Ch 10 : Vent argenté
Qui est le plus fort entre Superman et Son Goku ? Inutile de répondre, il s’agit d’une question rhétorique visant à illustrer les débats existentiels de geeks.
Sans doute hérité de l’école maternelle, où l’on se demandait déjà qui du lion ou du tigre est le plus fort, ce type de questionnement a le mérite de sonder les abîmes de la contre-culture geek.
Aussi nous formulerons ici l’interrogation suivante : c’est quoi le plus pervers entre les mangas et les comics ?
Pour Sofia, c’était kifkif. Entre l’uniforme trop court de Magical Girl et celui trop moulant de la JLU, elle ne savait dire lequel elle détestait le plus. C’est pourquoi la jeune femme avait pris l’initiative de se créer son propre costume, sans forcément veiller à sublimer sa plastique qui, il faut bien l’avouer, n’avait rien de folichon.
La magicienne portait donc un loup (le masque, pas l’animal !), ainsi qu’une gigantesque cape pourpre qu’elle avait préalablement enchanté pour être à l’épreuve des attaques de Pokémon et des balles, même tirées à bout portant.
En outre, sa cape avait la particularité de flotter et de se mouvoir d’elle-même. Elle semblait presque vivante, organique, lorsque Sofia rabattait la capuche et que son visage demeurait invisible.
Enveloppée dans cette pèlerine qui lui conférait une allure spectrale, Sofia était imbattable !
Elle, Scott et Mark avaient suivi la piste du semi-remorque jusqu’à Maillard.
Le Miaouss ouvrait la marche dans son costume rutilant de Meowthian Manhunter, dont vous n’avez sûrement pas oublié qu’il se composait d’un slibard et d’autres éléments moins significatifs. Il se sentait parfaitement à l’aise dans la noirceur nocturne à traquer des malfrats.
Mark, quant à lui, surveillait les arrières. A défaut de porter un accoutrement de superhéros, Sofia lui avait donné des lunettes de hipster et une fausse moustache. Pour se donner un air cool, le Farfaduvet fredonnait une mélodie ressemblant vaguement au générique de Mission Impossible et qui finit par sombrer dans du beat box bas de gamme.
Quand ils furent à une quinzaine de mètres de la villa de Toreno, le Miaouss masqué sortit un appareil métallique semblable à une toupie tronquée qu’il plaqua contre le sol et le brancha à son masque au moyen d’un câble doré. Il appuya ensuite au sommet de l’appareil.
Cela généra une onde sonar. Le masque high-tech de Scott analysa les données recueillies et afficha pour son porteur une carte détaillée en trois dimensions des environs, dans un rayon de cinquante mètres.
A l’instar de ce que l’on peut trouver dans de nombreux films de superhéros ou d’espionnage, cette démonstration de joujou sophistiqué ne sert à rien, sinon à épater la galerie et faire bosser les mecs des effets spéciaux.
« Je vois la statue, murmura Scott au bout de quelques secondes.
- Où ?
- Au second sous-sol. Nous devrons faire preuve de discrétion sur ce coup-là, Silverwind.
- C’est obligé ces noms de code débiles ? se plaignit Sofia.
- Ouais, nous sommes des superhéros après tout !
- Si tu le dis, mon minet. »
La jeune femme partit alors en tête, longeant un muret pour ne pas se faire remarquer, en dépit du fait que trois caméras étaient braquées sur elle, sans qu’elle ne le sache.
Mark se rapprocha du Miaouss en lui jetant un regard interrogateur. En règle générale, Scott se sentait un peu mal à l’aise en compagnie du Farfaduvet, mais pour une fois, il fit fi (mdr) de son appréhension et demanda :
« Je peux quelque chose pour toi, Mark ?
- C’est la dernière fois que je te surprends en train de flirter avec MA Magical Girl, pigé ?
- Euh… c'est-à-dire que…
- Approche-toi encore d’elle comme tu l’as fait et je te fais bouffer tes intestins ! menaça le Pokémon Vole Vent en affichant un sourire forcé, à la fois sadique et mignon. »
Scott choisit d’ignorer les élucubrations du Pokémon rongé par la jalousie et de se concentrer sur la suite des opérations.
Il rejoignit Sofia, cachée derrière un gigantesque buisson vert sombre, taillé en forme de Zoroark. La Magical Girl surveillait les allées et venues des gardes chargés de défendre la villa contre un quelconque intrus. Il faut dire qu’en règle générale, la présence de gardes armés donne envie de pénétrer dans n’importe quelle baraque louche pour y faire quelque chose de stupide. Demandez à James Bond.
Quand le moment idéal se présenta, la magicienne courut vers le mur de la villa avec Mark et Scott sous sa cape. Les caméras de sécurité ne filmèrent qu’un grand vêtement sombre se mouvant du jardin vers la bâtisse.
Arrivée devant une fenêtre, Sofia ne perdit pas un instant. Elle injecta un peu de son énergie magique dans sa cape, jusqu’à faire pousser un fil qui s’introduisit entre le battant et le cadre de la fenêtre, poursuivit son chemin le long de la vitre, de l’autre côté du mur et s’enroula autour de la poignée.
En se concentrant davantage, la jeune femme fit tourner la poignée et ouvrit la fenêtre. Les deux Pokémons et elle s’engouffrèrent à l’intérieur sans un bruit, avant que la patrouille de garde ne revienne.
Une telle infiltration n’aurait pas été possible si, trois mois plus tôt, Toreno n’avait pas envoyé chier le commercial qui voulait lui vendre des fenêtres en aluminium, triple vitrage, VMC double flux, avec système anti-infraction.
« Bien joué Silverwind ! félicita Scott en chuchotant.
- Le plus dur reste encore à faire. Et cesse de m’appeler comme ça, mon minet !
- Selon les données de mon masque, pour atteindre les sous-sols, nous devons emprunter le couloir de droite sur vingt mètres et passer la porte du fond.
- Allons-y ! »
Le trio se trouvait au milieu un vestibule meublé, plongé dans l’obscurité. Un faible éclat lunaire filtrait à travers la fenêtre que Sofia venait de refermer. Les deux portes, placées de part et d’autre de la pièce, s’ouvraient chacune sur un long couloir éclairé.
Pour limiter les risques d’être vus, Sofia rappela Mark dans sa Magicball. Elle diminua ensuite le volume de sa pèlerine en utilisant à nouveau ses pouvoirs magiques. Le vêtement enchanté perdit en épaisseur, avant de s’enrouler autour d’elle, donnant l’impression qu’elle portait une tenue de ninja.
Ainsi préparés, Sofia et Scott passèrent la porte. Ils faillirent pousser un cri de surprise en découvrant un homme de main de Toreno dans le couloir. Le type, un blondin balafré, se tenait avachi sur un tabouret, son attention totalement accaparée par un free to play débile installé sur son smartphone.
Le superhéros et la Magical Girl avancèrent à pas feutrés, serrant les dents et priant pour que le malfrat ne les calcule pas. Mais celui-ci farmait des cristaux Xorb dans l’optique d’upgrader son katana Sidéral au niveau quatre et ainsi gagner un bonus de vingt pourcents en coup critique, il avait bien mieux à faire que de remarquer leur présence.
Après l’avoir dépassé, Sofia et Scott restèrent quelques instants derrière lui, à le regarder jouer par-dessus de son épaule – le pouvoir hypnotisant des jeux vidéo, on le connaît tous – puis reprirent leur mission d’infiltration.
Au bout du couloir, ils débouchèrent sur un escalier menant sous la villa. Ils approchaient du but.
Ils descendirent les marches quatre par quatre, jusqu’à arriver face à une porte blindée massive et deux gaillards armés de mitraillettes, chargés de la défendre. Sur ordre de Sofia, Mark fusa de sa Magicball en les aspergeant de Para-Spore. Les malfrats n’eurent pas le temps de tirer, ni d’appeler des renforts.
Paralysés, ils virent le Miaouss masqué s’emparer de leurs armes et les tordre comme s’il s’agissait de simples fils de fer. Si on s’accommode assez vite à l’idée qu’un homme d’un mètre quatre-vingt-dix portant une cape puisse être doté d’une force herculéenne, cela passe beaucoup moins bien pour un Pokémon assez commun, haut de quarante centimètres, avec à peine quarante-cinq points de base en statistique d’attaque.
Tandis que Sofia et Mark déplaçaient les corps raidis des deux gardes vers un placard à balai, Scott sortit un autre de ses gadgets high-tech pour déverrouiller l’immense porte blindée. Le superhéros pouvait la démolir à mains nues, mais il préférait ne pas ameuter les hommes de main de Toreno.
Meowthian Manhunter brancha donc un petit appareil brillant ressemblant à un tamagotchi sur le pavé numérique inséré dans le mur et contrôlant l’ouverture de la porte. Il se mit ensuite à bidouiller son instrument pour craquer le code d’entrée.
La magicienne le rejoignit à temps pour l’ouverture des portes et la surprise qui les attendait.
Car pendant que Scott et Sofia se démenaient pour pénétrer incognito dans la villa, Remigio Toreno avait rassemblé une escouade de tueurs impitoyables pour protéger la statue d’Ossatueur, fraîchement acquise.
Son instinct de truand lui soufflait que ces intrus en avaient après elle et rien d’autre. Ray Toreno ne fonctionnait qu’à l’intuition, cela lui évitait de perdre du temps à réfléchir, donnait l’illusion d’avoir toujours un coup d’avance sur les autres et, jusqu’à maintenant, cela lui avait plutôt réussi.
Aussi, il ne parut nullement surpris quand la porte du second sous-sol s’ouvrit. Il se contenta d’ordonner à ses hommes de faire feu. Sofia n’eut que le temps d’étendre sa cape à l’épreuve des balles pour protéger Scott et Mark.
Vingt-deux secondes et plusieurs centaines de munitions gaspillées plus tard, les gangsters stoppèrent la fusillade suivant toujours les directives du vieux bandit. Toreno avança de quelques pas pour inspecter le dispositif de défense des intrus.
« Ma vous lé faites esprès ? Cé né qu’oune rideau, perché vous n’arrivez pas à lé trouer ? lança-t-il à l’adresse de ses hommes.
- Rendez-nous la statue que vous avez volée ! ordonna Scott de sa voix fluette.
- Ma, tou té mets lé doigt dans l’œil, gattino ! Mes hommes vont vous toué !
- Cette cape est magique, vous ne pourrez jamais nous tuer avec vos armes ! répliqua Sofia. »
Cette phrase provoqua chez Toreno une bien étrange contraction des muscles zygomatiques, jusqu’à former une aberration que personne ne pensait un jour apercevoir sur le visage bouffi du mafioso : un sourire.
Le septuagénaire se retourna vers Giovanni dans un mouvement théâtral, l’air de dire « Tou vois pétit con qué la magie, ça esiste ! », ce à quoi l’ancien champion de Jadielle répondit par un froncement de sourcils signifiant « Tu crois vraiment les délires de cette gamine ? », auquel Toreno ne prêta pas attention.
Giovanni soupira. Son mentor était une cause perdue, la sénilité n’aidait pas. Il se devait d’intervenir. L’ancien boss de la Team Rocket sortit une Hyperball et s’avança jusqu’à être à la hauteur de Ray.
« Les armes à feu ne vous font rien ? Très bien, je vous défie en combat Pokémon ! s’exclama-t-il, prenant ainsi le contrôle des opérations.
- Je relève votre défi ! répondit Sofia en relevant sa capuche.
- Ma, j’ai pét-être oune mot à dire, non ? »
Les deux dresseurs ignorèrent la remarque du gangster. Giovanni fit appel à sa robuste Nidoqueen, Sofia à sa fidèle Goupelin nommée Aliénor.
Avant de rejoindre la Magical Girl, Aliénor avait fait partie d’une bande de mercenaires amateurs de contrepèterie. Elle savait donc se battre sans que l’on ait besoin de lui donner des ordres. Et dissimuler des messages salaces dans des phrases banales en apparence.
Alors que Giovanni prononçait la deuxième syllabe du mot « Telluriforce », la Goupelin envoya une Rafale Psy contre la Nidoqueen. Le Pokémon Perceur encaissa douloureusement l’attaque, mais résista. Son dresseur claqua des doigts, l’avertissant d’user de leur botte secrète.
Combattante accomplie, Aliénor remarqua leur combine et garda ses distances, prête à contre-attaquer en cas de coup tordu.
Pause.
Coup de gueule. Un débat fait rage – plus sur les forums anglophones que francophones, mais passons – concernant le genre de certains Pokémons, dont notamment les starters, qui comptent une femelle pour sept mâles.
Apparemment, certains Pokémons auraient un aspect trop féminin pour valider ce ratio. Parmi les exemples les plus cités, on retrouve Oratoria et bien entendu Goupelin.
Non.
Goupelin ne possède pas une apparence féminine. A l’instar de nombreux autres Pokémons, Goupelin n’est pas sexué physiquement, cessez donc de l’utiliser comme exemple démonstratif pour ce débat qui n’a pas lieu d’être. Merci.
Retour de l’action. Nidoqueen se rua sur Aliénor pour enchaîner Direct Toxic et Draco-queue. Le Pokémon Renard laissa son adversaire se rapprocher pour mieux laisser exploser l’énergie destructrice mauve de Psyko à faible distance.
La Nidoqueen fut balayée par la puissance de l’attaque psychique. Elle s’écroula, vaincue, aux pieds de Giovanni. Celui-ci la rappela dans son Hyperball, tout en réfléchissant au prochain Pokémon à envoyer : Rhinastoc ou Crocorible ?
Mais Toreno ne l’entendait pas de cette oreille. Il ordonna à nouveau à ses hommes de faire feu, profitant que la Goupelin et le visage de Sofia soient à découvert.
Usant de ses pouvoirs psy, Aliénor priva les gangsters de leurs armes, avant de les faire fondre avec son Feu Ensorcelé. Scott en profita alors pour distribuer des claques à tout-va qui, compte tenu de sa force titanesque, s’apparentaient plutôt à des coups de parpaings lancés à soixante kilomètres/heure. Quant à Mark, il se rua face à Giovanni, paré à vaincre tous ses Pokémons.
Désemparé au milieu de ce combat voué à la défaite, Toreno ne vit pas Sofia s’avancer vers lui, l’air contrarié. Ce n’est qu’au dernier moment qu’il l’aperçut, terrible sous sa cape pourpre. Elle leva les mains, concentrant un amas d’énergie féérique (rose et girly, cela va de soi) qui s’aggloméra en forme de cœur.
A cet instant, deux émotions contraires s’affrontèrent dans l’esprit de Toreno : la joie d’être le témoin d’une démonstration de magie et la peur de voir tous ses projets anéantis.
Fort heureusement, dans les histoires de Magical Girls, ce sont toujours les émotions positives qui triomphent. Aussi, Toreno sembla au comble du bonheur quand il se prit de plein fouet l’attaque magique de Sofia et que ses cinquante nuances de gras percutèrent le mur au fond de la pièce.
A demi-conscient, il jeta un regard oblique à Giovanni qui disait « Et là, pétit con, tou l’as vou la magie, si o no ? », et son ancien protégé aurait pu lui répondre d’une subtile combinaison d’expressions faciales « Bordel, mais vous me faites chier à la fin avec votre magie ! Vous ne voyez pas que je me fais dominer par un Farfaduvet portant des lunettes et une fausse moustache ? Je vais encore subir un complexe d’infériorité après ça et je devrais passer dix ans dans une grotte avant de retrouver la motivation pour rebâtir mon empire criminel et récupérer Mewtwo ! Merde ! » ou quelque chose y ressemblant.
Tous les regards se tournèrent alors en direction de Sofia. Elle récita à voix basse une incantation mélodieuse, puis effectua quelques gestes gracieux avec ses bras.
Un vent magique et déchaîné souffla depuis l’extérieur, s’engouffrant dans la demeure par toutes les portes et fenêtres jusqu’à gagner le second sous-sol de la villa. Ces rafales amenèrent avec elles un tapis de feuilles jaunes et orangées qui entravèrent les malfrats.
Une partie de ce feuillage automnal tourbillonna autour de la statue d’Ossatueur, jusqu’à l’élever d’une vingtaine de centimètres au-dessus du sol. Sofia et ses Pokémons grimpèrent sur la sculpture qui se déplaçait lentement en lévitant. De son côté, Scott brisa le plafond de la pièce et ceux des étages supérieurs, creusant ainsi un passage vers l’extérieur de la villa.
La statue gagna en altitude et s’engouffra à la suite du Miaouss masqué. Les malfrats observèrent ce spectacle en silence, ébahis. Sofia leur adressa un salut provocateur en forme de baiser.
Voici donc la preuve que l’on peut créer un personnage féminin badass sans avoir besoin d’indiquer ses doublons charnus, exagérément volumineux, avec des flèches fluo et clignotantes.
« Bien joué, Silverwind ! s’exclama Meowthian Manhunter depuis la nuit étoilé.
- Je t’ai dit d’arrêter avec ce surnom ! Je suis une Magical Girl, rappelle-toi ! »
Ces quelques mots, échangés en criant par les deux héros qui quittaient la villa, parvinrent aux oreilles de Toreno. D’une voix affaiblie, il appela un de ses hommes de main :
« Matteo, mio figlio, tou as entendou ?
- Oui, patron ! Cette fille est une Magical Girl.
- Céla vo dire qué les Magical Girls vienné dou pays magique ! Qui l’out crou ? »
En effet, quelle révélation de malade ! Le mafioso sombra dans l’inconscience quelques secondes plus tard. Quant à Giovanni, il s’enfuit en douce pour une destination inconnue, grommelant des obscénités sur la magie.
Vers deux heures du matin, une statue de plusieurs centaines de kilos se posa à côté de l’arène de Méanville, sans troubler la quiétude nocturne. Inezia sortit du bâtiment vêtue d’une grenouillère bariolée. Elle et Sofia mirent encore trois quarts d’heure pour planquer l’Ossatueur de pierre à l’abri des regards, puis les deux jeunes femmes se quittèrent sur la promesse d’une grasse matinée bien méritée.