire. C’était une réaction tellement attendue, la répétitive Éloïse ne montrait décidément aucune preuve d’originalité, cela en était presque hilarant.

— Ma race mis-à-part, pouffait encore Ellen, des types du club de combat veulent te parler. M’demande pas pourquoi ils sont pas v’nus directement t’voir, doivent avoir peur…

La discrète Éloïse leva subrepticement les yeux aux ciels. Qu’est-ce que des bouseux pouvait bien lui vouloir ? Enfin, c’était une question rhétorique. Il était évident que ses roturiers comptaient user de la toute puissante de la Einsford pour ce faire un nom. Comme si la splendide Éloïse accepterait d’intégrer un groupe de vermines.
Ellen ricana bruyamment, percevant la variation de dégoût intense ayant furtivement teinté le visage de sa ‘‘camarade’’.

— T’es vraiment trop conne ! s’esclaffa la sauvageonne.


 ***

 Un soir identique aux autres. Sur le matelas lui servant de chambre, la ruminante Éloïse finissait ses devoirs scolaires. Des exercices d’un intérêt démesurément vide, bien loin des réflexions complexe de son ancien lycée de privilégiés. Comment pouvait-elle s’épanouir intellectuellement avec ces exercices fadasses ? Dire que certains roturiers éprouvaient moult difficultés devant ses plaisanteries. Les imbéciles.

— Éloïse ?

La voix réussit à surprendre l’orageuse Éloïse. Son père. Depuis quand ne s’étaient-ils pas entretenus ensemble ? L’intéressée concéda à se retourner, non sans faire savoir toute sa rancœur à son interlocuteur à travers ses yeux sabreurs.

— … mmh…, traîna Armond au grand désarroi de l’impatiente Éloïse. Comme tu le sais, la semaine dernière c’était ton anniversaire. À cause de notre… situation, nous n’avions rien pu faire le jour même mais… tiens, c’est pour toi.

Hésitant, le père de famille tendit à la surprise Éloïse une breloque bon marché voulant ressembler à un bracelet. L’emphatique Éloïse toisa l’objet avec dédain. Des Candine dansantes et chantantes y étaient grossièrement gravées ; le tout donnait l’impression d’un travail d’un amateurisme à la limite de l’incompétence.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle ne pouvant accepter l’évidence.
— Hé bien… un cadeau…
— Un cadeau ?

L’outragée Éloïse vit rouge. D’un vif geste de bras, elle envoya le présent cabossé jusqu’au mur. Elle n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous vous moquez de moi ?! hurla l’enragée Éloïse. Cette chose dégoûtante ? Pour moi, la fille Einsford ? Père ! Comment avez-vous pu croire une seule seconde que cette horreur siérait mon poignet ?! Comment avez-vous pu tomber si bas ?! D’ailleurs, où avez-vous trouvé cette atrocité ? Ne me dites pas que vous l’avez achetée ! Pensez-vous réellement que nous nous pouvons nous permettre de dépenser inutilement pour des idioties dignes de roturiers ?! Vous êtes un Einsford, comportez-vous comme tel !

Ne pouvant plus supporter la vue de son père, l’insultée Éloïse s’enferma dans la salle de bain où elle réprima sa rage. Elle en profita pour laver ses vêtements délavés, toujours le même ensemble – le seul qu’elle possédait – dernier héritage de sa gloire passée.

Armond était paralysé, il savait sa fille difficile, surtout en ce moment. Toutefois, jamais il ne se serait attendu à une telle réaction. Julia Einsford posa une main compatissante sur l’épaule de son mari.

— Elle se calmera. Notre situation se stabilise peu à peu et j’obtiendrai bientôt une augmentation. Il est vrai que nous ne serons jamais aussi riches qu’avant, mais nous pouvons retrouver un mode de vie décent.

Armond hocha la tête, quoique dubitatif. Il était encore perdu, dans ce nouveau monde – le bas-monde – qu’il devait maintenant intégrer. Ne sachant plus quoi faire et craignant avoir dégradé sa relation avec sa fille jusqu’à un point non-retour, Armond se vautra sur l’unique canapé de l’appartement, ruminant. Julia soupira, avant de retourner à ses fourneaux malgré sa dure journée de labeur.

Une heure plus tard, père, mère et fille furent forcés de se revoir ; l’heure du dîner. La distinguée Éloïse se força à ne rien laisser paraître de la précédente altercation. Une Einsford devait contenir ses émotions. Elle s’était laissée aller un peu plus tôt, mais elle s’était jurée de ne plus entailler davantage la fierté Einsford. Armond essaya de reprendre contact avec sa fille, mais cette dernière lui répondait toujours brièvement, d’un ton si froid qu’il ne laissait aucune place à une éventuelle discussion.

Au sol, un certain bracelet incrusté de Candine commençait à prendre poussière.


 ***

 Ce dimanche-là, la vaillante Éloïse décida de sortir en ville. Elle avait auparavant pris l’habitude de se cloîtrer chez elle, ne sortant que pour aller au lycée. Toutefois, l’avisée Éloïse avait réfléchi. Comment montrer au monde entier que les valeurs Einsford existaient toujours, si elle s’enfermait hors du monde ? Il fallait qu’elle affronte l’extérieur. Elle ne devait plus craindre de rencontrer ses anciennes connaissances. Elle ne devait plus craindre son passé.

Une fois dans la rue, l’aventurière Éloïse ne savait pas où aller exactement. Elle déambulait à droite et à gauche, s’arrêtant néanmoins devant les boutiques de luxe. Dès qu’elle croisait un endroit où fleurissaient vêtement de marques, bijoux merveilleux, ou parfum aux senteurs uniques, elle s’engouffrait à l’intérieur. Ainsi, la maligne Éloïse donnait l’illusion d’être une véritable fille de bonne famille cherchant des accessoires de luxes.

Une illusion qui serait parfaite, si l’on excluait l’apparence de l’érodée Éloïse. A force d’être lavés chaque jour, ses vêtements avaient perdu leur éclat de noblesse, quelques déchirures apparaissaient même par endroit. Sa chevelure d’or devenait de plus en plus semblable à de la paille, sans les soins adéquats. Elle n’avait également plus accès à son maquillage, l’obligeant à arborer un visage semblable à n’importe quelle gueuse. Si la magnifique Éloïse d’hier rencontrait la négligée Éloïse d’aujourd’hui, elle lui cracherait au visage.

— Hé ! Tiens donc, si j’pensais t’voir ici !

Une voix agaçante, bien trop familière. Ellen Masson s’avança vers sa camarade de classe, un brin amusée. L’exigeante Éloïse toisa avec dégoût cette déplaisante apparition. Avec son mini-short en jean troué et délavé, son mince débardeur noir laissant percevoir autant ses formes que le piercing de son nombril, et sa multitude de ferrailles en forme de crâne servant de bijoux, elle avait tout de la petite délinquante. Si Ellen faisait un minimum d’effort au lycée pour ne pas se faire renvoyer pour indécence, elle se lâchait complètement les jours libres.

— Allez faire les trottoirs ailleurs, grinça l’incommodée Éloïse avant de poursuivre son chemin.

Ellen ne l’entendit cependant pas de cette oreille et marcha à sa suite.

— Haha, toi aussi tu penses que j’fais trop pute ? J’kiff mes sapes pourtant, j’vais pas changer pour si peu. Puis, si un boloss me r’garde de travers, j’envoie Ulna le défoncer. C’comme ça qu’on s’fait respecter ici !

Évidemment, la glaciale Éloïse ne répliquait pas. Elle n’avait qu’un souhait, que la gêne disparaisse. Malheureusement, cette dernière était bien décidée à parasiter son existence.

— Qu’est-ce que tu f’sais dans c’tte boutique de riche au fait ? T’es pas sur la paille ? Ou alors, c’par nostalgie d’ton ancienne vie ? J’te savais pas si sentimentale ! ‘fin, c’triste quand même. Tiens, j’connais un endroit où tu pourras te défouler !

Soudainement, Ellen attrapa le bras de la révulsée Éloïse et la tira de force à travers Illumis. Bien trop surprise, la Einsford resta coite devant tant d’audace et l’idée de rejeter la sauvageonne n’eut pas le temps de lui effleurer l’esprit qu’elles étaient déjà arrivées à destination.

Un sombre cul-de-sac, où les poubelles répandaient leurs entrailles si et là sans aucune pudeur. L’odeur rance dominait et montait au cerveau. Au milieu de ce désordre, un groupe d’adolescent n’ayant rien à envier au décor les entourant. Ces individus, plus proche de l’animal que de l’Homme, semblait avoir les mêmes goûts vestimentaires qu’Ellen, quoi que cette dernière les dépassait tous en termes d’indécence. L’horrifiée Éloïse tiqua fortement lorsqu’elle constata que ces sauvages se livraient à des combats Pokémon.

— Bienv’nue dans mon repaire ! s’exclama Ellen. C’pas très luxe, mais au moins on est peinard ! Allez viens, reste pas plantée là !

Encore sous le choc, l’épouvantée Éloïse ne montra aucune signe de résistance, persuadée qu’elle venait de pénétrer l’antichambre de l’Enfer. Tout en tenant sa camarade de classe par le bras, Ellen se dirigea vers deux individus posés dans un coin du mur. Deux jeunes adultes, plutôt grands. Si l’un était d’une banalité affligeante, le second arborait une tenue aussi sombre que possible, le rendant presque invisible si ses lentilles rouge-sang et sa chevelure d’argent ne luisaient pas mystérieusement.

— Yo les mecs !
— Yo Ellen ! répliqua l’homme insipide. Tiens, tu as ramené ta copine ?
— Haha, c’t’un bien grand mot !

Ellen se plaça à côté de la souffrante Éloïse et désigna les deux hommes d’un large geste de bras.

— J’vais faire les présentations. Éloïse, tu vois le grand dadais un peu simplet là, avec de la peinture sur le T-Shirt ? C’est Timothée, même s’il préfère qu’on l’appelle Tim. L’autre gus à côté, l’émo trop dark, c’est Edward. T’inquiètes, il fait un peu peur comme ça mais au fond il est cool. Et donc, Tim, Edward, j’vous présente Éloïse !
— Salut ! sourit le grand dadais.
— …, acquiesça lentement l’émo trop dark.

L’écœurée Éloïse préférait encore mourir plutôt que de saluer ces rejetons d’immondices. Au lieu de cela, elle se contenta de réprimer sa répugnance.

— Haha, s’amusa Ellen devant le mutisme de sa camarade, elle fait sa timide ! Mais elle va bientôt s’décoincer, ‘fin j’espère. Elle a l’air un peu pâlotte comme ça, mais c’t’une boss en combat Pokémon ! Elle nous défonce tous au lycée, un truc de dingue !

À ces mots, les deux jeunes hommes changèrent d’attitudes, intéressés.

— Voilà qui change tout, sourit Tim.
— Le ciel pleurera-t-il ce soir ? exprima théâtralement Edward.
— Oh là ! Du calme les mecs, s’avança Ellen. Z’avez pas entendu ? Elle est ultra-forte. Aucune chance de la vaincre seul. Et puis pensez un peu à elle, elle risque de s’gaver si c’est trop facile.
— Qu’est-ce que tu préconises alors ? demanda le grand dadais.

Les yeux d’Ellen luisirent soudain d’un inquiétant éclat malicieux.

— Du 1 VS 3. Nous trois, contre elle.
— … ! S-Sa force serait aussi colossale qu’un titan ?! s’étouffa Edward.
— Tu es sérieuse là ? réfléchit Tim.
— J’uis toujours sérieuse ! affirma Ellen. Allez Éloïse, c’est l’moment de montrer ce que tu sais faire !

La muette Éloïse constata qu’elle était au centre de l’attention. Elle n’avait pas tout suivi – bien trop occupée à endurer la laideur ambiante – mais avait saisi l’essentiel de la discussion. Ces idiots voulaient la combattre. La bonne blague.

— … pourquoi j’accepterai le défi de bouseux ? siffla-t-elle.
— Toujours l’même disque, hein, soupira Ellen. Dis plutôt que t’as peur d’accepter !
— Moi ? Une Einsford ? Avoir peur ? s’énerva la susceptible Éloïse.
— Héhé, tu parles tu parles, mais tu t’défiles quand même, ma p’tite Poussifeu mouillée !
— … très bien, céda la bilieuse Éloïse. Vous l’auriez voulu.
— Yeah ! exulta Ellen. Tim ! Edward ! La fête commence !

Aussi rayonnante que pouvait l’être une indécente sauvageonne, Ellen s’imposa au centre du repaire où elle proclama haut et fort qu’un combat qui ‘‘pète la classe’’ allait avoir lieu. Les autres racailles consentirent à arrêter leur propre combat et à libérer de l’espace. Ellen et ses deux amis étaient assez connus ici, et s’ils promettaient un beau spectacle, c’était qu’il allait réellement avoir du beau spectacle.

Ellen, Timothée et Edward se placèrent côte à côte, confiants. La hardie Éloïse leur faisait face. Vaincre des roturiers allaient n’être qu’une simple formalité.

— Lilium, les Einsford comptent sur vous, marmonna la confiante Éloïse en lançant sa Pokéball.

Ses adversaires acquiescèrent.

— Une Sucreine, pas mal, sautilla bêtement Tim. Mon mignon petit Monet aura de quoi se dégourdir ses mignonnes petites pattes !

D’une façon tout aussi simple qu’il était simpliste, Tim envoya sa capsule rouge et blanche, libérant un Queulorior.

— Vas-y, Moonlight ! proclama dramatiquement Edward. Que la Lune soit témoin du sang versé !

Cette fois-ci, le lancé de Pokéball se fit dans un geste si exagéré qu’il en ferait pâlir de jalousie tous les émos du monde entier. Un Absol apparut, il prit une pose tout aussi dark que son dresseur.

— J’ai honte d’être avec vous les mecs, soupira Ellen. Vous avez intérêt à ne pas ralentir Ulna.

Un Ossatueur, un Absol et un Queulorior. La stratège Éloïse analysa rapidement la situation, jaugeant les risques de telles ou telles offensives.

— Et c’est parti ! s’écria Ellen. Ulna, Charge-Os !
— Ô mon reflet noir, s’exclama Edward, déchaîne ta Déflagration !

Une mer de flamme crépita vers la Sucreine, tandis qu’au centre ce cet enfer, l’Ossatueur fusait, son os en avant. Pas impressionnée un sou, l’olympienne Éloïse fit un simple signe de tête à son Pokémon. La Sucreine sauta vivement, et tournoyant sur elle-même, invoqua une Tempête Verte surpuissante qui dissipa la Déflagration comme si de rien n’était. Puis, elle se repositionnant par un salto avant, la Sucreine chuta sur Ulna en lui assénant une tonitruante Botte Sucrette.

— Impressionnant ! commenta Tim. Je vois ce que tu voulais dire Ellen. Monet, Vibra-soin !

L’onde régénératrice irradia paisiblement Ulna, annulant ainsi tous les dommages de la Botte Sucrette.

— Maintenant qu’vous l’avez testée, souffla Ellen, on peut passer aux choses sérieuses ?
— Mon âme n’attend que cela, annonça Edward.

La puissante Éloïse plissa les yeux. Cette offensive n’était qu’un test ? Pour qui se prenait-il pour la prendre de haut ? La courroucée Éloïse décida de se venger en prenant l’initiative. Une seconde Tempête Verte explosa soudainement.

— Une fois mais pas deux ! lança Edward.

Tout d’un coup, un Cyclone tempêta à contre-vent, renvoyant le déluge végétal vers le ciel. Ulna en profita pour se glisser dans le dos de Lilium, la Sucreine bondit de justesse, mais ne remarqua pas l’Absol qui lui ficha une Coupe Psycho en plein vol.

— … !

L’ébahie Éloïse s’attendait à tout sauf à ça. Sa Sucreine n’avait pas pris un coup direct depuis belle lurette, certes ils étaient à trois contre un, mais ils restaient des sauvageons ! S’ils voulaient jouer, elle allait jouer !

— Pied Voltige !

Encouragée par la fougueuse Éloïse, Lilium se livra à un véritable déchaînement de coup de pieds. Elle repoussa Moonlight, et écrasa Ulna dans la foulée. Toutefois, le Queulorior de Tim, en parfait support, multipliait les Vibra-soin pour remettre son équipe sur pattes. Mais ce n’était pas tout, il pouvait également souffler des Cyclones ou ériger des Protections et Murs Lumières avec une habilité rare. Et ce n’était qu’un échantillon de ses innombrables capacités. Entre la Buée Noire pour retaper ses alliés, les Coups D’main pour les booster, les Doux Parfums perturbants et bien plus encore, c’était une véritable plaie.

La dynamique Éloïse changea donc de stratégie, concentrant tous ces efforts sur le peintre canin. Toutefois, Ellen et Edward avaient bien entendu prévu ce cas de figure, et se donnaient corps et âme pour le protéger. La vivace Éloïse calculait à vive allure, cherchant la faille qui lui donnerait la victoire. Cependant, la tâche était loin d’être aisée. Elle avait du mal à se l’admettre, mais ces sauvages lui opposaient une farouche résistance.

Autour du combat, les autres délinquants exultaient à chacune des actions. Il fallait dire que c’était impressionnant. La Sucreine voltigeaient sans cesse, assénant ses terribles coups avec une grâce brutale, tandis que l’Absol et l’Ossatueur se battaient dans un tandem furieusement efficace, supportés par un Queulorior on ne pouvait plus polyvalent.

Subitement, Moonlight cracha un Vibrobscur si intense vers le ciel que ce dernier, au niveau du cul-de-sac, se noircit, donnant l’impression d’être en pleine nuit-noire.

— Les trompettes sonnent, proclama Edward. Que s’abatte le jugement du ciel !

À la suite de cette déclaration théâtrale, une pluie de rayon ténébreux mitrailla la zone de combat, sous le rire sardonique de l’émo. Lilium ne pouvait faire confiance qu’à son instinct pour échapper au pire, toutefois, Ulna ne semblait pas être inquiétée par cette pluie, comme si elle l’évitait volontairement. Ce double assaut demandait toutes les ressources de l’inépuisable Éloïse. Une idée germa soudain dans son esprit.

Tout en abusant d’Acrobatie et Demi-Tour pour échapper à la fois à la pluie et à Ulna, Lilium propageait des Feuilles Magik cristallines sur le sol. Son petit jeu dura une bonne minute, où elle faillit se faire dangereusement toucher à plusieurs reprises. Enfin, la Sucreine bondit plus vivement encore qu’auparavant. Concentrant ses forces une seconde, Lilium émit un éblouissant Éclat Magique vers le bas. Le phénomène lumineux se réfléchit sur le tapis de Feuilles Magik et fut renvoyé vers le ciel, amplifié. Ce fut comme si le monde entier devint blanc, l’Éclat Magique, devenu un titanesque rayon irisé surgissant du sol, pulvérisa toutes traces de ténèbres en ces lieux.

En plein dans la catastrophe, Ulna et Moonlight encaissèrent de lourds dommages. Monet les protégeait du mieux qu’il le pouvait, mais il avait ses limites. Miraculeusement, les trois Pokémon alliés survécurent à l’offensive monstrueuse. Il fallait agir vite. Dès qu’une accalmie se présenta, Ulna fusa d’une Charge-Os et Moonlight sublima sa corne d’une Coupe Psycho désespérée.

Encore fatiguée par son Éclat Magique, Lilium réagit une demi-seconde trop tard et reçu les deux attaques en plein fouet. Fuir n’apporterait rien sinon confirmer l’avantage de ses adversaires. La transportée Éloïse serra les dents et ordonna un tout pour le tout. Lilium ne chercha plus à esquiver ou à se protéger. Non, elle se battait à corps perdu, enchaînant ses coups dévastateurs tout en encaissant d’autres. Au niveau de puissance pure, elle surclassait l’Absol et l’Ossatueur, mais les Vibra-soin du Queulorior risquaient de faire la différence.

L’exaltée Éloïse hurlait des directives à tout-va, rivalisant vocalement avec Ellen, Edward et Timothée. L’élégance et la grâce furent vite oubliées, seule la puissance et la vivacité comptaient. Un sournois Tour Rapide finit cependant par désarçonner Moonlight, qui se prit un coup fatal. L’Absol à terre, Ulna ne tint pas longtemps. Le pauvre Monet, bien plus à l’aise avec les capacités de supports, fit le mort en constatant qu’il était le dernier survivant, signant la défaite de son groupe.

Les combattants restèrent silencieux de longues minutes, comme figés dans la fougue du précédent combat. Enfin, ce fut les spectateurs qui jubilèrent, marquant la véritable fin de l’affrontement. Ellen et son équipe, quoiqu’un peu déçus, sourirent tout de même en rappelant leur Pokémon.

— Hé bien, c’était un bien chouette combat ! ricana Tim.
— Hm, acquiesça Edward. La Lune est satisfaite.
— Aucune idée pour la Lune, mais moi j’suis contente ! admit Ellen.

La fraîche Éloïse se surprit à penser la même chose, avant de secouer vivement la tête, regagnant sa contenance. Elle n’avait pas pu prendre du plaisir à combattre des sauvages, c’était impossible.

— Avoue que pour toi aussi c’était fun, hein ? s’approcha Ellen comme si elle lisait dans ces pensées.
— … je…

La déconfite Éloïse recula d’un pas. Elle détailla l’apparence dévergondée d’Ellen et grinça des dents. Ce combat, il était intense. La difficulté était présente, bien loin des ennuyeux défis du lycée. Jamais la Einsford n’avait ferraillé avec autant de vigueur. Réalisant ceci, la désemparée Éloïse rappela sa Sucreine et s’enfuit d’un coup, ignorant du mieux qu’elle le pouvait la surprise des délinquants.


 ***

 La transpirante Éloïse s’arrêta enfin, épuisée. Son esprit était encore tout retourné. Les sentiments qu’elle avait ressenti un peu plus tôt étaient une hérésie à la gloire des Einsford. Cette Ellen la perturbait. La confuse Éloïse se promit de ne plus jamais avoir affaire à elle.

En observant les alentours, la déshonorée Éloïse se rendit compte qu’elle ne reconnaissait pas les lieux. Perdue au milieu d’Illumis, la Einsford prit sur elle se mit en quête du chemin-retour. Aucune chance qu’elle ne demande sa route, sa fierté avait déjà bien assez souffert aujourd’hui.

Plusieurs heures passèrent, la suffisante Éloïse ne concéda pas, ne voulant accepter que ses efforts ne suffisaient pas. La nuit commençait à tomber, les employés quittèrent peu à peu les gratte-ciels et les nocturnes se réveillèrent. Ce fut à ce moment-là que l’attentive Éloïse le vit. Son père, vêtu d’une dégradante tenue verdâtre, vidant les poubelles d’un immeuble. Elle n’en crut pas ses yeux. Son père, l’ancien PDG qu’elle admirait, en train de jouer avec des ordures. Brusquement, une rage intense envahit la coléreuse Éloïse. Toutefois, elle se contint. Elle n’allait pas provoquer un scandale en public, à la vue de tous. À la place, elle attendit dans l’ombre. Son père finit par quitter son nouveau travail, et se dirigea vers son appartement. Une aubaine pour la chanceuse Éloïse qui obtint enfin un moyen de rentrer chez elle. Elle le suivit discrètement.


 ***

 Armond Einsford ouvrit la porte de sa demeure, éreinté. Il déposa lourdement son sac et s’affala sur son canapé. Son regard croisa celui de sa femme ; ils se sourirent mutuellement. Le père de famille remarqua cependant une absente.

— Éloïse n’est pas rentrée ?
— Non et je commence à m’inquiéter, s’assombrit sa femme. J’espère qu’elle n’a pas fugué…
— … tu t’inquiètes trop, tenta de la rassurer Armond. Hé puis, elle partirait vivre où ? Dans la rue ? Elle ? Tu imagines vraiment cette boule de fierté faire la manche dans la rue, sous un carton ?
— Haha ! pouffa Julia. Voilà une image bien saugrenue, en effet !

Armond rit légèrement, libérant la pression.

— Et ta journée ? lâcha-t-il. Pas trop difficile ?
— Toujours la même rengaine, soupira Julia. Les autres employés sont agréables mais certains clients sont toujours aussi arriérés. Un énergumène a provoqué un scandale cacophonique juste parce que sa chaise grinçait, ça a failli en finir aux mains… enfin, je préfère ne pas en parler. Et toi, être concierge n’est pas trop pesant ?
— Je suis traité comme un idiot, mais je fais avec. Avec un peu de chance, j’aurais l’autorisation pour vous faire emménager dans la loge réservée au gardien. Ce n’est toujours pas le grand luxe, mais c’est mieux qu’ici…

Derrière la porte, la négative Éloïse avait tout entendu. Elle ne s’était pas trompée, son père travaillait bien comme concierge. La furibonde Éloïse déboula dans le salon, les larmes aux yeux.

— Je ne peux pas le croire ! s’écria-t-elle à l’attention de son père. Vous ! Concierge ! La tâche des sous-déchet s’écrasant sous d’autres déchets ! J-Je ne comprends pas ! P-Pourquoi vous acharnez-vous à réduire à néant notre famille ?! Pourquoi piétinez-vous nos valeurs ?! J-Je m’efforce d’incarner la gloire des Einsford, et vous… vous ! Serveuse et concierge ! La lie de la société ! Vous me faites honte !

Un long moment de flottement s’installa. Armond et Julia Einsford ne dirent pas mot. Lentement, le père de famille se leva, toujours silencieux. Il regarda sa femme, qui hocha la tête. Il s’approcha de sa fille. Il la toisa de toute la grandeur. Et d’un coup, une claque retentissante. L’effarée Éloïse passa fébrilement sa main sur la marque rouge de sa joue. C’était la première fois que son père faisait preuve de violence envers elle.

— Pourquoi, tu me demandes ? Je vais te répondre, ma fille. Pour faire vivre notre famille. Ta mère et moi avions décidé de cesser d’être hantés par le passé. Nous avons accepté le présent et sommes tournés vers l’avenir. Chaque jour, nous nous battons pour survivre. Ta mère, que tu considères comme étant une misérable serveuse, se démène pour nous ramener de quoi manger et payer l’appartement. Moi-même, j’ai ravalé mon ancienne fierté. Nous nous battons, depuis des semaines, ensemble. C’est extrêmement difficile, mais nous le supportons. Pour notre famille.
— Et toi, que fais-tu ? s’avança Julia. Tu nous regardes de haut, tu nous méprises, tu nous accables. Tous les efforts que nous faisons, tu les rejettes. Nous t’avions acheté une nouvelle garde-robe que tu refuses de porter sous prétexte ‘‘qu’elle fait trop gueuse’’. Et le bracelet que t’avais offert ton père ? Sais-tu qu’il a sacrifié une partie de son maigre salaire juste pour te faire plaisir ? Un sacrifice que toi, toujours imbue de ta propre personne, tu as rejeté sans le moindre état-d’âme ?
— Tu vois ce que nous faisons pour notre famille, ta mère et moi ? poursuivit le père. Ce que nous endurons sans nous plaindre ? Tandis que toi, qui ne sait que cracher ton venin, tu nous tires sans cesse vers le bas ! Qu’as tu fais pour nous ces derniers temps ? Strictement rien ! Penses-tu réellement que ton attitude est constructive, Éloïse ? Si telle est le cas, c’est toi qui nous déçois. Oui, c’est cela. C’est toi seule qui fais honte aux Einsford, Éloïse !

La médusée Éloïse ne s’attendait pas à subir une tempête aussi violente. Elle tenta de répliquer, mais sa voix restait bloquée. De dépit, ne voulant perdre la face, elle s’efforça de garder la tête haute. Elle pensa une seconde à s’enfuir, mais elle n’avait nulle part où aller. En conséquence, elle s’enfonça dans l’appartement, les joues humides, et se mit en boule sur son lit de fortune.

Ses parents l’observèrent faire, au fond d’eux, ils se sentaient mal de voir leur fille comme cela. Cependant, il était nécessaire de lui dire ses quatre vérités. Ils aimaient trop leur fille pour la voir s’enfoncer plus longtemps dans ses désillusions. Ils avaient subi, il était temps d’agir. Ils n’espéraient qu’une chose, que l’obstinée Éloïse se remette en question.


 ***

 Le lendemain, la renfrognée Éloïse était plus terne que jamais. Elle était comme entourée d’une bulle la séparant du monde extérieur. Elle ignora les autres élèves, Ellen, ses professeurs, et même les cours. L’absente Éloïse n’était là pour personne, ni même pour elle. Un fantôme incapable de réfléchir.

Ellen Masson avait bien remarqué le changement d’état de sa camarade de classe. Elle était bien loin de se douter du coup de massue qu’elle s’était pris la veille. Ce fut à l’interclasse, alors que la seulette Éloïse s’était encastrée à l’ombre d’un escalier, qu’Ellen consentit à en apprendre davantage.

— Yo miss parfaite, la salua-t-elle.

Aucune réponse.

— T’sais, on s’était inquiété hier, quand tu t’es barrée comme ça, l’feu aux fesses.

Toujours rien. Les yeux de l’inexpressive Éloïse restaient vides. Ellen soupira et s’installa à côté de la Einsford. Cette dernière n’exécuta pas le moindre geste de recul, signe supplémentaire qu’elle était ailleurs. Ellen n’avait jamais été aussi proche de la charmante Éloïse, une sensation à laquelle elle n’était pas habituée.

Les deux filles restèrent côte à côte de longues minutes. La sonnerie annonçant la reprise des cours résonna. La morbide Éloïse ne bougea pas. Ellen se voyait mal l’abandonner à ses idées noires, et décida de rester avec elle. Tant pis pour son carnet de correspondance. Cachées dans l’ombre, personne ne pouvait constater la présence des deux rebelles.

— … est-ce que je fais erreur ?

Ellen leva bêtement la tête, cherchant furtivement qui avait bien pu prononcer cette phrase. Cela ne pouvait être que la maussade Éloïse, mais la phrase semblait tellement jurer avec la personnalité de la demoiselle ! Cessant de faire l’idiote, Ellen recentra son attention vers la pauvre Éloïse.

— … j-je… je faisais de mon mieux… je pensais qu’en agissant comme d’habitude, comme si cette catastrophe n’était pas arrivée alors… alors l’honneur des Einsford resterait sauf ! Pourquoi est-ce que personne ne comprend ça ? Pourquoi père et mère ne voient pas que je fais de mon mieux ?

Ellen n’était pas certaine de si elle devait dire quelque chose. Cependant, en tant que sauvageonne, ce genre d’hésitation ne durait pas longtemps.

— Tu fais d’ton mieux ? ricana-t-elle. Et à quoi ? À faire chier les gens ?
— …
— J’ai aucune idée d’comment tu étais avant dans ton monde de bourge. P’t’être que les richards kiff quand on les insulte mais pour nous les pauvrards c’est pas notre came. Alors quand t’arrives avec tes grands airs de pouf’ pleine aux as et ta langue de Séviper, t’imagines bien qu’on ne t’accueille pas les bras ouverts ! C’est quoi ton but exactement ? D’venir une paria ? Que tout le monde te déteste ? Ça t’apporte quoi, hein ?

La désarçonnée Éloïse encaissa la pluie de sarcasmes, bredouillante.

— N-Non ! répliqua-t-elle. J-Je… je voulais qu’on m’admire ! Parce que je suis une Einsford… une personne supérieure ! En tant que telle, je me dois d’agir selon des valeurs bien précises !
— Mais qu’est-ce que tu m’chantes là ? pouffa Ellen. T’veux qu’on t’admire ? Bah ma vieille t’es pas sortie des chiottes ! Et c’quoi c’délire sur les supérieurs et tout ? Alors c’est comme ça que pensent les riches ? Vous savez qu’le Moyen Âge c’est fini d’puis quelque temps ?
— M-Mais c’est tout ce que j’ai ! cria la désespérée Éloïse. Si je ne suis pas une personne supérieure, qui suis-je ?! J’ai toujours vécu comme cela, c’est mon identité ! Je…je ne veux pas n’être qu’une insignifiante, ces gens qui grouillent dans les rues, sans but, qui se font dominer sans s’en rendre compte par les hautes sphères… je sais comment tout fonctionne. Père était PDG d’une énorme empire. Les employés ne sont que des ressources à gérer. Ce sont des inconscients de leur propre condition, qui n’ont aucune emprise sur leur futur ! Moi… je ne veux pas être une simple ressource ! Je suis une Einsford ! J’ai… j’ai peur de ne devenir qu’une moins que rien !

Si on avait dit à Ellen qu’elle entendrait un cri du cœur de la rigide Éloïse aujourd’hui, elle aurait éclaté de rire. Et pourtant, c’était bien ce qu’il se passait. La Einsford ne se maîtrisait plus, pleurant à chaudes larmes, fixant rageusement la sauvageonne.

— Bah désolée, siffla Ellen, mais va falloir t’y faire. T’es qu’une pauvrarde, bienv’nue dans notre monde ! ‘puis, tu d’mandes qui tu es maint’nant, hein ? C’pas un peu triste ? Genre, t’veux dire qu’il y avait que ta richesse qui te caractérisait avant ? T’es qu’une ‘‘Einsford’’ comme tu l’dit si bien, mais pas ‘‘Éloïse’’ ? Faut absolument que tu t’définisses par une valeur ? Bah laisse-moi t’dire que t’étais tout aussi paumée d’la vie avant, c’est juste que t’en avais pas conscience.

La définie Éloïse se terra dans un sombre mutisme, plongeant l’atmosphère dans une ambiance on ne pouvait plus perturbante.

— Hé, reste pas silencieuse maint’nant ! rouspéta Ellen. Raaah, c’est bon j’ai compris ! T’veux savoir qui t’es ? Ok, j’capiche. Viens, on va faire un tour.
— … ! M-Mais… et les cours ?
— On s’en bas les couilles des cours ! ‘puis c’est d’ta faute si j’bâche là, alors tu m’dois bien ça. Alors, tu m’suis où j’dois t’ramener par la peau du cul ?

Finalement, Ellen dut la ramener par la peau du cul.


 ***

 Les commerces d’Illumis n’avait pas levé leur grille depuis longtemps. Quelques heures avant midi, pendant que la plupart travaillaient, seuls les touristes, et quelques lycéens indisciplinés à l’occasion, parsemaient les rues ; seconde catégorie où Ellen et la rapetissée Éloïse pouvaient se reconnaître.

— Bon, on commence l’opération ! s’écria Ellen. ‘tain j’ai toujours rêvé de dire un truc du style !
— …
— Héhé, mes délires mis de côté, c’est à toi d’jouer maintenant. Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Ce que je veux faire ?
— Mais oui ! R’garde autour de toi ! Y a tout plein de trucs à faire là ! Du lèche-vitrine ? Combattre avec ton Pokémon ? Squatter un café ? À moins qu’tu veuilles faire un bowling ou racketter des p’tites vieilles !

Cette dernière mention effraya la perturbée Éloïse, elle se demanda si la sauvageonne était sérieuse. Ellen lui donna une large tape sur l’épaule.

— Haha ! Mais non j’plaisantais, tu m’prends pour qui, hein ? ‘kay j’ressemble pas à un ange mais tout d’même !

La passive Éloïse laissa Ellen rire toute seule. La Einsford attendait, les pieds tellement ancrés dans le sol qu’on jurerait qu’elle s’apprêtait à prendre racine. Ellen se rendit compte que la tâche allait être bien plus ardue que prévu. Soupirant, Ellen saisit encore une fois de plus le bras de sa camarade de classe et l’emmena dans une sombre boutique de vêtements.

L’amorphe Éloïse était étonnamment manipulable aujourd’hui. Ellen se doutait qu’il eût dû se passer quelque chose de particulièrement grave pour que la Einsford finisse dans cet état. Peut-être cela avait-il un lien avec sa fuite lors du combat de la veille ? Non, l’outrecuidante Éloïse ne se laisserait pas abattre pour si peu. Ellen décida de ne pas chercher à comprendre, au fond, ça lui arrangeait bien qu’elle soit si docile.

— Commençons par le commencement ! s’exclama Ellen. D’jà, faut sérieusement qu’tu penses à changer de fringues ! Ils étaient peut-être cool au début mais là ‘sont dégueulasses. Ici y a tous un tas trucs sympas, c’est là que j’achète mes propres fringues, j’te garantis la qualité !

Et la sauvageonne présenta fièrement les articles du magasin à la livide Éloïse. Entre les débardeurs moulants beaucoup trop courts, les mini-shorts ne couvrant pas totalement ce qu’ils devraient couvrir, les obscurs accessoires gothiques, et l’indécente lingerie qui ferait même rougir une collégienne du 21ᵉ siècle – c’est dire ! –, l’émotive Éloïse faillit faire une attaque.

— Haha, c’trop pour toi ? s’amusa Ellen. Mais t’inquiète y a pas que ce genre de chose ici, y a des sapes un peu plus normaux aussi !

Certes, dans les coins de la boutique, l’on pouvait trouver des vêtements que l’on pouvait porter sans risquer une angine au moindre coup de vent. Toutefois, la dominance dark/rebelle/petite-frappe était si oppressante que l’on jurerait avoir retrouvé le repaire du styliste de la Team Skull.

Ellen aurait bien aimé que sa camarade de classe choisisse quelque chose la bouche en cœur, mais il était évident que ce miracle n’arriverait pas même sous la volonté d’Arceus le Père. Heureusement, la vide Éloïse était si morte de l’intérieur qu’elle ressemblait actuellement plus à une poupée qu’à un être humain. Qu’à cela ne tienne, Ellen décida donc de jouer littéralement à la poupée.

Elle choisit astucieusement plusieurs ensembles qu’elle appliqua simplement sur la Einsford. Cette dernière se débattait parfois, mais Ellen savait user d’une sage violence pour arriver à ses fins. Ce fut donc ainsi que le monde vit pour la première fois, ébahi, une embarrassée Éloïse, vêtue d’un sublime T-Shirt imprimé de motifs psychédéliques pour le haut et d’un trou rempli par du jean pour le bas. Ou encore, habillée d’un épais haut noir où des épines surgissait au niveau des épaules, magnifié par un pantalon où l’expression ‘‘DEATH PRINCESS’’ y était inscrite en lettres de sang.

Réalisant néanmoins ses excès, Ellen opta finalement pour une tenue un peu plus décente. La rebelle s’était démenée afin de trouver une autre couleur que le noir encre. Elle avait dégotté un charmant chemisier à volant azur-ivoire et une jolie jupe plissée bleu-clair. Ellen avait même débusqué un serre-tête à ruban assorti dans un coin poussiéreux de la boutique. Ellen était plus que satisfaite. Ce léger ensemble bleu-blanc, avec la chevelure dorée de la déconcertée Éloïse, faisait de cette dernière un parfait clone d’Alice au pays des Merveilles.

— Magnifique ! exulta Ellen devant son œuvre. Putain, c’tait chaud, mais j’ai réussi bordel ! J’uis trop forte !

La sauvageonne tourna la Einsford devant un miroir pour qu’elle puisse s’admirer. La pointilleuse Éloïse, sous ses airs placides, devait s’avouer que le tout n’était pas si hideux. Du moins, comparé aux horreurs précédentes.

— En plus c’est dans le thème ! ricana Ellen. Alice, une fille qui vit dans un monde fantastique, comme toi avant. Sauf que toi, t’es revenue dans le monde normal. ‘fin, psychologie de trottoir mis de côté, ça te plaît ?
— …
— Présomptueuse que je suis d’attendre une réponse, grinça Ellen. Ça t’arracherait la langue d’dire deux-trois mots hein ? ‘fin bon, c’pas comme si j’y étais pas habituée. Allez, pour t’remercier de m’avoir laissée jouer avec toi, j’t’achète l’ensemble.
— … !
— Tututu, inutile de faire la modeste ! J’veux pas me vanter mais j’ai un peu d’argent de poche, grâce à Tim !
— … ?
— Ouais il m’entretient un peu. … euh… j’crois que j’ai dis un truc vach’ment ambigu ! Y a rien entre Tim et moi, hein, la bonne blague ! De toute il est gay. Faut dire qu’un type qui a Pokémon qui s’bat en jouant avec sa queue, c’est assez explicite ! Non, c’que j’veux dire c’est qu’il m’aide un peu financièrement. ‘Bref, j’uis pas là pour parler d’ma vie ! Allez, on se grouille, la journée ne fait que commencer !

Un peu déstabilisée, Ellen se dépêcha de passer à la caisse, en insistant bien pour que la redorée Éloïse garde ses nouveaux vêtements. Il était hors de question qu’elle remette ses anciennes guenilles délavées.

Comme Ellen venait de le dire, leur escapade n’était qu’à ses balbutiements. La rebelle invita sa camarade dans le snack du coin où Ellen commanda ce qui figurait visiblement en haut de la liste noire des nutritionnistes. La dégoûtée Éloïse vit d’un mauvais œil les machins dégoulinant de graisses que le serveur lui apportait. Elle aurait bien discrètement jeté le tout sous la table, mais Ellen lui força une nouvelle fois la main en enfouissant carrément la ‘‘nourriture’’ dans le gosier de la Einsford.

— C’pas très sain, ouais, mais c’est vach’ment bon, non ? Pourquoi s’faire chier si c’est bon ? On a qu’une vie !

Une philosophie bien épicurienne qui était loin de contenter la cartésienne Éloïse. Les aliments trop gras et bourrés aux hormones signifiaient surtout kilos en trop, débauche, et maladies graves. Toutefois, la systémique Éloïse avait été forcée de trahir ses préceptes et de goûter au fruit défendu. Elle était bien forcée de constater que ce fruit, gustativement parlant, n’était pas si mal. Elle avait pourtant réussi à vivre des années sans tomber sous le joug de la malbouffe. Tant d’efforts réduit à néant, c’était triste.

Désemparée, la honteuse Éloïse vit sa propre main chanceler vers des frittes tentatrices. Intérieurement, elle pleurait toutes les larmes de son corps. Voyant la Einsford sombrer dans les bas fonds du monde roturier, le serpent Ellen ne put s’empêcher de sourire machiavéliquement.

Une fois l’estomac remplit d’aliments cancérigènes, les deux lycéennes rebelles continuèrent leur visite de l’Illumis roturière. Un domaine totalement inconnu pour la Einsford. Ellen, elle, semblait connaître les rues sombres comme sa poche, elle fit même des ‘‘check’’ à certains rustres mal rasés qui traînaient sur les trottoirs une bière à la main. La pudibonde Éloïse faisait toutefois de son mieux pour rester le plus loin de ces nids à microbes sur pattes.

Ellen présenta à sa camarade de classe plusieurs trucs sympas, comme d’autres zones de combats où se regroupaient des dresseurs louches, une pizzeria où le très bas prix était proportionnel à la qualité des produits ou encore un trou dans une grillage menant au somptueux jardin d’une propriété privée visiblement abandonnée.

— Tiens, qu’est-ce que tu fais là Ellen ? Et… Éloïse ?

L’accès à ce jardin n’était connu que par une poignée d’élus. Et parmi ces élus, l’on pouvait compter Timothée. L’homme se tenait en pleine verdure sauvage, un grand sourire aux lèvres et un pinceau à la main.

— Yo mon pote ! s’exclama la sauvageonne en imitant un frivole signe militaire.
— Vous n’êtes pas en cours ?
— Haha, c’est compliqué, disons qu’on avait des choses plus importantes à faire !
— … mouais, fait gaffe à ton intendance tout de même, faudrait pas que tu te fasses virer du lycée.
— Ouiii mamaaan, d’accord mamaaan…, lança insolemment Ellen.
— Quelle enfant irrespectueuse ! siffla ironiquement Tim.

L’incommodée Éloïse recula subtilement. Elle avait beau être dans un état second, la révélation d’Ellen lui trottait encore dans la tête. Timothée était homosexuel. Elle ne pouvait pas l’accepter. Les valeurs Einsford étaient bien claires, le principe même d’une relation était d’assurer une descendance, pour que la progéniture puisse reprendre les affaires familiales. Un couple homosexuel ne pouvait pas avoir d’enfant, et était donc condamné par disparaître de l’Histoire. Bien sûr, ces personnes pourraient adopter, mais cela reviendrait à souiller la lignée par un sang bâtard, ce qui reviendrait à commettre une pire hérésie. Par conséquent, il était normal de penser que si une personne était gay, elle était naturellement extrêmement stupide et inférieure aux autres.

Après tout, forger une digne dynastie était la clef pour assurer une éternelle postérité. La privilégiée Éloïse était d’ailleurs née pour diriger l’empire Einsford, c’était là l’objectif de sa vie. Depuis sa naissance, elle avait été baignée dans le rêve de cet héritage. On lui avait inculqué les glorieuses valeurs Einsford, matin, midi, et soir. Si aujourd’hui, elle ne se référait qu’à ces fameuses valeurs, c’était tout simplement parce que la restreinte Éloïse n’en connaissait pas d’autres. Ces préceptes étaient sa littéralement sa vie.

Mais ces préceptes n’avaient désormais aucun sens. L’empire Einsford n’était plus. La fragmentée Éloïse n’était que coquille vide, arguant encore et encore des valeurs ayant perdu tout contenu. Elle s’en rendait peu à peu compte, la dispute avec ses parents la veille n’avait été qu’un électrochoc confirmant cet état de fait.

Que devait-elle penser des roturiers ? Des dresseurs Pokémon ? De la malbouffe ? Des homosexuels ? La nébuleuse Éloïse était plongée dans le brouillard. Anciennement, elle aurait tout rejeté sans même y réfléchir. Toutefois, maintenant qu’elle avait perdu ses repères, c’était son système même de fonctionner qui avait été détruit.

— Allôôôô ? lança soudainement Ellen. Ça va p’tite ? T’as l’air plus pâle que d’habitude !

La défaillante Éloïse reprit finalement relativement pied avec la réalité. Elle prit un moment avant de se souvenir de ce qu’elle faisait ici, dans un jardin, avec Ellen et Timothée.

— Elle a l’air un peu paumée, remarqua Tim avant de prendre un air sévère. Hé Ellen, t’es sûre que tu ne l’as pas fait tester des drogues, n’est-ce pas ?
— Hé ! réagit vivement la sauvageonne. Dis pas n’importe quoi, elle va croire que j’uis une camée maint’nant !
— Mouais, je me souviens que lorsque je t’ai rencontrée…
— Aaaaah ! paniqua Ellen. Non, non, c’est du passé tout ça ! On oublie, on oublie !

La Einsford ne rajouta rien à cet échange. Elle ne se sentait pas à sa place. Ellen et Timothée étaient bien trop… vivants pour elle. La transparente Éloïse voulait juste rester dans l’ombre.

— La décadence d’Ellen mise de côté, changea Timothée de sujet, c’était vraiment quelque chose le combat d’hier ! Éloïse, ta Sucreine est franchement extrêmement endurante. D’avis d’amateur, j’avais l’impression d’affronter une Topdresseuse !
— …
— … c’est assez gênant quand tu me regardes sans parler ! avoua le grand dadais. Pourtant hier tu étais particulière loquace pendant le combat.
— Faut pas lui en vouloir, elle traverse une petite crise existentielle en ce moment, ajouta Ellen.
— Je vois, acquiesça Tim. Elle a la tête pleine d’idées noires, hein ?
— Noires, chais pas, mais elle pense clairement pas à des p’tits poneys ! J’ai tout tenté pour lui faire changer d’air – jusqu’à r’faire sa garde-robe – mais rien à faire !

Timothée plongea son regard dans celui de la volatile Éloïse, pensif. Il était vrai que la demoiselle semblait être particulièrement torturée psychologiquement. Tim avait toujours été doué pour observer les gens. Aucun des tics nerveux de la Einsford ne lui échappait. Il avait bien vu qu’Ellen ne lui avait pas tout dit sur sa camarade de classe, toutefois, il faisait confiance en son amie. Si elle ne désirait pas en parler, elle devait avoir une bonne raison.
Timothée tira légèrement Ellen de son côté, de sorte de pouvoir discuter sans être épié par la fantomatique Éloïse.

— Elle a l’air au fond du gouffre, soupira Timothée.
— J’te l’fait pas dire !
— Fait attention. Je vois à peu près pourquoi t’occupes autant d’elle. Une fille seule, muette et blessée, ça ne te rappelle pas quelqu’un ?
— On n’peut rien t’cacher Einstein, souffla Ellen.
— C’est dangereux de faire ce genre de parallèle. Cependant, si tu veux absolument l’aider, je ne t’en empêcherai pas.
— Merci d’ton autorisation maman, mais j’sais ce que je fais. Et puis c’n’est pas la seule raison pour laquelle j’la colle, héhé.

Tim ne put s’empêcher de pouffer.

— Ça, même Edward l’a vu, haha. Quoi qu’il en soit, c’est bien de prendre soin des autres, mais n’oublie pas de prendre soin de toi.

Décidé à changer l’atmosphère, Timothée s’étira bruyamment et interpella la réservée Éloïse. Il sortit sa Pokéball de sa poche et la fit tourner sur son doigt.

— Allez, tu ne vas pas passer la journée à broyer du noir, n’est-ce pas ? Je te propose un combat un peu spécial, ça va te détendre… ou pas.
— … ?
— Je sais que tu es puissante, mais combien de temps penses-tu mettre avant de vaincre mon petit Monet ?
— …
— Oui, dis comme ça c’est trop simple. Alors on va pimenter le jeu, si tu ne le vaincs pas en dix minutes, j’ai gagné. Le défi est à ta hauteur, n’est-ce pas ?

La batailleuse Éloïse ne put résister bien longtemps à l’appel du combat, surtout qu’elle avait encore le goût exaltant de l’affrontement de la veille en bouche. Bien qu’elle doutait néanmoins que ce grand dadais seul puisse être une menace pour elle. Tout en se mordant les lèvres par contrariété, la Einsford fit sortir Lilium ; Timothée l’imita.

— Tu viens de faire une grave erreur ma p’tite ! ricana Ellen. Peu de gens réussissent à rester sain d’esprit après un combat contre cet imbécile !
— … ? s’interrogea l’interpellée Éloïse.
— Tu verras, tu comprendras très vite…, s’amusa la sauvageonne avant de manipuler son téléphone. Allez c’est parti, je lance le chrono.

Les deux Pokémon se faisaient face. Timothée s’inclina légèrement, faisant signe à son adversaire de débuter les hostilités. La Einsford ne se fit pas prier et débuta par une Tempête Verte déferlante, histoire de donner le ton. Monet contra la rafale végétale avec son propre Cyclone. La stratégique Éloïse l’avait bien sûr vu venir – étant donné que le Queulorior avait déjà utilisé cette technique la veille – et avait intimé l’ordre à sa Sucreine de lancer une Botte Sucrette au premier signe de contre-attaque. Toutefois, au moment où Lilium était censée assommer proprement son adversaire, ce dernier s’évapora comme s’il n’avait jamais existé.

— Un Reflet, lâcha la Einsford.

La demoiselle soupira intérieurement. Reflet, ce genre de technique passe-partout que beaucoup de débutants usaient en se croyant grands techniciens. L’honorable Éloïse ne pouvait pas perdre contre un tel simulacre de stratégie.

— Feuille Magik.

La meilleure façon de contrer ces méthodes de novices restaient les attaques ‘‘à tête chercheuse’’, comme Feuille Magik. Entourée d’une aura mystique, ses feuilles tranchantes pistaient l’énergie vitale, ce qui leur permettait d’ignorer les Reflets sans la moindre difficulté. Cependant, Monet s’entoura simplement d’un Abri, réduisant à néant l’offensive.

Cette fois-ci, ce fut la goutte d’eau. Abri, encore une détestable capacité dont les débutants abusait comme ce n’était pas permis ! Il fallait dire d’un bouclier pseudo-indestructible avait de quoi attirer les néophytes en manque d’imagination technique, mais il constituait surtout une perte de tempo importante pouvant coûter le match. Ceci dit, Timothée semblait s’en ficher complètement de cela. Depuis le début du combat, il ne faisait que se défendre, aucune offensive n’avait été lancée.

La déférente Éloïse trouvait cette cancéreuse attitude scandaleuse, véritable affront aux règles de bienséance. La pauvre, elle n’était pas au bout de ses peines. Sous ses airs de grands dadais, Timothée était un véritable vicieux. Son Monet ne connaissait aucune capacité offensive, mais son panel de capacités de support dépassait l’entendement.

La Einsford avait beau augmenter la cadence, multiplier les attaques à une vitesse folle, Monet avait toujours une réponse adéquate. Abri, Cyclone, Brouillard, Téléport, Clonage, Soin, Encore, Onde Folie, Entrave, Flash, Lilliput… tout était bon pour faire durer le duel.
La sanguine Éloïse s’en arrachait les cheveux. Le pire dans tout cela, c’était que le Tim la narguait d’un petit sourire narquois !

— Il reste plus qu’deux minutes, fit remarquer Ellen.

La Einsford sentit son cœur se serrer. Si elle ne reprenait pas la main rapidement, elle perdrait lamentablement.

— Lilium ! hurla-t-elle.

La Sucreine comprit l’urgence de la situation. Unie avec sa dresseuse, elle n’avait pas besoin d’entendre les ordres pour les exécuter. Lilium bondit vivement très haut dans le ciel et cracha un tapis de Feuilles Magik qui se plaça sous ses longues jambes, créant une plateforme flottante l’empêchant de tomber.

En suspension à plusieurs mètres de hauts, Lilium pouvait pleinement ressentir les bienfaits du Soleil. L’idéal pour décocher des Lance-Soleil pharamineux ; ce qu’elle fit sans se faire prier. Au sol, Monet peinait à suivre le rythme. Les rayons solaires étaient d’une précision prodigieuse, comme si Lilium pouvait ‘‘ressentir’’ sa présence même de là où elle était. Toutefois, il n’avait pas encore dit son dernier mot. En multipliant les Hâtes, il parvenait à échapper de justesse au K-O à chaque fois et si la fuite n’était pas possible, un petit Abri faisait allégrement le travail. L’essentiel était de gagner de temps.

Or, la téméraire Éloïse ne comptait pas laisser le peintre canin jouer à chat plus longtemps. Subitement, Lilium s’écrasa élégamment au sol, provoquant une onde choc qui déstabilisa Monet. Mais l’impact n’était pas la seule chose, qui faisait trembler le Queulorior. Lilium brillait, irradiait de puissance. Lorsqu’elle était au ciel, elle n’avait pas juste profité du Soleil pour lancer des faisceaux lumineux, non, elle en avait également profité pour absorber la puissance solaire dans son propre corps. Lilium était un Pokémon Plante après tout, sa force dépendait énormément du Soleil.

— Botte Sucrette ! s’égosilla l’enflammée Éloïse.

Majestueuse et auréolé de lumière, la Sucreine n’avait rien à voir avec précédemment. Sa vitesse, déjà énorme, semblait être décuplée.

— Bouclier Royal, se contenta de prononcer Timothée.
— … !

Ça, la demoiselle ne l’avait pas vu venir. Bouclier Royal, cette version perverse d’Abri, était enveloppé d’un voile spectral drainant les forces physiques de quiconque le touchait. Lilium se fit avoir en beauté, tandis que Monet profita de ce petit moment de faiblesse pour se téléporter à l’autre bout du terrain.

— Aaaah ! Mais ce n’est pas possible ! hurla la Einsford. Lilium, défonce-le !

La rage de sa dresseuse résonnant en elle, la Sucreine se lança à la poursuite du peintre. Elle faisait toutefois attention à ne lancer que des capacités à distances, pour éviter un autre éventuel Bouclier Royal. Lilium se déchaînait comme une acharnée, tentant d’abattre le fuyant Monet avant la fin du chronomètre. Toutefois…

— Stop ! annonça Ellen. Les dix minutes sont écoulées, Tim remporte le défi !
— Yeah ! sautilla ce dernier. Bravo mon petit Monet, tu as été encore plus chiant que d’habitude, c’était grandiose !
— J-J’ai perdu ?! réalisa la stupéfaite Éloïse. C-C’est impossible ! Je n’arrive pas à le croire, il doit avoir une erreur ! Aussi, quelle sorte de combat était-ce que cela ?! Vous n’avez pas attaqué une seule fois ! Vous avez passé votre temps à vous moquer de moi !
— J’ai respecté les règles, se défendit insolemment Timothée. Il fallait que je tienne dix minutes, j’ai tenu dix minutes.
— Gnnn… j-je… je ne peux pas accepter cette défaite !
— Pourtant c’est ainsi princesse, tu as perdu. Ceci dit, tu sembles avoir retrouvé la parole !
— … !

Ellen secoua la tête, amusée. Ce Tim, il avait décidément tout prévu ! Cette crapule savait pertinemment qu’aucun être humain ne pouvait rester calme après l’avoir combattu. La sauvageonne était tout de même un peu déçue de ne pas être celle qui avait su faire réagir l’ensorceleuse Éloïse.

— T’inquiète ma p’tite, s’exclama Ellen. Ce type à un style de combat infect pour compenser sa stupidité, c’pour ça qu’il impose toujours un temps limite. Il gagnerait jamais sinon !
— J-Je me suis fait avoir…, siffla la Einsford.
— Tiens, tu reconnais ta faiblesse ? T’es vraiment pas dans ton état normal aujourd’hui !
— … vous êtes insupportables, geignit la contrariée Éloïse. Je m’en vais.

La Einsford rappela son Pokémon et se dirigea énergiquement vers la sortie.

— Elle a retrouvé ses couleurs, déclara Tim. Je suis décidément trop fort pour remonter le moral des gens !
— En les poussant à bout ? lança ironiquement Ellen.
— Chacun ses méthodes ! Et au moins la mienne est gratuite, j’imagine que tu as dépensé tous ce que tu avais pour lui acheter ses nouveaux vêtements ?
— Héhéhé.
— … je suis OK pour te donner du fric pour que tu survives, mais je suis pas la banque de Kalos, hein ?
— J’uis une enfant irrespectueuse. Pour moi, t’es une source illimitée de flouze à mon entière disposition !
— Allons bon…


 ***

 Encore énervée, la grondante Éloïse marchait dynamiquement dans les rues d’Illumis. Le choc de la défaite l’avait fait sortir de son état apathique. Désormais, la Einsford faisait le point sur sa journée. Elle avait bâché les cours, traîné avec une sauvageonne, changé de style vestimentaire, combattu et perdu contre un homosexuel vicieux. Si l’opulente Éloïse d’avant la catastrophe avait vu ça, elle aurait fait une crise cardiaque. Non, elle avait beau ressasser sa journée, cette dernière était tout simplement inacceptable.

Pourquoi ? Car contraire à tous les principes Einsford. Pourquoi était-elle aussi à cheval sur ces principes ? Parce qu’elle avait été élevée comme cela. Au fond d’elle, la songeuse Éloïse avait cette petite voix qui aimerait détruire ce mur de valeurs désuètes. Ellen n’était pas si désagréable, de même pour les combats Pokémon. Cependant, cette voix était étouffée par tout un marécage de principes qui lui avait été inculqué depuis sa plus petite enfance.

Aujourd’hui, la paradoxale Éloïse était coincée entre deux visions. Celle du passé, et celle qu’elle aimerait avoir désormais. Petit à petit, son cœur brûlait. Un coupable. Il fallait trouver un coupable. Qui était responsable de son état ? Pourquoi était-elle en proie à de tels doutes sur elle-même, des doutes qui l’empêchaient de vivre ? Rien n’était plus simple.


 ***

 La porte claqua, plus fortement que jamais. Armond Einsford, qui venait d’enlever sa tenue de concierge, fronça des sourcils et se releva de son fidèle canapé. Que se passait-il encore ? Il vit sa fille, écarlate, entrer bruyamment dans le salon. Le père remarqua avec étonnement qu’elle portait des vêtements qu’il n’avait jamais vu auparavant. De son côté, Julia Einsford discerna également un changement chez sa fille. Cependant, aucun des deux parents ne voulait engager la conversation. La dispute d’hier était encore bien trop présente dans les esprits ; tout le monde avait encore à réfléchir.

Toutefois, l’active Éloïse avait déjà bien suffisamment réfléchi. D’un pas décidé, elle s’approcha de son père, qu’elle claqua brutalement avec toute sa force. La stupeur fut totale. Si Armond resta sans-voix, Julia ne put s’empêcher de laisser s’échapper un cri.

— Ça…, siffla la brutale Éloïse entre ses dents,… c’est pour tout ce que vous m’avez fait !

Julia Einsford, affligée par cette réplique incompréhensible, bondit vivement. Elle attrapa le bras de sa fille, craignant qu’elle ne récidive.

— Qu’est-ce que cela signifie ?!

L’indocile Éloïse se dégagea de l’emprise de sa mère et s’éloigna légèrement, tournant le dos à ses parents.

— Vous le savez très bien, trancha-t-elle. J’ai fini par comprendre, tout est de votre faute. Et je ne parle pas uniquement de la chute de l’empire Einsford. Hier, vous m’aviez dit que mon attitude faisait honte au Einsford. Cette phrase m’a hantée toute la nuit, et encore ce matin. Cela m’a permis de réfléchir. Cette attitude… ce que je suis… je ne le dois qu’à vous ! Vous m’avez éduquée comme cela ! Depuis toute petite, vous n’avez cessé de me chanter que j’étais exceptionnelle, que j’étais supérieure, que j’étais destinée à de grandes choses ! Vous m’avez appris que les Einsford avaient des valeurs inviolables, et que les ‘‘autres’’, ceux que l’on voyait grouiller en bas de nos fenêtres, n’étaient que des moins que rien ! C’est vous qui m’avaient bercée dans ces conceptions, et personne d’autre ! Je vous fais honte, vous dites ? Hé bien, la bonne affaire ! Ce qui vous fait honte, c’est le fruit même de votre poison !

La révoltée Éloïse avait fait volte-face à ses parents en hurlant cette dernière phrase. Les yeux impatients, la bouche crispée, les poings tremblants, les larmes coulantes. Armond et Julia Einsford avaient comme reçu un coup de massue. Ce que leur fille venait de dire était la pleine et entière vérité. Auparavant, chacun des deux adultes voyait le monde par le prisme de la domination. Les Einsford, des êtres élus par l’argent et le pouvoir. Les autres, des vermines qui ne pouvaient trouver plénitude qu’en servant d’esclave pour les dominants. C’était ainsi que Armond et Julia percevaient l’univers.

La catastrophe économique avait cependant bien remis les choses en question. Un brusque retour à la réalité pour ces deux êtres dorés. En retournant au stade de roturier, ils s’étaient souvenus. Armond Einsford, fils d’un simple ouvrier, ayant connu la dureté de la vie. S’il avait pu monter si haut, s’était uniquement aux prix d’immenses sacrifices, d’un entourage exceptionnel, et d’une chance insolente. Une redoutable combinaison de facteurs divins. Julia Roussel avait connu Armond Einsford avant même qu’il ne devienne millionnaire, elle savait pertinemment que la gloire ne s’acquérait pas d’un claquement de doigts. Combien de nuit avaient-ils passé dans une chambre séparée pour cette même raison ? Combien d’amitiés avaient éclaté pour cette même raison ? Combien de fois s'était-elle faite prisonnière des anti-dépresseurs pour cette même raison ? Elle-même ne saurait le dire.
C’était ce dur vécu et ces écrasantes questions qui avaient sauvé le couple Einsford après la catastrophe. Des preuves, des réminiscences, qui leur avaient permis de remonter la pente en dépit de tout.

Mais la favorisée Éloïse n’avait jamais rien connu de tel. Élevée dans un cocon astral, elle côtoyait les étoiles à chaque instant. Ainsi élevée, il n’y avait plus rien au-dessus d’elle, seuls existaient les inférieurs, qu’elle ne pouvait percevoir qu’en baissant les yeux. Armond et Julia ne s’en étaient jamais rendu compte pendant leur période de gloire. Pour eux, parents, il était normal que leur fille obtienne le meilleur. Et eux-mêmes avaient changé avec le temps. Plus la richesse s’accumulait et plus leurs anciennes valeurs s’effaçaient, au profit de celles qui deviendront les préceptes Einsford. Préceptes ayant servi de berceuse à l’innocente Éloïse.

Ce fut lors de la chute des Einsford que les parents se rendirent compte de leur erreur. Éloïse ne pouvait vivre autre-part que dans la richesse. Elle était programmée pour ne survivre que dans un milieu sur-aisé. Ils l’avaient programmée ainsi.

— Vous savez, laissa fuir la corrompue Éloïse, ces derniers jours j’ai ressenti des choses de plus en plus insupportables. Mon lycée est rempli de roturiers, alors j’ai fait de mon mieux pour ne pas me mélanger à eux. Mais plus le temps passait et… au fond de moi… j’ai entendu cette petite voix me suppliant de quitter mon accablante solitude. Je ne pouvais pas l’accepter. Je ne pouvais pas copiner avec ces vermines, c’était impossible. Mais plus je m’en persuadais, et plus mon désir s’accentuait. Un désir étouffant, exténuant.

L’égarée Éloïse sentit ses genoux fléchir dangereusement ; elle tint bon. Son regard, perçant, tentait désespérément de déceler une réponse à travers le mur de ses propres illusions.

— J-Je vous le demande, poursuit-elle. Pourquoi…? Pourquoi m’avoir fait vivre cela ? Pourquoi m’avoir enfermé dans des valeurs aussi fragiles ? Je… je ne suis plus quoi faire ! J’ai peur… tout ce en quoi je crois s’efface… j’ai l’impression que tout ce que je suis disparaît de jours en jours ! Répondez-moi, vous qui m’avez inoculée ce poison ! Que dois-je faire à présent ?!
— … vivre.

Julia Einsford avait relâché sa réplique sans même y réfléchir, son instinct parlant avant tout devant sa fille déboussolée.

— Nous avions commis de graves erreurs, c’est vrai. Nous sommes loin d’être parfaits, ton père et moi. Mais c’est ainsi que va la vie, elle est loin d’être parfaite. Alors toi aussi, ma fille, soit imparfaite. Fais tes propres expériences, pleure tes échecs, réjouis-toi de des réussites, crée-toi ta propre individualité. Tu t’en es toi-même rendu compte, les ‘‘préceptes Einsford’’ ne sont que des carcans… nous… nous sommes désolés de te les avoir imposés pendant si longtemps et… j’espère qu’un jour tu parviendras à nous le pardonner…
— Tu es libre, Éloïse, continua Armond. Tu n’as plus à rester fidèle aux Einsford. Si quelque chose te fait envie, si tu désires réellement quelque chose, n’hésite pas une seconde et surtout pas pour des valeurs n’ayant plus de raisons d’exister. Écoute ta propre sensibilité et pas celle des autres ; construis tes propres valeurs, c’est cela, avoir une individualité. Je sais que… ces conseils peuvent paraître présomptueux venant de nous mais… ils sont primordiaux. Si tu veux exister, tu dois vivre dans le présent !
— …

La méditante Éloïse baissa les yeux, affaiblie. Elle n’arrivait plus à affronter le regard de ses parents. Elle était fatiguée, à bout de force.

— Ceci dit, rajouta Julia, s’il est vrai que nous t’avions élevée dans des principes nuisibles. Cependant, si tu les as gardés en toi tout ce temps, c’est que quelque part, tu t’y complaisais. Nous avons indéniablement une part de responsabilité, mais toi aussi, Éloïse. Si tu veux véritablement avancer, il faut que tu en prennes conscience.
— … je… comprends…

La mélancolique Éloïse fut prise au dépourvu. Quand elle était arrivée ici, il y a quelques minutes, en claquant la porte, elle avait la ferme intention de hurler sa rage et uniquement cela. Elle n’avait pas imaginé que ses parents lui répondrait aussi sincèrement, ou qu’elle aurait elle-même à se remettre en question. Elle sentait la situation lui échapper, et cela ne lui plaisait guère. Toutefois, elle sentait également autre chose.

Elle avait reçu ce qu’elle attendait inconsciemment depuis longtemps. Cette autorisation, celle de pouvoir bafouer les principes sur lesquelles se basait son enfance. Une imposition du dit anéantissant le verrou du non-dit. Désormais, la porte pouvait s’ouvrir.


 ***

 Un beau matin ; silence et embarras. L’empourprée Éloïse ne savait plus où se mettre, et pour ne rien arranger, la classe entière s’était retournée vers elle, les yeux aussi ronds qu’un Rondoudou.

— É-Éloïse…, bafouilla Ellen. T-T’es sûr que ça va ? T’veux que j’t’emmène à l’infirmerie ?!
— … cela est-il si étonnant que je dise ‘‘bonjour’’ ?! maugréa la Einsford.

Comme liée par une puissance psychique, toute la classe hocha la tête dans un étonnant synchronisme. En effet, en arrivant dans la salle un peu plus tôt, l’antipathique Éloïse avait lâché cette bombe : ce ‘‘bonjour’’ des enfers, qui faillit causer une crise cardiaque aux plus sensibles tant il était inattendu.

— Vous êtes épuisants, grinça la Einsford.
— Et toi t’es drôl’ment éloquente aujourd’hui ! s’amusa Ellen.
— Pas tant que ça.
— Héhé, tu n’t’en rends juste pas compte ! Avant, fallait batailler pour tirer une réplique de toi !
— …
— Voilà ! C’est c’genre d’réponse qui t’ressemble plus ! Oh, d’ailleurs t’as vu ? Je suis arrivée avant toi aujourd’hui, héhé ! T’sais c’que ça signifie, hein ? À moi la place au fond !

La penaude Éloïse voulu protester, mais Vérane Girard fit sa piteuse entrée, annonçant d’une voix abominable que le cours allait commencer. Sans la sacro-sainte place acculée, la Einsford était condamnée à supporter la face décrépite de sa professeure.
Toutefois, Vérane sembla s’illuminer quelque peu lorsque la rare Éloïse consentit à participer oralement au cours pour sortir autre chose qu’une pique acerbe. Une intervention insolite qui avait eu mérite de faire avancer magistralement l’étude ; la travailleuse Éloïse avait une capacité d’analyse et de synthèse dépassant de loin la norme, des dons qui lui permettaient de fournir des explications claires que même les cancres pouvaient comprendre.

Lorsque la cloche sonna, la changeante Éloïse s’empressa tout de même de quitter la salle en première. Son radar interne avait senti que certains élèves désiraient lui parler après le cours, et elle n’était pas encore prête à s’ouvrir complètement à des inconnus. Même si une élève en particulier avait réussi, avec le temps, à passer à travers la muraille Einsford.

— Hé bah, c’là première fois qu’j’dors pas en cours ! T’es vraiment vach’ment douée en fait, tu t’d’vrais devenir prof’ !
— C’est ça, moquez-vous de moi…

Ellen Masson soupira longuement. Elle dépassa et s’arrêta devant sa camarade, forçant cette dernière à s’immobiliser au centre du couloir.

— Bon, j’sens que la roue c’mmence à tourner alors j’vais être cash. T’en as pas marre de vouvoyer les gens ? Chais pas moi, ça fait tellement mémère !
— Mémère ? répéta la désuète Éloïse.
— Ouais ! Quand j’te cause, j’l’impression d’être en piaule de retraite, c’dingue ! T’es encore jeune quoi, respecte-toi !

La surannée Éloïse plongea dans ses réflexions. Il était vrai qu’elle avait pris l’habitude de toujours vouvoyer les autres, et ce, depuis toujours. Elle ne se souvenait pas un jour d’avoir prononcé un « tu » pour interpeller quelqu’un. Était-ce si perturbant que cela ? La Einsford ne voyait pas le problème.
Suite à l’éclatement de la veille, la décidée Éloïse avait renforcé son envie de changer. Or, ce désir n’avait pour vocation que de la libérer, de sublimer sa vie, de lui permettre de se défaire du poison insinué dans ses veines. La Einsford ne voyait pas son vouvoiement comme un obstacle à son bonheur ; d’ailleurs, c’était peut-être une raison bancale, mais elle appréciait quelque peu la consonance du ‘‘vous’’.

— Vous n’avez qu’à vous y faire, sourit l’espiègle Éloïse en dépassant la sauvageonne.

Derrière elle, Ellen Masson resta pantoise, clignant plusieurs fois ses yeux ébahis. Elle finit toutefois par sourire à son tour, s’amusant de la répartie de sa camarade.


 ***

 Les jours passèrent étonnement sereinement ; la nouvelle Éloïse s’efforçait d’écouter ce qu’elle désirait réellement faire plutôt que d’obéir à des valeurs dont elle ignorait le sens. Elle passait de plus en plus de temps avec Ellen, qu’elle commençait à voir comme une amie – même si elle ne l’avait jamais avouée devant l’intéressée.

Armond Einsford avait obtenu de son patron l’autorisation d’aménager sur son lieu de travail avec sa famille, dans la loge du gardien. Ce n’était pas le grand luxe, mais étant donné qu’elle était offerte, il n’y avait aucun loyer à payer. Ainsi, les Einsford pouvaient concentrer leur maigre économie pour améliorer leur quotidien. Désormais, les repas frugaux avaient laissé leur place pour d’autres plus nourrissant, et même plus, des produits cosmétiques avaient fait leur apparition dans la salle de bains.

Pour couronner le tout, Julia Einsford avait obtenu une promotion, de simple serveuse, elle est devenue chef de salle. Un poste de dirigeant qui lui avait semblé bien ironique, surtout lorsqu’elle repensait à toutes ces années où elle n’était que la potiche de son mari tout puissant.

C’était dans ce climat apaisant que la famille Einsford tentait de se relever de sa chute. Une remontée lente, mais certaine…


 ***
 ***
 ***

~ 1 mois plus tard ~

 Ce jour n’était décidément pas comme les autres. Sur chaque lycéen, un mélange d’espoir, d’appréhension, et d’excitation teintait leur visage d’habitude las. Et parmi cette foule bouillante, se tenait Ellen Masson. Elle ne tenait plus, son vif sang volcanique l’imprégnait de tics nerveux aussi dérangeants que fascinants. Et lorsque la douce sonnerie retentit, lorsqu’elle eut finit sa course effrénée, lorsqu’elle fut à l’air libre, enfin :

— C’est les putaiiiins de vacannnces motherfuckeeeer !! s’égosilla-t-elle en faisant une ridicule danse de la victoire mélangeant des ‘‘dad’’ et de la ‘‘tecktonik’’.

Son cri enflammé permit à de bonnes dizaines de lycéens de découvrir les joies des acouphènes, tandis que le cauchemar qu’elle dansait offrit aux autres une vision des enfers. À ses côtés, l’endolorie Éloïse fut prise de l’irrésistible envie d’assommer son amie, mais elle réussit tout de même à se contenir.

— Dis dis, trépigna brusquement Ellen en stoppant son massacre. Qu’est-ce que tu comptes faire pendant les vac’ ? Pieuter ? Bouffer ? Glander ?
— Parlez pour vous-même, soupira la demoiselle. J’ai bien d’autres projets.
— Oh oh, mad’moiselle à des projets ! J’peux savoir c’que c’est ?
— Ce… cela ne vous regarde pas.
— Toh ! Tu peux pas m’faire ça ! C’est un truc illégal c’est ça ?
— Évidemment que non !

La partagée Éloïse se mordit les lèvres, se demandant si oui ou non elle pouvait le dire. Finalement, le ‘‘oui’’ l’importa, se disant qu’elle n’avait rien à perdre.

— … je vais travailler, lâcha-t-elle faiblement.
— Kwa ? s’étonna la sauvageonne en exhibant ses yeux de Barpau frit.
— Je vais travailler j’ai dit, s’énerva la Einsford. J’ai besoin… d’argent…
— T’veux t’acheter quelque chose ? T’sais bien qu’j’ai du fric moi – ‘fin que Tim en a mais c’est pareil. S’tu veux j’peux t’aider !
— Non, c’est quelque chose que je dois faire seule.

Ellen fut légèrement contrariée de voir son aide refusée. Bien qu’elle ne soit pas au courant des projets de la Einsford, elle désirait réellement lui porter assistante.

— Je sais ! s’écria-t-elle soudain. T’veux bosser okay, mais est-ce que tu sais où ?
— … j’admets que je n’ai pas encore réglé ce paramètre.
— Héhé ! Dans ce cas plus la peine de chercher plus loin, je connais l’endroit idéal pour se faire du flouze sans trop d’effort !


 ***

 Edward de la nuit, – comme il aimait lui-même s’appeler – entamait ses finitions. Après avoir vérifié l’état des bandages, il lui donna un petit coup de peigne. C’était sa petite touche personnelle, contrairement à ses collègues, Edward aimait que les Pokémon sortent de son cabinet non seulement soignés, mais également présentables. Satisfait, l’homme vêtu de noir caressa la frimousse du Sonistrelle reconnaissant.

— Dans quelques cycles lunaires, il sera de nouveau prêt à défier le destin, annonça Edward. Attention toutefois, les Dragons sont certes terrifiants, mais toutes créatures est entravée par ses propres limites. Ne commettez pas deux fois la même erreur.
— Humpf, gardez ces conseils de seconde zone pour vous. Vous parlez à un Topdresseur, je sais parfaitement ce que je fais !
— Grand bien vous fasse, soupira Edward. Je vous quémande simplement de ne pas entraîner votre Pokémon dans votre chute.
— Qu’est-ce que vous insinuez, médecin de pacotille ?! Tss, n’espérez pas que je parle de vous à mes confrères !

Sans plus attendre, le Topdresseur reprit son partenaire et quitta dignement le Centre Pokémon. Edward rit jaune. Il en voyait souvent, des dresseurs gonflés d’importance. Ils avaient tous le même destin : celui de connaître une amère désillusion. Le soignant croyait au karma, tout finissait par se payer à un moment ou à un autre.

Edward réajusta sa mi-longue chevelure colorée d’argent et s’apprêta à fermer son cabinet, lorsque soudain, deux jeunes filles familières déboulèrent sans crier gare.

— Yooosh ! s’exclama l’une d’entre elle. Comment ça va mec, toujours aussi dark ?
— Ellen Masson et Éloïse Einsford, réagit Edward. Le destin ne cesse de me surprendre.
— Ouais ouais, éluda la sauvageonne. Bon c’pas tout ça mais j’ai une faveur à te d’mander. T’as une petite place pour la princesse dans ton cabinet ? Elle veut un p’tit job pour les vac’ !
— Excusez-moi, intervint la concernée, mais nous sommes bien dans un Centre Pokémon, n’est-ce pas ? Je désire un travail payé, et non pas faire du bénévolat.

Edward toussota, amusée par la naïveté de l’ignorante Éloïse.

— Seuls les soins superficiels sont gratuits. Pour un accès aux services plus avancés, il faut être prêt à se sacrifier.
— Toujours à exagérer, soupira Ellen. Bref, t’veux bien prendre une assistante ?
— U-Un instant, intervint la prise au dépourvu Éloïse. J-Je n’ai pas les connaissances requises pour exercer cette profession !
— Te bile pas pour ça ! C’que tu vas faire à aucun rapport avec les machins de docteur. En fait, notre émo préféré a toujours rêvé d’être toiletteur et il tient absol’ment que les Pokémon qu’il consulte ressortent d’ici impec’. Le blèm’ c’est qu’il n’a pas trop l’temps, d’où son besoin d’assistant ! J’l’ai déjà aidé une fois, c’est vraiment peinard !

Le médecin de noir secoua la tête, une profonde expression de dépit sur le visage.

— Tu m’as aidé ? grogna-t-il. Dans tes songes peut-être, puisque tu passais ton temps à vaquer au royaume de Morphée.
— Rooh, je n’faisais pas que pioncer ! protesta Ellen. J’me suis occupé d’un Ponchien aussi !
— … et tu as failli lui arracher sa fourrure. Ô souvenirs de cauchemar…
— C’était un accident ! Et puis, t’as réparé mes conneries, alors tout va bien, non ?
— Que je t’ai tout de même payée est un prodige que même la Lune ne saurait expliquer. Toutefois, ta partenaire semble être plus fiable ; et je ne peux refuser une faveur d’une amie.

Voyant que la situation se poursuivait sans son avis, la Einsford sentit ses jambes flancher.

— Je ne suis pas certaine que…
— Libre à toi de choisir ton destin, lui intima Edward. Nulle n’est apte à écrire ton livre à ta place.
— Allez, tu verras c’est fun ! s’excita Ellen.
— …

L’indécise Éloïse réfléchit de plus belle. Elle désirait réellement gagner de l’argent, et elle savait que cela ne se faisait pas sans peine. Si elle avait bien compris, Edward n’attendait pas d’elle qu’elle s’occupe de tâches médicales, ce qui était un soulagement. En revanche, cette histoire de ‘‘toiletteur’’ lui semblait encore plus flou. En tant qu’ancienne noble, la Einsford avait bien sûr quelques notions d’esthétique, mais c’était des notions concernant uniquement les humains, et non pas les Pokémon. Et surtout, elle ne voulait pas subir l’échec. Si elle acceptait la proposition, l intransigeante Éloïse n’admettrait pas qu’elle puisse faillir à sa tâche.

— Je n’exige pas un rendu divin, déclara Edward. Je peux t’enseigner les bases ; et libre à toi de multiplier les erreurs, tant que tu t’en sers pour bâtir ton chemin.
— Quand je gaffais tu f’sais moins l’philosophe, grommela Ellen.
— Toi tu n’apprends rien, asséna vivement le médecin.
— Méchant !
— Quoi qu’il en soit, l’ignora Edward en se tournant vers l’attentive Éloïse. Je réitère ma bénédiction. J’apprécie grandement la main d’œuvre supplémentaire ; il serait hérésie de laisser fuir une occasion du destin. Seule ta réponse manque au contrat.

La Einsford pouvait sentir les regards d’Ellen et d’Edward peser sur elle. Il n’était plus temps de se perdre dans ses pensées, elle devait prendre une décision. Un simple ‘‘oui’’ ou un simple ‘‘non’’. Finalement, la peur de ne pas trouver un autre emploi l’emporta. D’autant plus qu’ici, la demoiselle serait en terrain presque familier. Elle connaissait quelque peu cet Edward, pas totalement certes, mais suffisamment pour savoir qu’il était supportable.

— C’est d’accord, concrétisa donc l’électrisée Éloïse.

La Einsford reçut en retour le grand sourire d’Ellen et le hochement de tête ‘‘trop dark’’ d’Edward. Elle ne savait toujours pas si elle avait pris la bonne décision ou non, mais elle sentit tout de même une certaine chaleur la rassurer.

Ellen s’éclipsa par la suite, devant rentrer rapidement chez elle. Edward, étant homme d’action, ne s’en formalisa pas et profita même de l’absence de son amie pour passer aux choses sérieuses. Il présenta soigneusement à la Einsford chaque élément de son matériel de toilettage, lui expliquant clairement à quoi out cela servait et comment il fallait s’en servir. La vigilante Éloïse ne perdait pas une miette de ses explications, mettant à profit son incroyable mémoire.
Le docteur vêtu de noir lui proposa ensuite de passer à la pratique, en s’occupant de Lilium. La Sucreine, qui n’avait plus été dorloté depuis bien longtemps, rayonna de joie lorsqu’elle aperçut le salon de beauté improvisé d’Edward. Une réaction qui n’arrangea pas l’appréhension grandissante de la stressée Éloïse. Toutefois, l’assistance d’Edward, combinée avec son application naturelle, permit à la Einsford de parvenir à manipuler chaque outil avec une dextérité quasi-professionnelle, à son grand soulagement.

— Aucune objection, posa Edward devant le résultat. Traiter des Pokémon Plante n’est pas chose aisée. Ils sont plus sensibles que les autres et demandent un soin particulier. Tu as toutes mes félicitations.
— N-Naturellement ! s’efforça de répondre la Einsford qui tremblait encore un peu. J-Je n’ai pas l’habitude d’échouer ce que j’entreprends !

Edward pouffa discrètement. Dans sa forme, la réponse de la demoiselle ressemblait beaucoup à l’attitude du Topdresseur qu’il avait rencontré un peu plus tôt. Cependant, la tonalité de cette même réponse dévoilait un univers diamétralement opposé à celui du riche hautain.

— J’attends donc de toi un travail exemplaire dès demain.
— … demain ?
— Bien évidemment. Pourquoi crois-tu que j’ai sacrifié mes heures de libres à tes profits aujourd’hui ? Plus tôt tu t’attelleras, mieux cela sera. À moins que ta motivation ne soit feinte ?
— Bien sûr que non ! …mmh… très bien, je me présenterais ici demain.
— Notre contrat est donc signé, que la Lune en soit témoin.


 ***

 Le lendemain, l’ardente Éloïse se leva à la première heure ; le soleil ne s’était pas encore levé qu’elle attendait déjà devant le Centre Pokémon. La Einsford fut étonnée de voir le cabinet d’Edward fermé à double tour. Elle regarda sa vielle montre démodée : 5h25. Son regard croisa l’horaire des cabinets médicaux : 7h. Elle soupira bruyamment, se maudissant de ne pas avoir vérifié l’information plus tôt.

Lorsqu’Edward arriva enfin, la somnolente Éloïse luttait ardemment pour ne pas continuer sa nuit. Elle était là, sur une chaise, à réprimer chacun de ses nombreux et disgracieux bâillements.

— Déjà au bout de tes forces ? la réveilla le docteur. Il faudrait faire mieux pour m’impressionner.

La ronchonne Éloïse grommela silencieusement, mais ne trouva rien à redire. Elle s’était un peu trop enflammée pour sa première journée de travail. Non seulement elle n’avait quasiment pas dormi, mais elle s’était réveillé avant l’astre diurne. Résultat, elle manquait d’énergie et ce n’était pas l’attente passive qu’elle venait de subir qui allait arranger les choses. Toutefois, toujours aussi fière, la demoiselle ne voulait rien laisser paraître.

— Vous allez voir, lui lança-t-elle. Vous n’aurez jamais vu quelqu’un d’aussi fiable et efficace que moi !
— Que de promesses, sont-elles de vent ou de ciment ?

Sur sa réplique, l’émo trop dark s’empressa d’ouvrir son cabinet. La distraite Éloïse ne l’avait pas remarqué, mais le Centre Pokémon était déjà plein à craquer et d’autres docteurs avaient déjà commencé à recevoir. De ce fait, elle n’eut pas le temps de s’entretenir plus longtemps avec Edward que les premiers patients s’enchaînèrent.

D’ordinaire sombre et détaché, Edward faisait cependant preuve d’une concentration extrême lorsqu’il écoutait les dresseurs expliquer l’état de leur Pokémon. Selon son diagnostic, le docteur pouvait soit soigner lui-même les Pokémon ou soit les diriger vers d’autres services plus adaptés. Et à la fin de chacun de ses diagnostics, il proposait à ses patients un soin pour leur Pokémon, prétextant que « soigner son apparence était le premier pas vers la guérison ». Il n’obligeait rien, bien évidemment ; il avait conscience que les dresseurs pouvaient avoir des occupations urgentes. Toutefois, la petite particularité du cabinet d’Edward était bien connue des environs, et certains même venaient le rendre visite juste pour profiter de ses talents.

Sauf que cette fois-ci, ce n’était pas lui qui s’occupait du toilettage, mais bien la novice Éloïse. Certains dresseurs s’étaient inquiété de voir une assistante. Beaucoup se rappelaient encore de la Catastrophe, le doux surnom de l’ancienne assistante du médecin : Ellen Masson. Toutefois, le charisme irréprochablement professionnel de la Einsford avait su les convaincre. Ça couplé au mille tentatives du docteur pour les rassurer.
Ceux qui prirent le risque de faire confiance en l’assistante ne firent cependant pas déçus ; bien que néophyte, la perfectionniste Éloïse effectuait un travail qui n’avait absolument rien de honteux. Bien sûr, elle se trompait quelquefois, toutefois, elle parvenait toujours à se rattraper avant que les dégâts ne soient irréversibles. Les Pokémon étant dans de bonnes mains, Edward pouvait donc commencer sereinement d’autres consultations, pendant que son assistante s’occupait des Pokémon du précédent patient.

Vers 12h30, soit presque une heure après la pause réglementaire du midi, le nouveau duo put enfin aller se restaurer. La tenace Éloïse faisait de son mieux pour contenir sa fatigue, mais son sourire crispé était bien trop exagéré pour qu’on y croie une seconde.

— Intense, n’est-ce pas ? signifia un Edward toujours aussi imperturbable.
— C-Ce n’était rien…, mentit la Einsford.
— Je ne peux que louer tes efforts, mais hors du cabinet, l’apparence est inutile. Mes yeux percent ton mensonge.
— …

La chatouilleuse Éloïse n’aimait toujours pas apparaître faible. Elle avait accepté ce travail, et elle tiendrait jusqu’au bout, c’était sa philosophie. Toutefois, elle n’imaginait pas une seconde que cela puisse être aussi éreintant. Les patients affluaient, les uns après les autres, à peine en avait-elle fini avec un Pokémon que deux autres attendaient. Ils étaient si nombreux qu’Edward dut repousser la pause d’une heure ! La Einsford avait déjà les mains en compote.
Heureusement pour elle, Edward ne négligeait pas le confort de ses employés. Ainsi, il invita l’affamée Éloïse à manger un copieux repas sur la terrasse d’un restaurant non loin du Centre Pokémon.

— Vous en êtes sûr de vouloir payer pour moi ? s’étonna la Einsford.
— Aussi certain que la Lune resplendit, posa le docteur vêtu de noir. Vois cela comme un remerciement.
— Un remerciement ? Mais si je travaille…
— Nul rapport, la coupa Edward. Je fais ici mention d’Ellen.

La Einsford plissa davantage les yeux, ne comprenant pas où voulait en venir son employeur.

— Ellen n’a jamais su se lier avec d’autres âmes, expliqua Edward. Aussi solitaire et distante que la Lune.
— Vraiment ? Pourtant, elle est toujours dynamique et souriante…
— C’est là une image dont peu peuvent en témoigner. Réponds-moi simplement, l’as tu déjà vu en compagnie d’individus autres que nous ?
— … hé bien…
— Glaciale est la réponse, n’est-ce pas ? Ellen a toujours eu dû mal à s’ouvrir ; sa vie fut pleine d’obstacles. C’est pourquoi je tiens à te remercier, mystérieuse Éloïse. Ellen est bien plus lumineuse depuis qu’elle te connaît.

Sans qu’elle ne sache pourquoi exactement, la demoiselle se sentit bouleversée. Elle n’avait jamais imaginé pouvoir avoir un impact sur Ellen. En y repensant, la renversée Éloïse ne connaissait pas grand-chose de son amie. Ellen ne parlait pas très souvent – pour ne pas dire jamais – d’elle, et comme la Einsford évitait elle aussi de se rappeler son passé, elle ne lui en avait jamais tenue rigueur.

— Néanmoins, ce qui est valable pour l’une est valable pour l’autre, statua Edward.
— Je vous demande pardon ?
— Toi aussi, tu as changé. J’ai des réminiscences des prémices de notre rencontre. À l’époque – qui n’est pas si lointaine –, tu nous avais traité de ‘‘bouseux’’.
— … ehm…
— Le passé sert à éduquer, et non pas à hanter. Inutile de t’en vouloir maintenant. Regarde simplement. Tu es ici, et tu as passé la matinée à t’occuper de Pokémon que tu n’avais jamais vu auparavant. N’est-ce pas là un merveilleux signe d’évolution ?

Avait-elle réellement évolué ? La quinaude Éloïse avait dû mal à le réaliser. Il était certain qu’elle faisait des choses qu’elle n’aurait jamais envisagées auparavant, toutefois, est-ce que cela faisait d’elle une personne plus sage ? La demoiselle avait plutôt tendance à croire qu’elle se faisait violence, elle se forçait à sortir de ses habitudes, dans l’ultime finalité de parvenir à se trouver. Mais au fond d’elle, la voix purement Einsford demeurait encore, et il en faudrait peu qu’elle ne domine à nouveau.

La pause déjeuné fut de courte durée. Le problème avec les horaires, c’était que l’on pouvait grignoter sur les heures de repos pour finir son travail, mais jamais l’inverse. La repue Éloïse sentait davantage la fatigue s’étendre en elle. Chaque pas lui semblait plus lourd que les autres. Lorsqu’elle arriva enfin au cabinet, elle s’assoupit presque sur une chaise.

— … tu peux prendre ta journée, lui lança soudain Edward.

La scandalisée Éloïse sortit instantanément de sa torpeur.

— Non ! J-Je peux encore le faire !
— N’ai-je pas déjà décrété qu’il est inutile de me mentir ? Ton épuisement se ressent jusqu’à la Lune, il serait irresponsable de te laisser t’occuper de Pokémon dans ton état.
— ...gnn…
— Nulle inquiétude, se radoucit cependant le médecin. C’est tout à fait normal et cela n’entache en rien tes sublimes effort de ce matin. Reviens demain, en pleine forme. Tu en encore loin d’en avoir terminé avec moi.

La Einsford voulut contester davantage, mais le verdict du médecin vêtu de noir était sans appel. L’âme amère, elle s’apprêta à quitter le Centre Pokémon, jusqu’à ce qu’Edward la retienne et lui présente un lit d’hôpital normalement réservé au Pokémon blessé.

— Tes jambes sont incapables de te tenir et tu veux qu’elles te portent jusqu’à chez toi ? Ridicule. Repose-toi ici, tu repartiras lorsque tu te sentiras mieux.

La Einsford était gênée d’utiliser le matériel du Centre pour ses besoins personnels, mais Edward avait raison. Elle vacillait à chaque pas, manquant de s’effondrer à chaque instant. Sa raison prit donc le dessus et l’assistante accepta l’offre. Une fois allongée, elle n’eut pas le temps de jouer la fière qu’elle s’endormit instantanément.


 ***

 Le brouillard s’éclaircit peu à peu, et la faible lumière – pourtant aveuglante – s’infiltra par intermittence entre ses paupières. L’engourdie Éloïse emmargeait peu à peu ; elle se frotta doucement les yeux, par réflexe. Elle ne reconnaissait pas son lit, il lui fallait de bonnes minutes à rester immobile pour réagencer ses souvenirs. Ellen, le Centre Pokémon, Edward, sa fatigue…

— Hé bien, grand ténébreux, on fait son timide ?
— … Tim, assez. Éloïse sommeille juste à côté…

Toujours sur le lit, cette dernière plaqua vivement ses deux mains sur sa bouche, étouffant de justesse de cri de surprise. Tim plaquait Edward contre un mur, espiègle. Les deux hommes étaient un peu très proches au goût de fumante Éloïse. Bien qu’elle avait des soupçons sur ce couple, elle ne les avait jamais vu ‘‘exprimer’’ quoi que ce soit d’aussi flagrant devant elle. Ceci dit, cela l’étonnait quelque peu que ce soit Timothée ‘‘porte la culotte’’ dans le couple. Ce grand dadais à la musculature de crevette ne donnait pourtant pas l’impression de pouvoir dominer quoi que ce soit ! Mais plus elle réfléchissait, et plus la pensive Éloïse se convainquit qu’un émo n’était pas non plus apte à montrer une quelconque autorité.

De plus en plus rouge conséquence de son fil de pensée, la Einsford faillit s’évanouir. Toutefois, elle avait encore cette petite boule de dégoût en voyant deux homosexuels. Elle avait beau se persuader que Timothée et Edward étaient de bons bougres, on ne chassait pas le naturel aussi facilement.

Ce fut donc avec une sorte de folle excitation d’écœurement que la pure Éloïse vit les deux corps masculins se rapprocher, se rapprocher de plus en plus…

— Haha, tu y as cru ?

… jusqu’à ce que Tim repousse légèrement son partenaire, avant de reculer sans se retourner. La Einsford soupira discrètement d’un soulagement déçu.

— Jamais au boulot, je n’ai pas oublié ! lança folâtrement le grand dadais.
— … imbécile, siffla un Edward rougissant.

Tim rit de plus belle et se retourna vers une certaine comédienne qui s’efforçait de jouer le rôle de la ‘‘fille endormie qui n’est pas du tout en train d’écouter attentivement les conversations’’.

— Sympathique ton assistante, s’amusa le grand dadais. Un coup d’Ellen, je présume ?
— Évidemment, posa Edward en reprenant son attitude dark.
— … je commence à m’inquiéter pour elle.

Les yeux à trois quarts fermés, l’épieuse Éloïse crut voir le docteur de noir hocher la tête.

— Tu te souviens de son état lorsque nous l’avons rencontrée, n’est-ce pas ? reprit Tim. C’était assez… lamentable.
— Plongée dans les méandres de la drogue…
— Et de la dépression. Il y avait de quoi, après s’être fait jeter comme une malpropre par ses propres parents…

La Einsford resta un moment interdite. Elle ne s’attendait vraiment, mais alors vraiment pas à apprendre des choses aussi choquantes sur Ellen. Ses parents l’avaient mise à la porte ? Pourquoi ? Qu’avait-elle fait pour mériter ça ?

— … sans parler du gouffre dans son cœur, compléta Edward.
— Oui, c’est ce qui a dû être le plus traumatisant. Et justement, j’ai peur que ça recommence. Éloïse n’a pas l’air méchante, mais je doute qu’elle puisse entendre la vérité.
— Ellen repousse sans cesse l’échéance à cause de cela. Mais la Lune finit fatalement par tout éclairer.
— N’est-ce pas…

Les deux hommes plongèrent dans un mutisme pesant. La suffocante Éloïse se demanda combien de temps elle pourrait encore tenir à faire ainsi semblant, surtout que son oreille gauche commençait sérieusement à la gratter. Mais c’était sans compter Timothée, qui, exaspéré de cette ambiance morose, saisi fortement Edward sur les épaules et l’embrassa langoureusement sans crier gare.

D’un coup d’un seul, tout le sang de la pudique Éloïse lui monta à la tête. La scène se grava dans ses yeux écarquillés jusque dans ses moindres détails. Son cœur déposa un préavis de grève. Et lorsque Tim poussa son amant sur le bureau et commença à déboutonner sa légère chemise noire, ce fut la goutte de trop.

— Kyaaaaa ! Noooon !!
— … !

Les deux hommes se stoppèrent soudainement et se retournèrent immédiatement vers la source sonore.

— Éloïse ?! s’écria Timothée. D-Depuis combien de temps tu es réveillée ?!

‘‘Depuis bien trop longtemps’’ aurait-elle aimé dire, toutefois, lorsqu’elle ouvrait la bouche, c’était son cerveau liquéfié qui en profitait pour s’enfuir.

— Hem ! toussota bruyamment Edward en se redressant. Éloïse, tout ceci n’est qu’illusion. Tu es encore plongée dans tes songes.
— La belle tentative ! se moqua le grand dadais.

Clairvoyante Éloïse en avait bien envie, mais elle ne se laissa toutefois pas berner. Au lieu de ça, vacillante, elle se leva du lit et essuya le filet de bave qui coulait sur ses lèvres.

— … j-je crois que je vais partir…, balbutia-t-elle.
— Hé attends ! réagit Tim.

Il en fallait bien plus que retenir la robotique Éloïse qui s’échappait du Centre Pokémon dans une démarche si tendue qu’on entendrait presque ses articulations grincer à chaque mouvement.

— … tu crois qu’elle a entendu pour Ellen ? s’inquiéta le grand dadais.
— Si tel est le cas, notre espérance de vie s’en retrouve drastiquement réduite…


 ***
 Les jours qui suivirent, la bouillante Éloïse n’avait qu’une idée en tête : parler à Ellen. Cependant, tenue par son contrat, elle devait travailler au Centre Pokémon durant toute la journée. Un travail assez inconfortable depuis qu’elle avait surpris Edward et Tim. Elle ne cessait de dévisager son employeur, sans lui adresser le moindre mot.
Une fois la journée terminée, la Einsford était bien trop fatiguée pour vaguer à la recherche de son ami. C’était dans ces moments précis où la demoiselle regrettait de ne plus avoir de téléphone.

Toutefois, il lui restait un espoir. Aujourd’hui était un autre jour ; samedi, le début de Week-end. Edward ne travaillait pas pendant ses deux jours, l’occasion idéale pour la Einsford de régler ses comptes. Elle savait où trouver Ellen en milieu de journée, soit au ‘‘repaire’’ en train de combattre ou soit dans le jardin abandonné en train de flâner. Ce fut effectivement dans ce dernier lieu que la crispée Éloïse aperçut son amie, allongée sur le dos sur un banc délabré.


— Ahem…, s’éclaircit-elle la voix. Ellen ?

L’interpellée se retourna, sans se relever. Son visage s’éclaircit lorsqu’elle aperçut son amie.

— Éloïse ! Ça fait un bail !
— … effectivement.
— Je voulais t’voir t’bosser au Centre mais Tim me r’tenait tout le temps… ‘fin bref, ça s’passe comment avec Edward ? ‘te surmène pas trop ?

La Einsford se mordit les lèvres. Elle brûlait d’envie d’en savoir plus sur ce qu’elle avait entendu des deux hommes. Mais comment aborder le sujet sans être trop brusque ? A force de réfléchir, la bafouillante Éloïse en avait la tête qui tournait.

— Un truc qui cloche ? s’interrogea Ellen.
— … euh…je… vos…
— … ?
— Aaaah ! s’écria brusquement la Einsford. Vos parents vous ont abandonnée, n’est-ce pas ?!
— … !

L’impact fut si puissant qu’Ellen chuta du banc. Elle se releva vivement, l’incompréhension et l’angoisse ancrées sur son visage.

— M-Mais… c-comment ?!
— J’ai entendu une conversation entre Tim et Edward.
— Ces deux enfoirés ! hurla Ellen. J’vais arracher leurs couilles et en faire du hachis !
— … alors, c’est vrai ?

Ellen baissa la tête. Son habituel sourire insouciant n’était plus que souvenir. Son torse se soulevait et s’abaissait au rythme forcé de sa respiration.

— Ouais, cracha-t-elle. Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
— … i-ils ont dit que vous avez sombré dans la drogue et la dépression…
— J’tellement envie de les trucider…, grinça Ellen.

La sauvageonne soupira bruyamment. Elle était au pied du mur. Elle aurait aimé repousser ce moment plus longtemps, mais force était de constater que c’était peine perdue.

— Tout est vrai, souffla Ellen. Hé, ça t’déranges si on s’assoit un peu ?

La raide Éloïse hocha la tête et les deux amies s’installèrent sur le banc, côte à côte. Ellen ferma brièvement les yeux, souffrante.

— C’t’arrivé quand j’avais 16 ans. J’vivais normal avec mes vieux à Flusselles. J’faisais ma p’tite vie tranquille à l’école. J’tais assez populaire à l’époque, plein d’potes et tout. ‘fin c’tait plus des connaissances que des vrais potes, sauf une. La fille d’un ami d’la famille, que j’connais d’puis l’berceau. Bref, elle est rapid’ment dev’nue ma meilleure amie. Héhé, on avait fait pas mal de coups ensemble. Ce fameux chewing-gum dans les ch’veux d’ce connard de prof de maths, j’m’en souviendrais toujours !

Ellen ricana tristement, avant de secouer légèrement la tête.

— ‘scuse, je divague. Tout allait bien, mais… j’ai merdé. J’me suis rendue compte que j’tais pas normale. Plus l’temps passait et… je n’arrivais plus à la voir comme une amie. C’tais plus… profond qu’ça.
— …
— Tu devines la suite, hein ? Ouais, c’est ça, j’suis gouine. Puis tout s’est enchaîné super vite. J’lui ai fait ma déclaration, elle a été dégoûtée, mes parents ont été mis au courant, ils ont aussi été dégoûtés. C’dingue comment certains voient l’homosexualité comme la peste, hein ? Toi aussi t’penses, pareil, n’est-ce pas ? J’bien vu comment tu r’gardais Tim, le même r’gard qu’mes parents.
— … je…
— Haha, ça va pas la peine, j’sais bien. Bref, c’tait la belle engueulade à la maison. J’avais l’impression d’être une extraterrestre. En plus, mon amie d’enfance a fait courir plein d’rumeurs sur moi, comme quoi j’étais une traînée, une salope, qu’j’avais tenté de la violer, ce genre de truc. C’tait horrible. J’uis vite arrivée au point d’rupture. J’voulais m’casser de là, et ça tombait bien, mes vieux non plus pouvaient plus m’saquer. Alors mes supers parents m’ont envoyé ici, à Illumis. Chaque mois, ils m’envoient de quoi pas crever la dalle.

Ellen se laissa à moitié tomber en arrière, fixant le ciel de ses yeux embués.

— J’tais une vraie loque. Fichue à la porte et l’cœur en miettes, j’tais une proie facile pour les p’tits trafiquants. La drogue était une belle consolation, j’vais l’impression de tout oublier en prenant ces conn’ries. Puis un jour j’uis tombé minable en pleine rue, incapable de m’lever. J’crois que j’étais prête à me laisser clamser. C’est là qu’j’ai rencontré Timothée. Un idiot qu’à rien trouvé mieux à faire qu’me sauver… une sorte de solidarité gay p’t’être. Bref, c’est grâce à lui qu’j’ai pu remonter la pente. J’l’en ai fait chier mais avec Edward, ils m’ont jamais laissé tombé. Voilà, c’est tout j’crois. À moins que tu veilles des détails ?

L’hébétée Éloïse resta paralysée de stupeur. Ellen avait réellement eu une vie horrible, bien loin des petits problèmes qu’elle avait pu connaître. La Einsford avait du mal à encaisser le coup. Chacune des révélations de son amie lui semblait comme un coup de marteau sur le crâne. Mais une chose perturbait la fébrile Éloïse. Une question lui brûlant les lèvres.

— … Ellen… est-ce… est-ce que… v-vous… m’aimez ?
— … la réponse t’fais flipper, hein ?

La Einsford s’en voulait de l’admettre, mais hocha tout de même lentement de la tête. Ellen pouffa.

— T’es vach’ment honnête.

Ellen se releva, souriant en coin. Et d’un coup d’un seul, elle embrassa la Einford sur la joue, un peu trop proche de ses lèvres cependant.

— Ç-Ça te va comme réponse ? lâcha-t-elle en cachant mal son embarras.

Pour la démunie Éloïse qui avait déjà du mal à encaisser, la limite fut franchie. Ses yeux tourbillonnèrent et sa transpiration recouvrit abondamment le banc.

— Q-Q-Que… c-c-ce…. j-j-j-je…
— Ouais, c’est ça, j’taime. S’tu veux tout savoir j’t’aime depuis le début, quand tu m’a piqué ma place au lycée. Y a plus romantique, hein ? Faut avouer que t’étais vach’ment mignonne avec ton p’tit air de princesse et tout. En plus tu t’tenais à l’écart des autres, comme moi, j’ai senti sorte de connexion mystique… oulah, je sais plus c’que j’dis moi. ‘fin voilà, j’t’aime. Dégueulasse, hein ?

La Einsford reprenait doucement conscience. Ellen l’aimait, amoureusement. La demoiselle se sentait étrangement trahis, comme si la sauvageonne s’était jouée d’elle pendant tout ce temps. Ellen était homosexuelle. La Einsford avait longtemps méprisé cette ‘‘race’’, bien qu’elle prenait beaucoup sur elle pour supporter Timothée et Edward. Et maintenant, elle apprenait que sa meilleure et seule amie avait des sentiments pour elle.

— J-Je… d-désolée !

La paniquée Éloïse hurla, avant de s’enfuir à toute jambe sans même se retourner. Ellen se laissa tomber au sol, ricanant faiblement.

— … n’est-ce pas, hahaha…


 ***

 La troublée Éloïse passa le reste du Week-end chez elle, enfermée dans sa chambre. Elle se sentait plus perdue que jamais. Avec ce qu’il s’était passé, jamais sa relation avec Ellen pourrait rester la même, quelque chose s’était brisé.
Ellen, c’était elle qui l’avait sauvée. Si cette sauvageonne n’avait pas bouleversé le quotidien de la Einsford, elle serait restée à broyer du noir, sans jamais avancer. La Einsford lui en devait énormément. Et pourtant, tout était terminée à présent.
Les sentiments d’Ellen étaient tous simplement inacceptable, socialement et idéologiquement. C’était ce que la tranchée Éloïse pensait, et absolument rien ne pourrait lui faire changer d’avis.


 ***

 Le lendemain, au Centre Pokémon, Edward semblait beaucoup plus concerné que d’habitude. Deux énormes bosses sur son crâne et coquard témoignaient d’une discussion animée avec Ellen. Toutefois, l’hermétique Éloïse restait complètement insensible à toutes ses tentatives de communication. Elle faisant cependant correctement son travail, alors le docteur n’avait rien à dire.

Pour la pause du midi, la Einsford refusa la proposition d’Edward de manger avec lui et partit de son côté. Elle voulait se vider les idées, ne penser à rien. Bien plus simple à dire qu’à faire. Ellen ne pouvait pas quitter ses pensées. Elle acheta le sandwich le moins cher possible et déambula sur la place publique bondée, à la recherche d’un endroit où déguster son déjeuner.

Ce fut alors qu’elle aperçut une personne qu’elle n’aurait pas cru revoir avant un bon moment. Vérane Girard, sa professeure principale. Toujours aussi amorphe, cette dernière dégustait un hamburger bien trop gras, sur la terrasse d’un snack-bar bien trop sale. La Einsford hésita un moment puis, prise par une étrange pulsion sociale, se décida d’aller saluer la pitoyable femme.

— Madame Girard.
— M-Mademoiselle Einsford ? s’étonna la professeure. Qu’est-ce que vous faites ici 
— … rien de spécial.

La lycéenne s’assit à la table, à la grande surprise de Vérane, qui manquait cependant de caractère pour donner un quelconque avis. Vérane Girard avait toujours été une victime de la vie. Dès son enfance, elle n’avait fait que suivre le chemin de la banalité. Juste suffisamment douée et intelligente pour ne pas devenir une mendiante. Pourquoi était-elle devenue professeure ? Parce qu’elle ne connaissait rien d’autre. Dans sa tête d’enfant, il n’existait que ce métier. Après tout, toutes les femmes qu’elles connaissaient étaient soit institutrices, soit femme au foyer.
Comme elle était incapable de trouver l’amour, ce fut donc tout naturellement qu’elle se dirigea vers le milieu professoral. Des études sans passion, mais également sans affliction. Vérane était toujours neutre. Elle n’aimait rien, elle ne détestait rien. Le vide absolu.

La Einsford et la professeure mangèrent en silence, l’une en face de l’autre. Chacune d’entre elle avait cette petite envie d’engager une discussion, mais personne n’osait franchir le pas. Jusqu’au moment où Vérane la vit. Cette larme naissante, au coin de l’œil de la normalement inflexible Éloïse. Ce fut comme une boule qui se forma dans son ventre, une poussée de professionnalisme survenue d’un potentiel inexploré, qui poussa l’Apathique à formuler ces quelques mots :

— Quelque chose ne va pas ?

Vérane s’étonna elle-même d’avoir eu la capacité d’exprimer quelque chose venant de son être. Elle fut obligée d’ingurgiter son soda cul sec pour garder la tête froide.
La Einsford pencha la tête, surprise également de cette prestation oratoire proche du Deus ex machina. Elle hésita à répondre. Devait-elle parler de ses problèmes identitaires ? D’Ellen ? De l’homosexualité ? De toutes ces choses qui la hantaient depuis la confession de son ancienne amie ? Ce n’était pas des sujets faciles à aborder, surtout à quelqu’un qu’on ne connaissait pas vraiment. Alors, la Einsford répondit simplement qu’elle ne se sentait juste pas très bien, et se terra dans un mutisme. Vérane ne chercha pas à aller plus loin ; un miracle mais pas deux. L’élève quitta ensuite la professeure, la pause du midi n’était pas infinie.

Ce cirque se répéta les autres jours, à la même heure. Visiblement, Vérane Girard mangeait la même chose tous les midis, au même snack, sur la même chaise. Il ne fallait pas s’attendre de ce pitoyable personnage une quelconque hygiène de vie. Cette tare avait au moins le mérite de lui faire rencontrer la fuyante Éloïse chaque jour.

Une sorte de rituel s’était formé entre les deux femmes. La Einsford s’asseyait devant la professeure, elles mangeaient en silence, et repartaient chacune de leur côté. On ne pouvait faire plus sobre. Aucune complicité, aucun rapprochement. Juste deux personnes se tenant compagnie par une absente présence.

Mais dans ce silence, une graine germait petit à petit. Une envie. Une minuscule envie, qui s’étendait de plus en plus. Une envie égoïste, celle de se décharger à n’importe quel prix. Après tout, pourquoi pas ? Aux yeux de l’empirique Éloïse, Vérane était la fadeur incarnée, quelqu’un de fondamentalement inexistant. Que risquait-elle à tout lui raconter ? Vérane n’aurait jamais suffisamment de personnalité pour la juger. Si la Einsford retenait son discours, ce n’était que par pure pudeur. Mais à force de voir ce simulacre d’être humain manger apathiquement la même malbouffe, la demoiselle ne ressentait plus aucun besoin de se cacher. Ce fut donc tout naturellement qu’à un midi qui devait pourtant ressembler aux autres…

— Je ne sais plus quoi faire…

Aussi brusque qu’un coup de fouet, ces mots percutèrent Vérane Girard, qui prit une bonne minute avant de réaliser que son élève lui parlait. La Einsford commença par lui énoncer sa situation familiale et les raisons de son attitude lors de son arrivée. Ensuite, elle passa un long moment à lui décrire sa relation avec Ellen. De nuisible, la sauvageonne avait peu à peu su percer la carapace ‘‘Einsford’’ jusqu’à devenir son amie. Ellen avait fait tant de chose pour elle. Elle l’avait sortie de la sortie de la solitude, elle l’avait fait découvrir l’exaltation des combats Pokémon, elle l’avait trouvée un job pour les vacances…

Au cours de son discours, la nostalgique Éloïse se rendit compte à quel point elle avait été ingrate d’avoir coupée les ponts avec une personne si dévouée. Quand elle travaillait au Centre, même si elle ne répondait pas à Edward, elle l’écoutait néanmoins. Selon lui, depuis sa déclaration, Ellen avait perdu son éclat. Elle ne sortait que très peu, ne combattait plus, et passait de longues heures à pleurer. La Einsford se sentait vaciller dès qu’elle entendait l’état de son ancienne amie, mais elle s’efforçait de ne rien laisser paraître, par fierté.

Ellen méritait cela, alors que son seul péché était de l’avoir aimée ? Sans doute que non. Mais la question était bien plus profonde que cela. C’était l’entière Éloïse qui était concernée. L’entière. Cette question opposait la contradiction entre celle qu’elle était, celle qu’elle est, et celle qu’elle sera. Celle qu’elle était, la fière Einsford, était farouchement opposé à une quelconque indulgence, alors que celle qu’elle est, légèrement plus indulgente, voulait trouver un terrain d’entente. Et celle qu’elle sera observait, récoltant des morceaux de ci et là, hésitante.

— … est-ce que tu regrettes ? souffla faiblement Vérane.
— Si je regrette ?
— … oui, ce qu’il se passe, ton attitude, Ellen, tout ça… est-ce que tu le regrettes ?
— C’est assez difficile à dire, réfléchit la Einsford, la réponse doit être pondérée, ce n’est pas si simple…
— … bien sûr que si.

Comme emportée, Vérane déposa son hamburger et se redressa quelque peu sur sa chaise. Dans cette posture, elle ressemblait miraculeusement davantage à un être humain.

— Moi… je regrette énormément de chose, finit-elle par siffler. Mon enfance, mes amis, ma famille, mes études, mon travail, ma vie… j’ai le sentiment de tout avoir foiré. Je donnerais tout pour pouvoir revenir en arrière. Et si j’avais essayé de me faire des amis ? Et si j’avais essayé de mieux m’entendre avec ma famille ? Et si j’avais pris plus d’initiatives ? Et si j’avais essayé de chercher ce qui me plaît vraiment ? Et si je n’étais pas si stupide ?! Tous ces regrets, toutes ses questions, ils m’étouffent ! Je ne peux pas me regarder dans le miroir, sans me demander pourquoi je continue à vivre ! Je sais pertinemment, je sais que je ne suis désirée nulle part, je sais que ma présence ne change strictement rien au monde ! Et toi, Éloïse Einsford ? Veux-tu être comme moi ? Une loque sans personnalité ?! Regarde-moi bien ! Je suis l’exemple même des afflictions du regret ! Je suis incapable de voir l’avenir, je ne peux que me torturer sur le passé. Le regret est un poison. Un poison terrible et cruel. Et tu veux savoir ce qui est le plus vicieux ? C’est qu’on se l’injecte nous-même, de part nos inactions. Laissez le regret gagner, c’est assassiner sa propre volonté. Alors, Éloïse Einsford, je te le redemande, regrettes-tu ce qu’il t’arrive ? Si oui, alors tu dois le vaincre avant qu’il te vainc. Tes sentiments, ces paroles que tu emprisonnes, exprime-les. Ne retiens rien. Vis. Et si tu persistes à réfléchir pour rien, tu sais ce qui t’attend.

Vérane Girard se leva de sa chaise et tourna le dos à l’abasourdie Éloïse. La professeure boitait quelque peu, ses propres propos tambourinant en elle comme un géant de reproches. Elle sourit discrètement malgré tout. Ce soir, elle ouvrirait les conserves des grands jours.


 ***

 L’apeurée Éloïse se rendit au Centre Pokémon, comme chaque matin. Deux jours étaient passés depuis sa discussion avec Vérane, et elle ne l’avait plus vu depuis. Il serait plus juste de dire que la Einsford l’avait évitée depuis. Ellen, Edward, Timothée et maintenant Vérane, cela commençait à devenir une habitude. Et comme une prophétie se réalisant, l’évasive Éloïse ressentait de plus en plus de regrets. Elle devait s’en débarrasser, d’une manière ou d’une autre, mais elle n’arrivait pas à sauter le pas. C’était bien trop dur pour elle, pour qui on avait toujours tendu la main.

La Einsford se rendit compte que les vacances se terminaient lorsqu’Edward lui donna une généreuse paye. L’ex-assistante fut elle-même étonnée du montant de l’enveloppe. Maintenant qu’elle y pensait, elle n’avait pas discuté de son salaire avec son employeur au tout début. Un comble pour la fille d’un ancien PDG.
Cependant, l’abattue Éloïse n’avait plus la tête à se réjouir. Elle en avait même oublié son projet de départ. Tout ce qu’elle voulait était de simplement rentrer chez elle et de laisser passer le temps sous son oreiller.


 ***
 Si durant les vacances la peureuse Éloïse pouvait facilement ignorer Ellen, une fois de retour au lycée la tâche était bien plus ardue, surtout que les deux adolescentes se trouvaient dans la même classe. L’ambiance tendue était de rigueur. Parfois, leurs regards se croisaient – provoquant ainsi une interminable explosion dans le cœur de chacune – mais le contact était toujours extrêmement bref. Vérane voyait très bien le petit manège qui se jouait dans sa classe, mais elle s’en désintéressa rapidement. Elle s’était déjà déchargée, seule sa petite vie morne comptait à présent.

La pression était de plus en plus insupportable pour la Einsford. La solitude, aussi. Elle avait l’habitude de côtoyer Ellen lors des interclasses. Bien évidemment, c’était désormais de l’histoire ancienne. Et si l’angoissée Éloïse fuyait Ellen, l’inverse était également vrai. Autant dire que les probabilités que les deux adolescentes se rencontrent étaient on ne pouvait plus basse.
C’était sans compter certains éléments perturbateurs. Cramponné sur la branche d’un grand arbre, un homme pas du tout suspect déclara fortement à un talkie-walkie.

— Beagle Perché à Étoile Lunaire, cible A localisée au distributeur de boissons sud-ouest !

N’obtenant aucune réponse, l’homme pas du tout indiscret dans sa tenue d’espion s’impatienta.

— Allô ? Étoile Lunaire ?

Toujours rien. L’homme que certains lycéens avaient déjà signalé à la police soupira, résigné.

— Omnisciente Étoile d’Encre de Sang Lunaire ?
— Ici Omnisciente Étoile d’Encre de Sang Lunaire, répondit enfin une voix grésillante. Bien reçu. J’ai également la cible B en visuelle.
— … pourquoi j’ai accepté cette histoire de pseudo moi…

Cette voix provenant du talkie-walkie appartenait à un autre individu tout aussi louche, astucieusement caché dans l’ombre de l’autre côté du lycée. Du moins, il serait réellement astucieusement caché s’il ne portait pas une costume de Nostenfer bien trop large pour lui.

Cette personne et cet individu étaient bien évidemment Timothée et Edward. Ils avaient choisi de frapper le jour de la rentrée. Le couple se doutait bien que leurs deux protégées n’allaient pas tenter une réconciliation seules. Normalement, des adultes n’avaient pas à s’immiscer dans les histoires d’adolescentes, toutefois l’état dépressif d’Ellen était de plus en plus préoccupant. Le fait que ces deux hommes adoraient se mêler de ce qui ne les concernait pas n’avait bien évidemment aucune incidence sur leur motivation.

Leur plan était simple : forcer les deux lycéennes à se rencontrer. Ils espéraient ensuite qu’une discussion en résulterait.

— C’est le moment Omnichiante Étoile truc machin ! déclara Tim. On passe à l’action, il ne nous reste plus beaucoup de temps !
— … tss.

Entendre son si beau et si dark pseudonyme se faire écorcher à ce point donnait à Edward l’envie de se tailler les veines. Toutefois, le grand dadais avait raison, il fallait agir avant la fin de l’interclasse. Edward bondit alors de l’ombre, méconnaissable sous son costume de chauve-sourie violette. Il prit une pose inutilement classe – car personne ne le regardait – et fonça vers la cible B, alias la triste Éloïse, et lui faucha proprement son sac.

— … ! Qu… ! s’immobilisa la Einsford. R-Revenez !
— Si vous tenez tant que cela à votre bien, poursuivez et terrassez l’adversité.

La victime s’étonna légèrement du ton – et du costume – de ce ‘‘délinquant’’ mais dans l’urgence de la situation, elle ne réfléchit pas plus longtemps et poursuivit l’homme déguisé. Ce n’était certes pas une attitude très noble, mais la demoiselle ayant déjà très peu d’affaires personnelles, ce n’était pas pour que le premier chapardeur venu en fasse son butin.

Edward traçait un habile parcours évitant les zones bondées d’étudiants, il fallait attirer le moins d’attention possible. Par chance, Ellen se trouvait elle-même dans une zone plus ou moins déserte du lycée. Tout se passa très vite. Edward déboula en fasse de la dépressive, posa le sac à ses pieds, la salua ‘‘darkement’’ et s’enfuit à nouveau. Toujours en haut de son arbre, les jumelles sur les yeux, Tim acquiesça la performance de son compagnon et sourit en voyant la suante Éloïse arriver, à bout de souffle.

— Que le rideau se lève ! sourit-il.

La Einsford faillit s’étouffer lorsqu’elle aperçut ses affaires aux pieds d’Ellen. Finalement, elle se demandait si ce n’était pas une meilleure idée de rebrousser chemin. Lorsqu’Ellen remarqua son ancienne amie, elle se sentit défaillir. Elle avait pourtant tout fait pour l’éviter depuis ce matin !

Ellen baissa la tête, ne pouvant supporter le visage de celle qu’elle aimait encore. Elle se retourna simplement, envisageant bêtement de s’éloigner le plus possible de celle qui lui faisait souffrir. L’affectée Éloïse, devant cette fuite, fit instinctivement un pas en avant. Oui, même si elle aussi l’évitait, elle désirait plus que tout s’entretenir avec Ellen. La Einsford avant encore ses doutes et hésitations, mais elle ne pouvait pas laisser fuir une telle situation.

— Ellen, attendez !
— …

La sauvageonne abattue se pétrifia. Elle ne se retourna pas mais au moins, elle ne partait plus.

— A-Attendez…, répéta la tremblante Éloïse. Ellen… je…

La Einsford ne trouvait pas ses mots. Elle bredouillait quelques débuts de phrase, sans parvenir à en finir une seule. Elle se sentait plus minable que jamais. Les relations sociales n’avaient jamais été son fort. Tim et Edward – désormais planqué à proximité derrière un buisson synthétique qu’il avait eu même installé non-loin des lycéennes – se mordaient les lèvres.

— Aïaïaïe… grogna le grand dadais.
— Obstacles sont alliés de réussite éclatante, posa Edward.
— Elles ne sont pas dans une situation facile, rajouta un troisième homme. Mais il ne faut pas perdre espoir, l’esprit humain est capable de tout !

Ce troisième homme n’était ni plus ni moins qu’un policier, venu pour interpeller Timothée. Toutefois, l’agent – un peu fleur bleue – avait décidé d’observer le spectacle avant d’accomplir son devoir.
De son côté, la tourbillonnante Éloïse se perdait encore dans ses explications. Elle en avait assez de n’être capable de rien. Elle ne supportait plus cette faiblesse. Pourquoi fallait-il que sa parole se bloque au moment où elle en avait le plus besoin ?

Et la Einsford craqua. Elle s’avança vers Ellen, le pas ferme. Elle saisit les épaules de son ancienne amie et la retourna vers elle. Ellen en fut démesurément stupéfaite au point de lâcher un petit cri féminin qui ne lui ressemblait absolument pas. Le contact entre les mains de la Einsford et ses épaules lui brûlait la peau.

— Ellen ! s’écria la transformée Éloïse. Je… vous ne pouvez pas m’abandonner ! J-J’ai besoin de vous, de votre amitié, de votre soutien. Sans vous, je me sens totalement perdue !
— … c’est ce que tu n’comprends pas, lâcha Ellen. C’est cette amitié qui m’fait souffrir. Je t’aime bordel ! T’penses vraiment que j’vais supporter d’jouer les bonnes copines pour l’éternité ?!
— J-Je n’en sais rien ! s’entêta la Einsford. J-Je veux juste que vous restiez à mes côtés ! Vous êtes ma seule amie !
— Aaaah ! Mais arrête avec cette amitié putain de bordel de merde ! Moi j’veux être en couple avec toi et seul’ment ça ! T’as oublié que j’uis gouine ou faut que j’t’envoie des signaux de fumée ? Homosexuelle, lesbienne… t’sais, le genre de truc qui te dégoûte !
— … c-c’est vrai que j’ai du… mal avec ce genre de chose mais… je peux changer…
— Changer ? Ah ouais ? Genre tu vas d’venir gouine toi aussi ? Tu vas dev’nir un truc que tu détestes ?!

La tourmentée Éloïse réfléchit à toute vitesse. Il fallait qu’elle trouve de quoi répliquer. C’était purement égoïste, mais elle ne voulait pas perdre Ellen. Elle comptait bien trop pour elle. La Einsford déglutit, ayant de plus en plus de mal à soutenir le regard d’Ellen.

— … et… et si je le deviens… ? souffla-t-elle doucement.

Ellen s’immobilisa à nouveau, les yeux s’écarquillant de seconde en seconde. Au niveau du buisson, la réaction fut à peu près la même ; le policier se rongeait férocement les ongles, Tim observait la scène comme possédé, et Edward marmonnait des interminables incantations incompréhensibles.

— Hein ? cracha finalement Ellen. Qu’est-ce que tu m’chantes encore, là ?!
— Je ne veux pas vous perdre ! s’écria la larmoyante Éloïse. J-Je… je n’avais jamais ressenti ça auparavant, même lorsque je fréquentais mon ancien lycée ! J’avais des amis, des camarades, des connaissances… nous nous baladions parfois à l’extérieur de l’établissement, mais ce n’était toujours que par convenance. J’étais avec ces personnes parce qu’il fallait que je le sois, socialement parlant. Alors que vous, Ellen… c’est diamétralement différent ! Vous êtes une dévergondée, une délinquante, une rustre, un vulgaire personnage ! Vous êtes l’exact opposé de ce à quoi j’aspire ! Et pourtant, j’apprécie tellement votre présence… j’ai véritablement envie d’être avec vous et de vous voir à mes côtés ! L’idée même de vous voir m’ignorer m’est insupportable ! Alors c’est pourquoi… c’est pourquoi je ne veux pas vous perdre !

Ellen recula d’un bond, mettant enfin un terme au contact lui brûlant les épaules. Elle passa une main crispée sur ses yeux, tentant vainement de dissimuler ses émotions.

— … t’es vraiment horrible, cracha-t-elle. Me dire toutes ces choses, alors que je veux simplement t’oublier…
— Je ne vous laisserai pas faire ! J’ai déjà été trop lâche. J’ai fui lorsque vous m’aviez ouvert votre cœur… j’ai coupé court à toute discussion… mais cela est terminé à présent ! Je ne veux plus fuir ! Je me suis rendu compte à quel point vous êtes importante pour moi. Traitez-moi d’égoïste et d’horrible, je n’en ai cure ! Je veux juste que vous restiez à mes côtés !

Ellen se mordit si fortement les lèvres que du sang en émergeait. Elle ne devait pas se faire d’illusions. Les sentiments de l’adorable Éloïse n’était que de l’amitié. Seulement, la Einsford, auparavant enfermée dans ses anciennes valeurs, n’avait jamais expérimenté ce genre d’émotion. Elle était dans la confusion et Ellen le savait très bien.

— … Éloïse, souffla néanmoins Ellen. Je t’aime, par amour. Tu l’as vraiment compris au moins ?
— Oui !
— Je ne pourrais jamais supporter d’être avec toi en sachant cet amour impossible.
— Je l’ai également compris.
— Donc, je peux accepter de revenir vers toi… mais à condition que nous formions un couple.
— … je…

L’enhardie Éloïse ravala sa salive et hocha la tête.

— Je suis d’accord.
— Ce n’est pas un jeu, hein ? s’écria Ellen. Je… je t’aime vraiment, hein ? Ne prends pas ça à la légère !
— Ce n’est pas mon intention ! Je… je suis prête à tout pour ne pas vous perdre !
— … très bien. Dans ce cas, embrasse-moi.
— … ! … euh…
— … haha, tu vois ? Tu en es incap… !

Une impulsion. Si la Einsford aurait réfléchi une seconde de plus elle se serait enfuie à toute jambe. Alors, l’audacieuse Éloïse fit le vide dans son esprit. Elle prit un petit appui à l’aide de sa jambe droite, et se propulsa en avant. De cette manière, même si elle changeait d’avis en cours de route, il serait trop tard pour faire marche arrière. L’intrépide Éloïse bondit presque sur Ellen, et atterrit sur elle avec tant de force que les deux lycéennes chutèrent.
Et, sous l’ondulation pourpre, les yeux scintillants se fixaient tumultueusement, tandis que les lèvres se liaient.

Du côté du buisson, trois hommes s’enlacèrent joyeusement.

— Putain c’est trop beau ! s’exclama le policier.
— On a TELLEMENT eu raison ! sourit Timothée.
— La fatalité a été vaincue, posa Edward.

Le policier reprit tout de même rapidement son professionnalisme.

— En parlant de fatalité… c’était effectivement bien sympa cette histoire, mais maintenant c’est terminé. Veillez me suivre au poste de police, je vous prie.
— Arf…, soupira Tim.
— On n’échappe pas au karma…, se résigna Edward.


 ***

 Un jeune couple s’était formé, un couple assurément non-assorti. Que ce soit Ellen ou la nerveuse Éloïse, aucune des deux ne savaient exactement quoi faire. Cependant, elles étaient d’accord sur un point : ne pas monter leur nouvelle relation au public.

Ellen était persuadée que les sentiments de la Einsford n’était que de l’amitié. Si elle l’avait embrassée, c’était uniquement parce qu’elle était désespérée à l’idée de perdre sa seule amie. Mais Ellen avait décidé d’accepter la situation. Elle était avec celle qu’elle aimait. Même si tout n’était qu’illusion, elle était heureuse.

À la fin des cours, les deux demoiselles se rejoignaient et se baladaient timidement dans les rues d’Illumis. Parfois, elles s’arrêtaient pour manger maladroitement une glace, ou simplement pour s’asseoir craintivement sur un banc. Elles ne s’étaient plus embrassées depuis ce fameux jour. En se voyant agir de façon aussi prude, Ellen avait envie de rire. Elle qui avait toujours été une rebelle agissant sans réfléchir !

Ellen avait bien évidemment d’embrasser la merveilleuse Éloïse et même plus. Elle voulait passer toute la journée avec sa petite-amie, flirter indécemment avec elle, puis l’emmener chez elle et immortaliser toutes les nuits. Mais la sauvageonne se réfrénait. C’était déjà un miracle que la délicieuse Éloïse soit aussi proche d’elle, il n’était pas question de l’effrayer plus que de raison.

Une semaine se déroula dans cette ambiance pudibonde. Les nerfs d’Ellen commençaient sérieusement à craquer. Ses envies et désirs ne cessait de grandir, jusqu’à devenir insupportable. Pourtant, lors d’un rendez-vous comme tant d’autre, ce fut la Einsford qui s’avança :

— ...ehm… Ellen… ?
— Ouaip ?
— Je me disais… tu voudrais rencontrer mes parents ?
— … hein ?
— Hé bien… on est un couple et … c’est ce que font les couples, n’est-ce pas ?

Logique implacable. Ellen pouffa. Si elle avait été surprise, ce n’était finalement pas si étonnant de la conventionnelle Éloïse.

— T’es sûre ? lança Ellen. Si tes vieux sont comme les miens…
— C-C’est vrai qu’ils avaient des préjugés mais… ils comprendront.
— Hmpf, si t’as autant la confiance, pourquoi pas.

Ellen se demandait si la Einsford comprenait ce qu’elle était en train de faire. La rencontre avec les parents était quelque chose de crucial. C’était une sorte d’officialisation de la relation. Et si cette rencontre se passait bien… non, Ellen ne voulait pas y penser. Ce serait se donner trop de faux espoirs.


 ***

 Dimanche. L’illuminée Éloïse était déterminée. Aujourd’hui, tout se jouait. Aimait-elle Ellen ? Elle-même ne le savait pas. Elle aurait beau y réfléchir, elle savait qu’elle ne trouverait pas la réponse. Qu’est-ce que l’amour après tout ? Comment savoir si on aimait quelqu’un ? Ce n’était pas une princesse ayant vécu toute sa vie dans un cocon qui allait percer ces mystères.

Mais, et alors ? Pourquoi absolument chercher la réponse ? La renaissante Éloïse avait décidé de ne plus s’encombrer de détails. Était-elle lesbienne ? Comment le savoir sans essayer ? Ellen était une personne très chère à ses yeux. Il était vrai que la Einsford avait énormément d’a priori vis-à-vis de l’homosexualité, toutefois, elle avait beau y repenser, ces derniers jours passés en ‘‘couple’’ avec Ellen n’avait finalement rien de si anormale. Et la Einsford devait se l’avouer, c’était même une sensation assez agréable.

Aujourd’hui, la reposée Éloïse s’était vêtue de l’ensemble bleu et blanc que lui avait offert Ellen ; symbole du renouveau. Aujourd’hui, elle allait réparer toutes ses fautes. Elle repensa à ce qu’elle avait vécu depuis la catastrophe économique. L’ambiance exécrable à la maison, son nouveau lycée, la rencontre d’Ellen, les combats Pokémon, ce dadais de Tim et ce ‘‘dark’’ d’Edward, son travail au Centre Pokémon, la question de l’homosexualité, sa discussion avec Vérane, sa nouvelle relation avec Ellen…
Tant d’évènements intenses qui avaient inexorablement conduit la Einsford à évoluer. Elle ne savait pas si c’était en bien ou en mal, mais ce dont elle était certaine, c’était qu’elle se sentait en paix. Et cela lui suffisait amplement.

Ellen Masson se tenait à ses côtés, devant l’appartement où les Einsford habitaient désormais. La sauvageonne tentait de faire bonne figure, mais intérieurement, elle bouillonnait d’appréhension. Tout l’inverse de la détendue Éloïse. Cette dernière ouvra la porte.

Armond et Julia Einsford s’étaient également préparé pour l’occasion. Ils n’avaient pas tous les détails, leur fille leur ayant seulement annoncé une ‘‘grande surprise’’. Lorsque la porte s’ouvra, les deux adultes se levèrent. La gentille Éloïse s’avança, Ellen se cachait presque derrière son dos.

— Père. Mère. Avant tout, je souhaite vous présenter mes excuses. Je suis encore jeune et inconsciente, je l’ai enfin réalisé. Ce que je prenais auparavant pour vérité universelle n’était qu’une vision parmi tant d’autres. Je sais désormais que la notion de ‘‘juste’’ n’a aucun sens ; car le sens appartient à chacun et chacun peut changer. Moi-même, j’ai changé. Ces dernières semaines, j’ai fait des choses que je pensais impensables. Et pourtant, ce sont ces mêmes choses qui m’ont ouvert l’esprit. J’ai appris que c’est en élargissant ses horizons que l’on parvient à se trouver, et non en se cantonnant à des idées préconçues. Pour être honnête, je ne pense pas mettre encore ‘‘trouvée’’, et je doute même y parvenir un jour. Cependant, je sais que j’ai cette envie en moi, celle de continuer ma route et de ne jamais m’arrêter. Tant que j’aurais cette envie, je suis certaine que je resterais en paix.

L’harmonieuse Éloïse avança doucement vers Armond, sortant une petite boîte de sa poche.

— Père, ceci est pour vous. Vous souvenez vous du bracelet que vous m’avez offert pour mon anniversaire ? Mon attitude fut honteusement déplacée. Vous avez fait tant d’effort pour me faire plaisir et moi, j’ai tout rejeté. C’est pourquoi j’ai décidé de vous imiter. Je vous l’avais caché, mais durant ces dernières vacances, j’ai pris un petit boulot, au Centre Pokémon. Ce n’était pas facile, je devais rester concentrer chaque seconde, ne pas faire d’erreur, m’occuper soigneusement des Pokémon, j’avais sans cesse cette écrasante pression sur les épaules. À la fin de chaque journée, j’étais éreintée, les mains courbaturées. Et ce n’était qu’un simple petit boulot, superviser par une de mes connaissances. Je m’adresse à vous aussi mère, vous qui avez un véritable travail à plein temps. J’ai été odieuse de vous en vouloir, alors que vous vous épuisez pour me permettre de vivre. Je vais donc ce cadeau, que j’ai acquis au prix de mes propres efforts. Il y a trois chaînes à l’intérieur. Je les ai choisies, car j’espère qu’elles symboliseront le rétablissement de nos liens, ceux que j’avais autrefois fragilisés par mon mauvais comportement.

Que ce soit Armond, Julia, ou même Ellen, tous étaient estomaqués par la tirade de la rayonnante Éloïse. Cette dernière se dirigea vers Ellen – qui commençait sérieusement à se sentir de trop – et se plaça au même niveau qu’elle.

— Père. Mère. Je vous présente Ellen, Ellen Masson. Elle a été un soutien essentiel dans ma nouvelle vie. Sans elle, je serais certainement restée une peste. Elle m’a montré le monde que je n’avais pas voulu voir et pour cela, je lui en serais éternellement reconnaissante. De connaissance, elle est parvenue à devenir une présence indispensable. Si indispensable que l’on a décidé de… de se mettre ensemble. C-Comme un couple.

Armond et Julia faillir tomber à la renverse. Tout semblait si irréaliste. Déjà, que leur fille dise ce qu’elle avait sur le cœur était déjà un miracle. Mais maintenant, elle les annonçait qu’elle était homosexuelle ! Elle, la princesse Einsford !

— J’ai conscience que c’est une annonce… brutale. Cependant, j’y ai réfléchi. Je ne sais peut-être pas ce qu’est que l’amour, mais je suis heureuse avec Ellen. Plus que jamais auparavant, avec n’importe qui d’autre. Peut-être n’est-ce qu’une illusion, peut-être que je ressens cela parce que c’est la première fois qu’une personne s’intéresse à moi autrement que pour mon nom. Peut-être que je fais une erreur. Mais vous savez quoi ? J’ai décidé de ne plus me laisser parasiter par les ‘‘peut-être’’. Je ne veux avoir aucun regret. Je vous l’ai dit, n’est-ce pas ? Je veux découvrir ma route. Et à l’instant, ma route, c’est Ellen. Je ne sais pas ce qu’est l’amour, mais j’ai l’irrépressible désire d’aimer Ellen. Alors je l’aime, c’est aussi simple que cela.
— Éloïse…

Ellen, Armond et Julia prononcèrent son nom en même temps. Ils se regardèrent un instant, surpris, avant de pouffer légèrement.

— Hé bien, Ellen, c’est cela ? lui lança Armond Einsford.
— … euh… Ouais ! se tendit la demoiselle.

Armond et Julia détaillèrent, à la fois amusés et surpris, la tenue pour le moins audacieuse de la petite-amie de leur fille.

— Je mentirais si je disais être totalement rassurée, continua Julia. Toutefois, notre famille a subi d’immenses changements ces derniers jours. Comme notre fille, nous-même nageons dans l’inconnue. Nous ne savons pas où nous allons, mais nous voulons tous être heureux. C’est pourquoi, si vous rendez ma fille heureuse, je ne peux m’opposer à votre relation. N’est-ce pas Armond ?
— Mmh… c’est assez délicat…, réfléchit le père. Mais… disons que je me contenterais d’observer en arrière plan. Cependant, n’oubliez pas, jeune fille. Vous êtes avec notre chère Éloïse. Si jamais vous lui faites du mal…
— Armond ! s’imposa Julia. Il suffit, la pauvre va se liquéfier si tu continues !
— … ahem… oui, excusez-moi. Je me suis un peu laissez emporter.
— V-Vous z’avez pas à vous inquiéter ! s’écria brusquement Ellen. J-J’kiff votre fille à donf, j’vous l’jure sur la couille d’Arceus !

Les Einsford grincèrent des dents suite à cette expression imagée, mais préférèrent ne pas la relever. Armond et Julia trouvèrent toutefois la jeune Ellen assez amusante, une personnalité qu’ils n’avaient assurément pas l’habitude de rencontrer dans les milieux huppés.

Par la suite, les parents Einsford firent peu à peu connaissance d’Ellen. Sous la pression, elle fut obligée de donner tous les détails de sa vie, y compris la réaction de ses propres parents à propos de son homosexualité. Toutefois, elle parvient à passer sous silence la période où elle était droguée. En retour, Armond et Julia lui ouvrit également leur cœur, et s’amusèrent même à raconter quelques embarrassantes anecdotes du passé, dont beaucoup concernaient la protestante Éloïse.

Ellen fut rassurée de voir une ambiance aussi sereine. Et surtout, elle avait pu entendre les véritables sentiments de la joyeuse Éloïse. Un point de vue sage, à la fois ferme et incertain. Mais la Einsford avait décidé de lui donner une chance, à elle, la bonne à rien d’Ellen. Une chance qu’elle ne laisserait passer sous aucun prétexte.

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 La douce sonnerie marqua la fin des cours. Les lycéens, épuisés par l’accumulation de connaissances qu’ils oublieront bientôt, se dépêchèrent de ranger leur affaire avant de déguerpir. Faisant partie de cet afflux, une certaine Einsford attendait pourtant impatiemment derrière devant la sortie. Qu’est-ce qui pouvait bien prendre autant de temps à Ellen ?
Cette dernière arriva au bout de cinq longues minutes. La Einsford le sermonna durement avant de lui prendre la main. Les deux demoiselles partirent ensuite, bien décidé à profiter du reste de la journée.

Dans la salle de classe, Vérane Girard observa, encore interloquée, la carte de visite qui venait de lui être délivrée : ‘‘Timothée Rehnin, Artiste à Tout-Faire ! Chacun peut s’épanouir, la fatalité n’existe pas !’’. Pourquoi Ellen Masson lui avait donné cette carte ? Vérane n’en avait aucune idée. Cependant, elle pouvait sentir quelque chose d’étrange dans ce bout de carton, comme si c’était la chose qu’elle avait toujours attendue.

Dans la rue d’Illumis, l’épanouie Éloïse et Ellen Masson vivaient simplement leur vie.

— Fait chier ce bac qui approche…, grogna la sauvageonne.
— Une formalité, se moqua la Einsford.
— Parle pour toi la tête d’ampoule ! Moi j’pige que dalle… diiis, t’veux pas m’aider à réviser ?
— Sûrement pas ! Souvenez-vous de la dernière fois. Non seulement vous n’écoutez rien, mais en plus, vous passer votre temps à flirter !
— … héhéhé, pour sûr que je m’en souviens. Surtout ce qu’il s’est passé ensuite ! C’était vraiment une chouette idée de ‘‘réviser’’ chez moi, sans parents à l’horizon…
— A-Assez ! s’emporta la pourpre Éloïse. J-Je…
— Tu fais l’effarouchée mais t’avais plutôt bien kiffer ! s’amusa Ellen.
— … ggnn… j-je m’étais laissée emporter… et… je n’avais aucune idée que l’os d’un Ossatueur pouvait servir à …‘‘ça’’…

Devant le visage écarlate de sa petite amie, Ellen ne put s’empêcher de rire à plein poumon. La Einsford fit mine de bouder, mais intérieurement, elle riait également.

— Hé tu sais ? lança Ellen d’un ton plus sérieux. J’ai envoyé un mail à mes vieux. Je leur ai parlé de toi. Un putain de long message.
— Vraiment ? Et… qu’est-ce qu’ils ont répondu ?
— Bah, une broutille ! Un truc genre ‘‘Ne nous contacte plus.’’.
— Ellen…
— Une broutille j’te dis ! Et j’plaisante pas. J’crois que je devais leur dire, comme si ça m’libérait d’un poids. Maint’nant j’uis gonflée à bloc !

La petite sauvageonne offrit à l’inquiète Éloïse son plus beau sourire, sans aucune arrières pensées. La Einsford lui rendit son sourire et les deux lycéennes continuèrent leur balade. En chemin, le couple passa devant le quartier huppé d’Illumis. Un groupe de jeunes nobles discutaillait excentriquement, se moquant quelques fois des petites gens ; des anciens amis de la Einsford. Cette dernière les reconnut.

Elle les ignora.

Son passé était derrière elle. Désormais, elle n’aurait plus jamais besoin de valeurs handicapantes. Elle pouvait être elle, sans besoin intrinsèque d’être caractérisée par quelque chose ou un quelconque adjectif. Elle avançait à tâtons, cherchant sa voie, simplement en tant qu’Éloïse.