Le père de Noëlle
Cette nuit, les rires cristallins régnaient ; les visages s’illuminaient d’une joie rare, celle qu’on ne perçoit à sa plénitude qu’une fois par an. Des Pères Noëls accompagnés de Cadoizo patrouillaient dans les rues et les grands magasins, prêtant une oreille attentive aux innocents enfants leur confiant leurs exigences ; des couples, jeunes ou vieux, profitaient de ce jour de miracle pour entretenir ou raviver la flamme passionnelle ; de la douce neige tombait du ciel infiniment étoilé, recouvrant la ville toute entière d’un voile magique.
Des rires, des rires, et encore des rires. Des rires naïfs, des rires joyeux, des rires amoureux.
Il en était malade. Il ne pouvait plus le supporter. Les poings se serraient. Il se mordait les lèvres. Il déambulait, sans but, à travers Volucité. Un jean délavé troué, un T-Shirt sans prétention et un sweat à capuche malodorant. Un paria au milieu de la foule impeccable. Personne ne le voyait. Lui, il les voyait tous, bien malgré lui. Ces gens heureux, ces gens entourés, ces gens aimés ; il ne voyait que ça.
— Fichue fête et fichue neige, grommela-t-il. T’es pas d’accord avec moi, mec ?
Le ‘‘mec’’, un petit Rattata dépourvu de crocs, poussa un petit Rugissement d’approbation. Pour eux, Noël ne rimait qu’avec froid mordant et chaleur indésirable, rien de plus.
— Rentrons.
L’homme baissa la tête et accéléra le pas, son Rattata grimpa sur son épaule. En chemin, ils passèrent devant une famille mangeant joyeusement des gaufres encore chaudes et un couple qui s’était donné en spectacle en faisant leur demande en mariage en public. Encore une fois, les rires perçaient ses tympans.
Ils arrivèrent à leur destination, un petit appartement d’un quartier malfamé. La porte rouillée ne possédait même pas de serrure – de toute façon il n’y avait rien à voler à l’intérieur. Un vieux matelas, des bouteilles de bières vides, et des restes de cigarettes. L’homme s’allongea lourdement sous sa couche, pendant que son Rattata s’occupait à avaler quelques miettes de pains qui traînaient de par-ci et là.
L’homme avait également une famille, comme tout le monde. Une famille qui devait sans doute se retrouver en ce moment même autour d’un bon repas. Un repas si bon qu’il n’admettrait aucun parasite à sa table. C’était comme cela que l’homme était vu. Un parasite, un incapable, un raté.
Il n’avait pas de travail, il n’avait pas d’ami, et encore moins d’argent. Il subsistait avec les aides de l’état, sans essayer de s’en sortir. À quoi bon essayer ? Il était un raté ; on ne cessait de le lui répéter durant sa jeunesse. Il ne savait rien faire de ses dix doigts, des résultats scolaires à la limite du risible, un caractère imbuvable. Le paria de la société à son paroxysme. Il n’avait rien à faire sur cette terre.
Pourquoi continuait-il de vivre alors ? Lui-même ne le savait. Peut-être était-il trop peureux pour en finir, ou peut-être se raccrochait-il inconsciemment à un espoir impossible.
L’air glacial s’infiltrait insidieusement à travers de perverses fissures. L’homme le supportait autant qu’il le pouvait, mais il n’avait ni couverture, ni boisson chaude pour l’y aider. Il ne pouvait que pester contre un quelconque dieu, comme d’habitude. Il ne voulait qu’une chose, fermer les yeux, et reporter tous ses problèmes au lendemain.
Mais même le repos ne voulait de lui. Soudain, une puissante poigne cogna à la porte, faisant avaler de travers le pauvre Rattata. L’homme resta impassible, soupirant. Bien sûr qu’il savait qui l’importunait. Toujours les mêmes.
Une autre rafale de coup, encore un peu plus et la porte ne tiendrait pas. Craignant ce scénario catastrophe, l’homme se résigna à se lever et à ouvrir, aussitôt, une poigne de fer l’agrippa au cou et le projeta contre le sol.
— Chris, Chris, grinça un épais homme en noir. Alors comme ça, on fait attendre les amis dans le froid ?
— Toujours le même manière de dire bonjour, hein, soupira le dénommé Chris.
— Tu sais bien que j’aime la politesse.
Le Rattata grogna, impuissant, alors que l’homme en noir empoigna de nouveau Chris par le cou et le souleva jusqu’à son visage.
— En revanche, reprit-il, ce que je n’aime pas du tout, ce sont les mauvais payeurs. Tu sais combien tu nous dois, ordure ?!
— …
— Cent mille Pokédollars, t’as pas oublié j’espère ?
— C’est fou comment les intérêts poussent vite, le soutint Chris. Mais rassure-moi, la date limite, c’est bien la semaine prochaine, non ? La trêve de noël, tout ça…
L’homme en noir le lâcha et cracha au sol.
— Les règles ont changé. On a décidé de t’achever. Demain première heure, dernier délai.
— D-Demain première heure ?! Mais t’as perdu la boule ! On est déjà le soir !
— C’est pour ça que j’ai parlé de t’achever. Qu’on soit bien clair toi et moi, tu nous as assez baladés comme ça. On a été gentil de te prêter du fric quand tu en avais besoin, n’est-ce pas ? Maintenant, c’est à ton tour de remplir ta part du contrat. T’as de la chance, on te laisse encore quelques heures, cadeau de noël. Ah, et si par malheur nous n’avons toujours pas notre fric d’ici là, crois-moi, tu vas regretter ton cul.
L’intrus s’en alla sur cette menace particulière imagée, laissant la porte grande ouverte. Chris se releva à grande difficulté, soucieux. Il tâchait de ne pas perdre la face devant le mafieux, mais intérieurement, il tremblait d’effroi.
S’il y avait une chose qu’il aimait, la seule chose qu’il possédait, c’était sa liberté. Il n’avait rien, mais il était encore libre de ses mouvements. En revanche, s’il ne remboursait pas les mafieux, il pouvait dire adieu à son seul plaisir. Chris savait exactement ce que les mafieux attendaient de lui : qu’il devienne leur esclave, un gentil petit toutou, de la chair à canon, un simple objet, qu’ils pourraient envoyer faire le sale boulot à leur place.
Il avait été fou de leur avoir emprunté de l’argent, mais il n’avait pas le choix. Le loyer, la nourriture, l’alcool, les cigarettes, tout cela coûtait, et ce n’était pas avec les 250 Pokédollars qu’il recevait par mois qui allait tout payer. Chris avait été une proie facile pour la mafia locale, un pauvre type sans attache qui avait besoin en urgence d’une certaine somme d’argent. Maintenant, il s’en mordait les doigts.
Comment rembourser une pareille somme aussi rapidement ? Il ne lui restait que quelques heures avant l’échéance et sa fortune culminait actuellement à 2 Pokédollars et 17 cents. Il était perdu. Fuir était impossible, la mafia de Volucité possédait un réseau tentaculaire, impossible d’y échapper.
— Putain fait chier ! hurla-t-il.
Chris se crispa de rage. Pourquoi est-ce que tout cela devait lui tomber dessus ? Pourquoi devait-il être aussi nul et pathétique ? Pourquoi ne pouvait-il pas être comme ces types dehors qui fêtaient joyeusement Noël ? Pourquoi devait-il être si différent ? Qu’avait-il fait pour mériter un destin pareil ?!
— …
Après s’être torturé l’esprit, l’homme patibulaire se calma. Il ne pouvait pas perdre sa liberté pour une bête histoire d’argent. Il devait agir, et vite. Petit à petit, une solution s’éclairait dans son esprit. Lui, qui n’avait jamais rien eu. Eux, qui avaient toujours tous eut. Eux, ces autres, qui riaient dans les rues. C’était injuste. Eux, ils n’avaient aucun problème, quel qu’il soit.
C’était décidé. Voilà ce qu’il allait faire. Chris prit la dernière bière qu’il lui restait et l’enfila cul sec.
***
Le quartier riche, le repaire de tous ces gens heureux jusqu’à plus soif, possédant le monde entre leur main. Un pistolet à la main, Chris faisait de son mieux pour se déplacer le plus furtivement possible. Il pouvait entendre des rires irritants à travers les fenêtres illuminées, mêlés à de la musique festive. Dans chacune de ces maisons richement décorées pour noël, il y avait suffisamment d’argent pour combler cent fois sa dette. Cela enrageait Chris. Son plan était simple : s’introduire dans l’une de ses tanières de privilégiés et y dérober de quoi sauver sa peau. Restait à savoir laquelle.
Son Rattata était camouflé dans le sweat de son maître, seul son museau dépassait au niveau du col. Le rat était inquiet de la tournure des évènements, jamais il n’avait vu Chris dans cet état. Ces deux êtres étaient bien plus liés qu’on aurait pu le croire.
Un Rattata aux crocs brisés. S’il était resté dans la nature, il aurait fini par mourir. Dans le monde sauvage, si l’on ne peut pas se défendre, on ne vaut rien. C’était le cas de ce Rattata. Incapable de se défendre contre d’autres Pokémon, incapable de manger les aliments trop solides, il était un bon à rien ; un Pokémon maudit par le destin. Mais Chris l’avait recueilli, il lui donnait de la mie de pain, l’une des seules choses qu’il pouvait ingurgiter. Plus que quiconque, le Rattata savait que son maître avait bon fond, sous sa carapace patibulaire.
Mais le destin n’avait que faire des gens bons, il frappait impitoyablement. Chris et même le Rattata n’étaient que des victimes parmi d’autres. Des individus relégués au second plan, des parias de la société, réduits à se convaincre eux-mêmes qu’ils ne valaient rien.
Chris cherchait toujours l’habitation à cambrioler. Il n’était pas spécialement un expert en la matière ; il ne savait pas crocheter serrure, par conséquent, pénétrer une maison fermée serait impossible. Surtout que dans ce quartier, chaque résidence était équipé de système d’alarme qui alerterait la police à la moindre vitre brisée.
Chris se maudit pour son manque de compétences. Il y avait des trésors à perte de vue, et il était incapable de se servir ! Comme d’habitude, il avait foncé tête baissée, sans réfléchir.
Toutefois, alors qu’il commençait à perdre espoir, une occasion en or se présenta devant lui. Une voiture venait de se garer. Un couple en sortit. Chris sourit. Il ne pouvait pas entrer dans une maison fermée, cependant, si on lui ouvrait gentiment la porte…
Chris s’approcha de la résidence, guettant son moment. Le couple semblait heureux ; ils portaient de gros sacs, sans doute des cadeaux ou de la nourriture de luxe, ce genre de choses totalement inconnues pour le cambrioleur improvisé. La femme du couple empoigna la clef de la maison, l’inséra dans la serrure, la porte s’ouvrit, elle rentra. Ce fut à ce moment que Chris bondit. Il fonça vers l’homme, plaqua sa main contre sa bouche et plaça son arme contre sa tempe. Dans sa surprise, l’homme riche lâcha bruyamment ses sacs. Le bruit fit retourner sa femme. Surprise, elle poussa un petit cri mais Chris pointa son arme vers elle.
— Silence, ou je tire.
Même s’il frissonnait, Chris voulait donner une image forte. Heureusement pour lui, le couple comprit rapidement leur situation. Un fou armé les menaçait. Ils n’avaient pas besoin de plus. La peur de la mort était plus forte que tout. En quelques pas, Chris força l’homme à rentrer à son tour dans la maison. Le cambrioleur vola ensuite les clefs et referma la porte. Le couple restait passif, complètement terrifié.
— Bien, vous êtes intelligents, se rassura Chris. Avancez.
La douce chaleur du chauffage électrique envahit immédiatement son corps. Toujours en pointant son arme sur le couple, Chris entra dans un grand salon rempli de décorations de Noël, il y avait même un magnifique sapin à côté d’une cheminée où était accroché de grosses chaussettes rouges. Tout ce luxe le dégoûtait, lui qui vivait dans un dépotoir ! Chris obligea le couple à s’asseoir chacun sur une chaise, et faute de mieux, il les ligota solidement avec des guirlandes et les bâillonna avec des torchons trouvés sur une table.
— Restez tranquille où je vous flingue, compris ?
Dégoulinant de sueur, le couple acquiesça. Avant d’aller fouiller chaque pièce de la résidence, Chris laissa son Rattata surveiller ses victimes. Une fouille assurément peu concluante ; le voleur espérait trouver des bijoux dans chaque tiroir et des liasses de billet dans chaque boîte, que nenni. Il avait beau retourner la maison de fond en comble, il ne trouvait rien.
— Il n’y a rien de valeur ici.
— Impossible, grogna Chris. C’est une crèche de riche, y a forcément une tonne de biftons planquée quelque part !
— Vous perdez votre temps, nous ne sommes pas si riches que ça.
— Balivernes !
Énervé par la voix et l’absence de butin, Chris redoubla d’efforts. Quelques minutes plus tard, le cambrioleur se redressa, réalisant quelque chose.
— Un instant, qui m’a parlé ?!
— Hihihi ! Vous, vous n’êtes pas du genre malin !
Chris se retourna, se retrouvant nez à nez avec une fillette souriante, vêtue d’une longue robe blanche. Il pesta intérieurement. Le couple avait une gamine ?! Comment ne l’avait-il pas remarquée plus tôt ?!
— T-T’es qui toi ?! paniqua Chris en pointant son pistolet sur elle. Et ne bouge pas ou je te troue !
— Je m’appelle Noëlle. C’est drôle, hein ? S’appeler Noëlle la veille de Noël !
Ignorant totalement la menace, la fillette s’avança au côté de Chris, fouillant à son tour les cartons que retournaient précédemment le voleur.
— Mmmh, des jouets en plastiques, des vieux vêtements moisies, des piles usagées…, non c’est bien ce que je disais, rien de valeur ici.
Chris restait sans voix devant l’inconscience absolue de la gamine. Peut-être était-elle trop jeune pour comprendre la situation ?
— J’t’ai dit de pas bouger ! vociféra Chris. T’es sourde ou quoi ? Je peux te tuer quand j’veux ! Tu sais ce que c’est, la mort ?!
— Oh ! s’exclama Noëlle toujours fourrée dans son carton. Ma vieille poupée, je pensais l’avoir perdue !
Cette fois, c’était la goutte d’eau. Chris attrapa fermement la gamine par le bras et la força à le suivre dans le salon. Noëlle ne se départait toujours pas de son sourire naïf ; il semblait même s’agrandir lorsqu’elle vit ses parents attachés à des chaises.
— Bonsoir Papa, bonsoir Maman ! Vous êtes déjà rentrée ? demanda-t-elle naturellement.
Le ‘‘Papa’’ et la ‘‘Maman’’ se débattirent, sans doute pour signaler à leur fille le danger critique. Mais Noëlle ne voulut rien entendre. Chris commença à se demander si cette petite n’avait pas une case en moins. Un voleur armé s’était introduit chez elle, avait ligoté ses parents, et ça ne lui faisait ni chaud ni froid.
— Tiens, un Pokémon ! s’émerveilla Noëlle en voyant le Rattata. J’ai toujours voulu en avoir un !
Chris était bien trop choqué par l’attitude inattendue de son otage pour penser à maintenir sa poigne. Noëlle se dégagea facilement de son emprise et courut gaiement vers le petit rongeur, s’empressant de lui caresser le ventre. Le Rattata ne résista pas le moins du monde, contaminé par la bonne humeur de la fillette.
— C’est pas vrai…, pesta Chris en se prenant la tête.
Il avait besoin de réfléchir. Cette gamine n’était pas normale, ça, il en était certain. Mais, au final, ça ne le concernait pas tant que cela. Tout ce qu’il voulait, c’était de l’argent pour pouvoir rembourser les mafieux. Et si la petite avait raison ? Et s’il n’avait vraiment rien de valeur ici ? Chris n’y avait pas pensée, bien trop persuadé que tous les autres devaient crouler sous la fortune. Le voleur décida de débâillonner l’un des parents de Nöelle, le père. Chris plaça son arme à bout portant au milieu de son front.
— Où cachez-vous votre fric ?! Répondez-moi !
— Grrr…
Ce grognement fut sa seule réponse. Irrité, Chris écrasa le pied de son otage.
— Répondez-moi crétin !
— Vous êtes dur de la feuille, vous ! lui répondit Noëlle. Vous êtes tombée sur la mauvaise maison, on est les plus pauvres du quartier !
À cette évocation, la mère de Noëlle s’agita de plus belle, et le père se mordit les lèvres jusqu’au sang. Chris mit ça sur le compte du stress.
— Vous ne me croyez pas, hein ? soupira la fillette. Suivez-moi.
Le plus naturellement du monde, Noëlle cessa de dorloter le Rattata et s’enfonça dans la maison. Chris remit rapidement le bâillon du père et ne se fit pas prier pour courir après la fillette. Il ne pouvait pas la laisser seule. Et si elle appelait la police ? C’est ce que n’importe quelle personne sensée ferait si elle voyait un cambrioleur vandaliser sa maison. Mais ce n’était pas le cas de Noëlle, qui, à la grande surprise de Chris, lui offrit un tour du propriétaire.
Elle commença par la cuisine, où elle insista beaucoup sur le manque de mets de qualité dans le frigo. Une véritable famille riche devrait avoir une montagne de délices en stock pendant cette période de fête, disait-elle. Noëlle enchaîna avec la chambre de ses parents, où la garde-robe laissait réellement à désirer – même un sans-le-sou comme Chris pouvait le voir. Elle montra ensuite une boîte à bijoux que Chris avait rapidement ignoré précédemment, et pour cause, non seulement elle ne payait pas bonne mine, mais en plus, elle ne contenait que de la camelote. Noëlle acheva la visite en révélant les relevés bancaires de sa famille, aucun appel n’était possible, les comptes étaient tous dans le rouge.
— Vous voyez ? conclut-elle. Si vous cherchez de l’argent, vous êtes au mauvais endroit.
— N-Non !
Chris ne pouvait plus le nier, il s’était trompé. Contrairement à ce qu’il pensait, il n’était pas le seul à souffrir de problème d’argent. Une chose qu’il n’aurait jamais imaginée.
— Alors j’ai… j’ai fait tout ça pour rien ?!
Brusquement, Chris réalisa ce qu’il venait de faire. Braquer un couple et une enfant pour pouvoir cambrioler leur maison. Combien de lois avait-il brisé cette nuit ? Combien d’années de prisons risquait-il ? Et pour quoi au final ? Chris tomba à genou, écrasé par le poids de ses propres actes.
— Aaaargh ! s’écria-t-il la larme à l’œil. J’ai tout foiré ! Bouhouhou !
— … vous ne seriez pas un peu stupide sur les bords ? se moqua Noëlle devant la réaction haute en couleurs du voleur.
Compatissante, Noëlle s’approcha de lui et posa une main sur son épaule, comme si elle consolait un petit Pokémon.
— Shh, shh, fit-elle. Du calme, ça arrive à tout le monde de faire des erreurs !
— Mais moi j’fais que ça des erreurs ! Même pas fichu de cambrioler une crèche de riche ! Pff, j’devrais rentrer chez-moi et attendre que la mafia vienne me tabasser, j’vaux que ça de toute façon…
— Mais non, vous allez certainement trouver une solution.
— Et puis qui t’es pour m’causer comme ça toi ? T’es qu’une gamine !
Encore envahi par ses émotions, Chris dégagea violemment la main de Noëlle et repartit dans le salon, où les parents de la fillette étaient toujours ligotés et bâillonné. Maintenant dénué de tout but, le voleur fit les cents pas, inquiet, avant de sauter sur un canapé.
— Bordel, je rate vraiment tout… ma vie est une blague…
Comme d’habitude lorsque rien n’allait, Chris se morfondait. Il n’avait plus rien à faire de Noëlle ou de ses parents, de toute façon, tout était fini. En fait, Chris était fini bien avant cette histoire. Un bon à rien sans famille, incapable de faire quoi que ce soit. Un type qui salissait la surface de la Terre.
Quand Chris était dans cet état, rien ne pouvait le consoler. Son Rattata avait beau lui mâchouiller les doigts, il n’obtenait aucun réaction.
— Vous abandonnez déjà ?
— …
Noëlle n’avait cependant pas lâcher le morceau. Alors qu’elle aurait très bien pu profiter du moment de faiblesse du cambrioleur pour détacher ses parents, elle préféra s’asseoir sur l’accoudoir du canapé.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? grinça Chris.
— Vous ne devriez pas abandonner vos objectifs aussi rapidement ! l’ignora-t-elle. Et au fait, pourquoi vous avez besoin d’argent ? Vous avez parlé d’une histoire de mafia…
Chris soupira lourdement. Au point où il en était, il n’avait plus rien à perdre. Il lui raconta en détail ses mésaventures – bien qu’il n’était pas certain qu’une gamine puisse comprendre. Sa dette énorme, les mafieux, et même le rejet de sa famille, il ne passa rien sous silence, comme s’il déballait son sac. Une fois qu’il eut fini, Noëlle éclata d’un rire cristallin.
— Enfoirée !
— Hihihi…, s’amusa la fillette. Excusez-moi, Chris, c’est juste que vous êtes vraiment pathétique !
— Si tu m’cherches faut m’le dire tout d’suite, hein…, grogna le voleur.
— Non, non, je vous assure. Je trouve ça même admirable que vous admettiez aussi facilement votre incompétence !
— …
Discuter avec cette gamine lui faisait mal à la tête. D’ailleurs, pourquoi discutait-il avec elle ? Sans doute qu’il se fichait éperdument de ce qui pourrait lui arriver à partir de maintenant.
— Mais si vous voulez, bondit Noëlle sur le sol, je sais où trouver pas mal d’argent !
À ces mots, une flamme naquit brusquement dans le cœur de Chris. Il se redressa d’un coup, frissonnant.
— V-Vraiment ?! lâcha-t-il en n’osant y croire.
— Oui, les voisins sont en vacances à Alola, et eux, ils sont vraiment riches ! Si vous parvenez à entrer chez eux, c’est le pactole assuré.
— … !
Chris n’avait pas besoin de plus. Les étoiles dans les yeux, il fusa purement et proprement vers la sortie.
— Hé ! l’interpella Noëlle. Attendez !
— Quoi encore ? grogna un Chris coupé dans son élan.
— … vous êtes vraiment pas futé vous ! Déjà, je n’ai pas eu le temps de vous dire quel voisin exactement, et deuxièmement, les maisons ici ont un système de sécurité assez élaboré. Si vous n’avez pas les moyens de les désactiver, ça ne sert à rien d’y aller.
Chris avait été bien trop aveuglé par cette solution miracle pour penser aussi loin. À vrai dire, il n’avait même pas émis l’hypothèse que Noëlle avait pu lui raconter cette histoire pour se débarrasser de lui. Mais maintenant qu’il était de nouveau conscient des obstacles à surmonter pour s’introduire dans d’autres maisons, Chris retrouva son air pathétique habituelle, et retourna se vautrer dans le canapé.
— … alors c’est fichu…, abandonna-t-il.
Noëlle avait envie de rire devant le comportement loufoque du voleur. À un moment, il était plein d’énergie, prêt à faire les 400 coups, et à la seconde d’après, il semblait avoir pris 400 ans. Elle jeta un petit coup d’œil furtif à ses parents, qui se débattaient toujours comme des beaux diables sur leur chaise. Elle serra les poings.
— Je connais les codes de sécurité du voisin, déclara-t-elle.
Chris n’était pas bien certain d’avoir bien entendu ce qu’il venait d’entendre. Il se redressa, plissant les yeux.
— Pardon ?
— Je peux vous aider, réitéra Noëlle. Avec mon aide, vous pourriez cambrioler la maison d’à côté sans problème.
Chris se massa le crâne. Beaucoup trop d’émotions cette nuit ; mais quelque chose clochait.
— Pourquoi tu tiens tant à m’aider ? réfléchit-il enfin. Je veux dire, normalement, on est censé être ennemis ! Je suis venu cambrioler ta maison, j’ai un flingue, et j’ai même ligoté tes parents !
— Mes parents ?
Petit à petit, le sourire de Noëlle disparut et se fit remplacer par une expression bien plus glaciale ; Chris en eut des frissons.
— Ces gens ne sont pas mes parents.
Nouvelle réaction furibonde de la part du couple attaché, visiblement, ce qu’il venait d’entendre ne lui plaisait pas beaucoup. De son côté, Chris comprenait de moins en moins ce qu’il se tramait.
— Oui, soupira Noëlle. Il est peut-être tant que je m’explique. Pourquoi est-ce que je vous aide ? Pourquoi je n’ai pas peur de vous ? Pourquoi je ne fais rien pour sauver ces gens attachés ? Pourquoi je n’appelle pas la police alors que j’en avais mille fois l’occasion tellement vous êtes négligeant ?
Chris grimaça à cette dernière question, mais acquiesça. Pour sa santé mentale, il aimerait tout de même donner une explication à tout ceci.
— Venez.
Noëlle ne lui laissa pas le choix. Le cœur serré, elle empoigna délicatement la manche du sweat de Chris et le força à le suivre. Elle le dirigea vers une petite pièce. Chris avait déjà fouillé la maison un peu plus tôt, et il savait ce qui se trouvait à l’intérieur : une petite remise sans grand intérêt. Pourquoi cette fillette l’emmenait ici ? Noëlle poussa la porte, elle lâcha la manche de Chris et se plaça devant lui.
— Bienvenue chez moi, lâcha-t-elle tristement. Je vous présente ma chambre.
— … ! Quoi ?!
Elle avait bien dit sa chambre ? Chris fronça les sourcils. Ce truc ressemblait plus à un placard tant il était petit ! Même son appartement moisi était plus confortable que ça ! Mais maintenant qu’il y pensait, lors de sa fouille de la maison, il n’avait trouvé aucune chambre d’enfant. Alors peut-être que…
— Surpris ? sourit faiblement Noëlle. Ça ne ressemble pas à une chambre de riche, n’est-ce pas ?
— Je… je ne comprends pas…
— C’est pourtant simple.
Noëlle lui tourna le dos, cachant ses larmes naissantes. Son corps s’écrasa sous le poids de la douleur.
¤¤¤
Les apparences, tout dans ce monde est une question d’apparence. Des beaux habits, une belle coiffure, des belles paroles ; il suffit de peu pour s’arracher toute la sympathie du monde. Le contraire est tout aussi vrai. Une mauvaise apparence ne récolte que mépris et méfiance. C’est ainsi que vont les choses.
Les parents de Noëlle vivaient entièrement sur ce principe. Apparaître comme faisant partie du haut du panier. Tout devait être parfait, toujours parfait ; du moins, en apparence. Ils possédaient chacun une unique tenue hors de prix, qu’ils mettaient à chaque fois qu’ils sortaient pour se faire bien voir ; dès qu’ils rentraient, ils revêtaient leur vieille guenille. Ils prenaient soin de toujours revenir avec des paquets, pour faire croire aux voisins qu’ils venaient de faire des achats, en réalité, ces paquets étaient tous vides.
Ils vivaient bien au-dessus de leur moyen, multipliant dettes et crédits. Ils ne voulaient pas admettre qu’ils ne faisaient pas partis de la haute société, c’était inconcevable. Ils devaient être parfaits, tout devait être parfait : la parfaite petite famille heureuse. Un mari fort et protecteur, une femme élégante et raffinée, une petite fille sage et adorable.
Si les parents de Noëlle se pliaient en quatre pour rentrer dans le moule de la Haute, ce n’était pas le cas de leur fille.
Noëlle ne comprenait pas pourquoi elle devait faire tant d’efforts inutiles. Toujours porter sa jolie robe blanche, toujours sourire, apprendre toujours plus de ‘‘bonnes manières’’ et de vocabulaires compliqués. Elle n’aimait pas ça. Elle n’était qu’une gamine d’à peine 8 ans, encore insouciante au cirque de la société.
Mais elle n’avait pas le choix. Ses parents étaient déjà corrompus jusqu’à la moelle. Elle devait être la petite fille parfaite, sinon, elle n’avait pas sa place. Si elle perdait son sourire à l’extérieur, la punition tombait instantanément. C’était d’abord des cris et hurlements, puis des privations de nourritures, ensuite des coups, et puis l’isolement dans ce misérable placard, qui avait fini par devenir sa chambre.
Noëlle faisait de son mieux pour contenter ses parents. Elle se pliait à leurs stupides exigences. Mais ces dernières devenaient de plus en plus insupportable. Elle n’était qu’une gamine de 10 ans. À chaque fois qu’elle voyait d’autres enfants dehors, des enfants qui riaient joyeusement, son cœur se serrait. Pourquoi devait-elle subir cet enfer ? Qu’avait-elle fait de mal ? Pourquoi n’était-elle pas comme les autres ?
Petit à petit, son désir de plaire à ses parents se muait en colère, puis en haine, au rythme des punitions qui s’enchaînaient. Elle avait beau faire, ses parents étaient insatiables. Tu ne souris pas assez ! Soigne tes manières ! Ne joue pas avec tes doigts ! Ne tutoie pas les voisins ! Tu nous fais honte ! C’était sans fin. Noëlle ne le supportait plus. Mais que pouvait-elle y faire ? Ce n’était qu’une gamine de 12 ans.
Elle ne pouvait plus considérer ces gens qu’elle haïssait comme ses parents. Ils étaient devenus ses bourreaux. Des bourreaux qui la frappaient sans raison, des bourreaux qui l’enfermaient parfois des journées consécutives entières dans ce placard poussiéreux. Elle était terrifiée.
Les bourreaux ne reculaient devant rien, Noëlle devait être exactement comme ils la voyaient, une petite fille sage et adorable. Derrière ces questions d’apparence, il y avait la question du pouvoir et du contrôle. Les bourreaux voulaient tous contrôler, ils voulaient se faire une place parmi ces autres, ces gens qui avaient le pouvoir de tout posséder. Ils voulaient laisser une trace indélébile dans ce monde, ils ne voulaient pas être un monsieur et madame tout le monde. Ils voulaient être importants. Ils voulaient exister, à tout prix.
Et en cette période de Noël, le calvaire n’était que plus grand. Les riches voisins profitaient des fêtes pour étaler leur fortune en décoration, ils se donnaient en spectacle. Les bourreaux de Noëlle devaient suivre, ils en étaient obligé. Leurs exigences montèrent encore d’un cran, les dettes explosèrent encore plus, les punitions se faisaient d’autant plus sévères. Noëlle était à bout. Elle avait pensé plusieurs fois à la mort, mais jamais elle n’avait eu le cran de sauter le pas.
Elle n’espérait plus qu’une chose, que cette légende sur les miracles de Noël soit finalement vraie. Seul un miracle pouvait la sortir de cet enfer.
¤¤¤
Chris écoutait gravement le récit invraisemblable de la fillette. Pendant un moment, le voleur improvisé se demanda si elle n’inventait pas juste une histoire abracadabrante, cependant, les larmes qu’elle versait, son ton grelottant, ses jambes frémissantes, tout cela était bien réel.
Il prit conscience de la souffrance qui martyrisait Noëlle. Dire que pendant tout ce temps, elle cachait un si lourd secret, et que lui, bien trop centré sur lui-même, n’avait rien vu. Maintenant, tout prenait sens. Pourquoi ne sauvait-elle pas ses parents ? Parce qu’elle les haïssait.
— Lorsque je vous ai vu arriver avec votre pistolet, continua Noëlle, lorsque je vous ai vu attacher mes parents… j’ai… j’ai senti comme une intense satisfaction. Eux, qui me faisaient si mal ; maintenant, c’était eux qui souffraient. En les voyant perdre tout contrôle sur la situation, j’ai eu l’impression de sentir mes chaînes se briser, de pouvoir enfin faire tout ce que je voulais.
— Petite…
— Au début, j’ai pensé que si je vous provoquais, vous me tireriez dessus. Je suis trop lâche pour mourir par moi-même. Mais je me suis rapidement rendu compte que vous étiez incapable de me tuer. Après des années passées avec ces gens, je sais à quoi ressemble les yeux d’un fou. Vous ne les avez pas. Au contraire, vous avez les mêmes que les miens. Voilà pourquoi j’ai décidé de vous aider.
Un long silence s’installa, uniquement perturbé par les musiques festives s’échappant des résidences alentours. Chris avait perdu toute volonté devant cette fillette. Il ne savait quoi dire. Elle avait réellement dû souffrir. Une si jeune enfant. Chris n’avait pas une vie facile, mais lui au moins, avait un semblant de liberté dans son existence pathétique. Noëlle n’avait même pas ce luxe.
— Alors, sourit la fillette le visage flottant de larmes. On les cambriole ces voisins ?
Chris pouffa faiblement. Avec tout ça, il avait presque oublié cette histoire.
— Pourquoi pas, lâcha-t-il.
Chris attendit patiemment que Noëlle se calme et sèche ses larmes avant de retourner, avec elle, dans le salon. Il toisa durement les parents de la petite, son poing le démangeait, mais il se retenait. Comment pouvait-on être aussi cruel avec leur propre enfant ? C’était une question qu’il s’était déjà posée mille fois.
Il se souvenait de sa propre famille, sa mère, son père, son frère. Quand il était enfant, tout allait pour le mieux. Chris n’était pas très doué, mais il était jeune, ses maladresses amusaient plus qu’autres choses. Malheureusement, la jeunesse n’est pas éternelle. Les années passèrent, ses parents vieillissaient, les années scolaires se succédèrent, son frère finit par faire de brillantes études. Et lui, Chris, il stagnait. Il restait toujours ce petit garçon pas très doué, il commençait à devenir une gêne.
Son frère avait quitté la maison et s’était trouvé un appartement qu’il partageait avec sa petite-amie et future femme. Chris parasitait toujours ses parents. Aucun diplôme, aucune qualification, aucun travail. Il était pathétique. Mais il essayait, sincèrement. Il tentait d’étudier dans des bouquins, il faisait de son mieux dans la multitude de petits boulots qu’il avait connu ; il essayait de ne plus être un parasite.
Cependant, il ne récoltait rien de ses efforts. Ni résultat, ni encouragement. C’était sans doute ce dernier point le plus douloureux. Ses parents ne voyaient pas tout ce qu’il faisait, ils ne voyaient qu’une pauvre type incapable. Jamais il n’avait été poussé à se dépasser, jamais il n’avait été félicité. Pourquoi le serait-il ? Il ne servait à rien.
Cette idée ancrée en tête, Chris avait décidé de partir de la maison familiale sans dire un mot. Plus qu’une fuite, c’était un dernier test. Si on tentait de le retrouver, cela signifiait qu’au fond, il avait encore de l’importance ; cela signifiait qu’au fond, quelqu’un l’aimait encore malgré tout. Mais personne ne vint à sa poursuite. Personne ne s’inquiétait de sa disparition. Personne ne l’aimait. Il était un adulte de 28 ans.
Depuis ce jour, Chris se mit à haïr. Haïr ses parents de ne pas lui avoir offert l’amour qu’il avait besoin, de ne pas l’avoir aidé alors qu’il connaissait énormément de difficultés. Haïr sa propre personne, ce type incapable de ramener un bulletin correct à la maison, ce type incapable de faire quoi que ce soit de ses dix doigts, ce type incapable de mériter l’amour d’autrui. Une haine qui le hantait depuis des années.
Aujourd’hui, à 32 ans, rien n’avait changé. Chris survivait plus qu’il ne vivait. Il ne cherchait plus à s’en sortir. À quoi bon ? Il était lui.
Tout ce qui comptait actuellement était de préserver son libre arbitre, la seule chose qu’il possédait. En prenant des décisions par lui-même, il se sentait maître de sa vie. Décider de faire un détour par le parc, dormir sur un banc, engueuler des Couaneton sauvages, arrêter du jour au lendemain un petit boulot chiant… ; toutes ces petites choses qui rythmaient son quotidien, qui le maintenaient en vie. Mais si jamais la mafia lui mettait le grappin dessus, il pourrait dire adieu à son seul plaisir.
— Monsieur Chris ? Ça va ?
— … mmh ?
La petite voix de Noëlle tira le voleur de ses pensées. Chris secoua la tête, comme pour se débarrasser d’un mauvais rêve. Il devait arrêter de penser à son passé, il devait combattre pour sauver ce qu’il restait de son présent.
— Au fait, tu peux vraiment désactiver la sécurité des voisins ?
— Sans problème. Je les ai déjà vu taper leur code une fois où ils nous avaient invités : « 7648240 ». J’ai plutôt un bon sens de l’observation et une bonne mémoire. Et je sais même crocheter des portes !
— Wooh, s’exclama Chris. Tu me racontes pas des cracks là ?
— Non non, j’avais 10 ans lorsqu’ils ont commencé à m’enfermer dans ce placard. Quand ils étaient absents je m’entraînais à déverrouiller la porte de l’intérieur, au bout d’un an j’ai compris comment ça fonctionnait. Depuis, je m’amuse à ouvrir toutes les serrures que je vois, au cas où ils décident de m’enfermer dans une autre pièce.
C’était une explication horriblement crédible qui fit grincer les dents de Chris. Plus il passait de temps avec cette fillette, et plus il se sentait mal pour elle. Il avait hâte de terminer cette histoire une bonne fois pour toutes.
Mais il restait un petit problème à régler. Chris fixa les parents de Noëlle.
— S’ils se libèrent pendant qu’on est à côté, ils vont appeler la police.
— Vous n’avez qu’à les tuer, lança froidement Noëlle.
Sans attendre la moindre réponse, la fillette vola le pistolet de Chris et le pointa vers ceux qui l’avaient tant fait souffrir. Le sang de Chris ne fit qu’un tour, d’un coup, il craignit le pire ; il bondit vivement et reprit brutalement son arme.
— T’es folle petite ! s’écria le voleur. C’est dangereux !
— Je sais bien. Mais leur mort est la solution à tout. Je serais enfin libérée pour de bon et vous, vous pourriez cambrioler la maison d’à côté et fuir tranquillement.
— Ce n’est pas une raison ! Tu n’es qu’une gamine, tu n’as pas à prendre une décision aussi grave, bordel ! Tu vas pas gâcher ta vie à cause d’eux quand même, tu vaux mieux que ça !
— …
— … et puis tu ne tueras personne avec ce truc, c’est un jouet que j’ai acheté pour faire le dur, ça tire des petites balles en mousse.
Noëlle plissa les yeux, incrédule. Chris soupira et lui présenta la magnifique marque ‘‘Farce&Attrape’’ incrustée sur la crosse de son pistolet.
— Vous avez sérieusement braqué une maison avec un jouet ? fit une Noëlle désabusée.
— Comme si j’avais les moyens de m’ acheter un vrai ! grogna Chris. Et puis, ça ressemble vach’ment à un flingue…
La fillette resta un long moment pétrifiée par autant de bêtises. Petit à petit, son expression de glace fondit, ses lèvres se mirent à trembloter, jusqu’à laisser s’échapper un rire tonitruant.
— Hahaha ! Vous êtes vraiment un drôle de type, vous ! Hahaha !
— C’est ça, moque-toi…
Il fallut une bonne minute pour que Noëlle cesse ses railleries, une minute pendant laquelle Chris ne savait plus où se mettre.
— Mais je ne comprends pas, fit néanmoins savoir la fillette. Pourquoi m’avoir repris cette ‘‘arme’’ si elle est inoffensive ?
— C’est pourtant simple, soupira Chris. Le seul acte d’appuyer sur une gâchette avec la volonté de tuer, ça marque à vie. C’est un pas à ne jamais sauter. Ça te hante tout le temps. Tu te demandes sans cesse quel monstre tu es devenu pour en arriver là…
— Chris… est-ce que vous avez déjà…
Le voleur ferma douloureusement les yeux.
— … non, mais j’aurais pu. Une sombre histoire avec un délinquant qui m’avait pris en grippe… il avait un flingue… dans la bagarre j’ai fini par le lui prendre… et j’ai tiré. C’était comme si un démon avait pris possession de moi pendant un court instant. Je me souviendrais toujours de cette détonation. Ce putain de bruit qui fait trembler tes os jusqu’au dernier. Heureusement, je l’ai raté, mais il a flippé sa race le salaud, il s’est enfui sans demander son reste. J’ai immédiatement jeté le flingue. J’aurais pu le tuer. J’aurais pu prendre sa vie, sur une simple impulsion. Un type que je ne connaissais même pas. Un type qui avait peut-être autant besoin d’aide que moi. Nan, je n’ai pas beaucoup de putains d’principes mais tuer, jamais. Même ce pauvre petit flingue en plastoc j’arrive pas à le tenir sans trembler.
Chris se massa lentement le crâne, souffrant. Il fixa Noëlle droit dans les yeux.
— Je sais pas si tu comprends tout mais… j’veux pas que tu connaisses ça. J’te l’ai déjà dit, t’es encore trop jeune pour ça. Hé puis, t’as visiblement déjà assez souffert comme ça. En plus, ils restent quand même tes vieux. Gâche pas tout sur une stupide colère.
— …
— Bon assez de parler de ça, trancha Chris. J’ai vu quelques trucs un peu mieux que des guirlandes pour ligoter tes parents. J’vais les saucissonner bien serré, suffisamment pour être en paix jusqu’au nouvel an, tu peux me croire !
Après lui avoir lancé un signe du pouce confiant, Chris s’enfonça dans la maison, il avait suffisamment perdu du temps comme ça. Noëlle pouffa légèrement, ce type était vraiment étrange. Étrangement chaleureux. Et à côté de ça…
Noëlle déglutit, peu confiante, et elle s’approcha de ses ‘‘parents’’, toujours incapables de bouger ou de prononcer le moindre mot. Noëlle aimait les voir comme ça, impuissants. Eux qui avaient toujours désiré tout contrôler, c’était bien ironique.
— Papa… Maman…, lâcha-t-elle avec un petit sourire. Haha, c’est drôle, n’est-ce pas ? D’habitude, vous me grondez dès que j’ouvre la bouche sans en avoir l’autorisation. Mais ce n’est pas comme si vous pouviez faire grand-chose dans votre état.
Le couple attaché protesta violemment. Ils ne comprenaient absolument pas ce qu’il se passait. C’était vrai, ils avaient perdu tout contrôle et cela leur était insupportable. Pour cette veille de noël, ils avaient absolument tout prévu pour faire croire aux autres qu’ils vivaient un Noël de rêve, ils étaient même allés jusqu’à contracter un autre prêt pour redécorer la façade de leur maison. Mais ce fichu cambrioleur avait tout chamboulé.
Et pire que tout, leur propre fille les avait trahis. Pourquoi ? Ils avaient tout fait pour elle. Tous ces bouquins pour qu’elle emmagasine le maximum de connaissance, toute cette éducation rigoureuse pour qu’elle acquît les meilleurs manières qu’il soit. Ils avaient parfois été durs, ils le reconnaissaient, mais c’était nécessaire. Il fallait qu’elle soit parfaite. De bons parents se devaient d’avoir une bonne petite fille, sinon, c’était un échec et une honte sociale.
Qu’est-ce qu’il y avait de pire qu’être la honte de la société, d’être un paria aux yeux de tous ? L’Homme est un être social, le regard des autres l’affecte bien plus qu’il ne veut le faire croire. Les parents de Noëlle voulaient simplement ce qu’il y avait de meilleur, quitte à forcer les choses. Était-ce si mal que ça ?
— Vous avez tout entendu, n’est-ce pas ? reprit Noëlle. Je vous déteste, vraiment. Vous m’avez fait tellement de mal, et je suis sûre que vous vous en êtes jamais rendu compte. Et c’est bien ça le pire. Cet homme, Chris, il m’a montré dix fois plus de considération en quelques minutes que vous en 12 ans. Vous savez, j’ai vraiment fait de mon mieux pour être la petite fille parfaite. Je pensais qu’en vous obéissant au doigt et à l’œil, vous me traiteriez enfin comme une petite fille comme les autres. Moi, je voulais juste être aimé pour ce que je suis, et peut-être que je le veux encore. Mais ce que je suis ne convient jamais pour vous. Finalement, j’ai compris. Vous n’aimiez que vous. Moi, je ne suis qu’un accessoire à votre illusion de famille parfaite. Je ne veux plus n’être qu’un objet à votre fausse gloire. Je ne veux plus souffrir, j’espère qu’un jour, vous pourrez le comprendre.
Noëlle recula et se retourna. Elle souffla un grand coup, encore toute vacillante. Elle avait enfin déballé son sac, après toutes ces années. D’un coup, sa rage s’était comme évanouit, son cœur était plus léger. Chris arriva ensuite, muni de longues cordes.
— Ça fera le taf’ ! s’exclama-t-il.
Et il se mit au travail, ligotant du mieux qu’il le put les parents de Noëlle. Dix minutes plus tard, Chris avait fini son œuvre et il n’en était pas peu fier. Attaché comme ça, ce couple n’allait pas pouvoir se libérer seul !
— Tout est prêt maintenant, lança Chris. Même si j’avoue que j’ai quelques scrupules à utiliser une gamine pour cambrioler une autre maison…
— Vous ne m’utilisez pas, je le fais de mon propre chef. Et puis, c’était mon idée à la base.
— Ça reste quand même dangereux…
— Vous n’avez pas le choix je vous le rappelle ! Vous n’aviez pas une grosse dette à rembourser ? C’est l’occasion ou jamais !
— Argh…
Chris était eu pied du mur, refuser la main tendue de Noëlle était du suicide pur et simple. Il finit par céder, même s’il n’était pas tout à fait rassuré. Lui, il était déjà une cause perdue, mais elle, elle était encore en train de se construire. Chris se promit de veiller à ce qu’il ne lui arrive quoi que ce soit.
Après avoir vérifié une derrière fois les liens des parents de Noëlle, l’étrange duo accompagné d’un Rattata s’échappa de la résidence. Chris craignit pendant une seconde que Noëlle n’en profite pour s’échapper, mais au contraire, elle l’attendait.
Ensemble, ils escaladèrent le grand muret les séparant de leur cible avec plus ou moins de difficulté. Pour le Rattata, c’était un parcours de santé, Noëlle et son agilité enfantine faisait largement l’affaire, en revanche pour Chris…
— Putain mon dos !
… il était totalement coincé au sommet du muret, incapable d’esquisser le moindre mouvement.
— Monsieur Chris, lui lança Noëlle, vous savez qu’on est censé être discrets ?
— Ouais, ouais… mais si tu pourrais m’aider, ça ne serait pas du luxe…
La fillette gloussa doucement et se concentra. Elle sauta brusquement, attrapant le bras suspendu de son camarade. Lorsque Noëlle atterrit, Chris connut la plus belle chute de sa vie.
— Bonjour la délicatesse…, grommela-t-il.
— Bonjour la reconnaissance ! répliqua Noëlle.
Ce petit incident de côté, le petit groupe arriva sans encombre devant la maison à cambrioler.
— À moi de jouer à présent ! lança fièrement Noëlle.
Après avoir récupéré deux fils de fer qu’elle gardait caché dans sa chevelure, la fillette joua avec la serrure avec une dextérité qui laissait Chris sans voix. Et le pire, ce fut le moment ou un ‘‘clic’’ très caractéristique se fit entendre.
— Purée t’en es vraiment capable en fait !
— Parce que vous en doutiez ? bouda Noëlle. Mais ce n’est pas encore fini, il faut taper le code de sécurité si on ne veut pas voir la police !
Une chose bien facile à accomplir, le boîtier de sécurité se trouvant juste derrière la porte ; Noëlle le désactiva sans aucune difficulté, comme elle l’avait prévu.
— Hé voilà ! lança-t-elle à Chris. Une vrai maison de riche qui ne demande qu’à être dépouiller ! Alors, heureux ?
— … je… je n’arrive pas à y croire…
— Considérez ça comme un cadeau de noël ! Allez, dépêchons-nous de trouver de quoi payer votre dette, voire un peu plus !
Pour un cadeau, c’était un beau cadeau. Chris se crut littéralement au paradis. Il n’y avait rien à voir avec la maison de Noëlle ; ici, tout puait le luxe dans les moindres recoins. L’or et l’argent semblaient être les matières de bases à tout objet, Chris reconnut même un tableau de maître trônant royalement sur le mur du salon, et tout était d’un raffinement, chaque meuble semblait avoir été sculpté sur-mesure par un artisan hors-pair.
— Dommage que je ne peux pas tout prendre… ! geignit-il.
Il aurait bien aimé embarquer le tableau par exemple, mais il fallait être réaliste, après avoir cambriolé cette résidence, il faudrait prendre la fuite. Il n’avait ni voiture, ni autres moyens de transport ; un mec aussi misérable que lui se trimballant dans la rue avec un tableau de valeur aurait de quoi attiser quelques suspicions.
Chris se concentra plutôt sur le ‘‘petit’’ butin, comme les bijoux – et il y en avait beaucoup dans le coin. La chambre parentale s’était révélée être une véritable mine d’or. En faisant tomber un vase par mégarde, le cambrioleur trouva même plusieurs liasses de billets cachés. Il était aux anges. Enivré par cette réussite au-delà de toute espérance, il se laissa aller et osa même troquer ses guenilles de clochard pour un élégant costard appartenant au maître de maison.
— Y a pas à dire, sourit-il en se regardant dans le miroir. Des sapes de marques, ça vous change un homme !
— Oui, répondit évasivement Noëlle. C’est aussi ce que pensaient mes ‘‘parents’’.
Chris grimaça, pas certain de savoir s’il avait gaffé ou non.
— Hihihi, ne vous inquiétez pas ! pouffa la fillette en remarquant l’embarras du voleur. Au fond, mes ‘‘parents’’ n’avaient pas entièrement tort. Lorsque je jouais mon petit manège de fille sage devant les autres, ces derniers m’acceptaient sans difficulté. On peut être le plus sale à l’intérieur, tant qu’on a l’apparence de quelqu’un de bien, tout va bien. Mais là où mes ‘‘parents’’ se trompaient, c’est que les apparences ne sont que temporaires, elles finissent inexorablement par s’envoler et dévoiler la laideur qu’elles dissimulaient. Paraître n’est pas être.
Chris avait un peu mal à la tête devant un si long discours.
— Tu y as vraiment beaucoup pensé…, avoua-t-il.
— Quand vous êtes enfermé des jours et des jours dans un placard, il n’y a pas grand-chose à faire. Ça et crocheter des serrures !
— … mouais, pas faux.
Sentant que l’ambiance s’alourdissait, Chris repartit en chasse de butin. Il arriva rapidement à la limite de ce qu’il pouvait transporter avec ces poches trouées – son génie n’ayant pas prévu de sac pour transporter ses biens mal acquis. Heureusement, Chris remarqua une somptueuse sacoche en cuir largement capable de contenir une dizaine de bijoux et un petit paquet de billets.
— Avec tout ça, ces salauds devraient me laisser tranquille ! exulta Chris.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Noëlle.
— Mmh, bah j’pense à rentrer chez moi et rembourser les mafieux… eh attends, comment ça ‘‘on’’ ?!
— Comment ça ‘‘comment ça’’ ? répéta bêtement la fillette.
Chris écarquilla les yeux, comprenant où elle voulait en venir.
— Petite, dis-moi que j’me trompe. Tu ne penses pas à venir avec moi, hein ?
— Et pourquoi pas ? Vous savez bien que je ne peux pas rentrer chez moi !
Pour appuyer ses propos, Noëlle souleva légèrement sa robe, dévoilant une peau difforme et meurtrie.
— Oh putain ! s’écria Chris.
— Vous ne m’avez pas cru lorsque je vous ai dit que mes ‘‘parents’’ me battaient ? Ça, ils me l’ont fait parce que j’avais hésité avant de dire ‘‘bonjour’’ à l’un des voisins. Imaginez ce que je risque maintenant que j’ai aidé un voleur ! Ils seraient capables de me tuer ! Vous ne voulez pas avoir ma mort sur votre conscience, hein ?
— …
Cette petite savait le prendre par les sentiments. Chris hésitait. En cette nuit singulière, il avait appris à connaître Noëlle ; une petite fille perdue qui n’avait jamais su trouver sa place, comme lui. Elle était en danger ici, ce fait était indéniable.
— Tout de même, grinça Chris. T’es au courant que j’uis qu’un pauvre type miteux, qui a des problèmes avec tous un tas de gens peu recommandables ?
— Et vous êtes naïf, crédule, incapable, faible, grossier, maladroit et stupide ; je sais.
— T’es pas non plus obligé d’en rajouter…
— Mais vous êtes sincère, une sincérité que je n’avais jamais connu auparavant.
— … petite manipulatrice…
Chris avait beau dire, sa volonté flanchait à vue d’œil.
— T’as pas de la famille autres que tes parents ? Ch’ai pas moi, une tante, un grand-père, un truc du genre…
— Je ne sais pas, sûrement. D’après ce que j’ai compris, mes ‘‘parents’’ ont coupé les ponts avec leur famille avant de s’installer ici. Moi, je suis née à Volucité, je n’ai rien connu d’autre.
— Sympa…
— Donc, je n’ai nulle part où aller ! Si vous ne me prenez pas avec vous, je serai forcée de fuir mes ‘‘parents’’, seule, en une froide nuit d’hiver, sans but…
Noëlle fixa Chris de sa plus belle tête de Ponchiot battu. C’était bien trop pour l’homme naïf et crédule.
— D’accord, d’accord, c’est bon, t’as gagné ! se résigna-t-il. Mais c’est toi qui l’as voulu, ne viens pas te plaindre ensuite, compris ?!
— V-Vraiment ? Merci Chris ! exulta Noëlle.
— … génial, j’ai l’impression de faire la plus grosse connerie de ma vie…
***
Grelottants entre la foule, un homme avec un Rattata sur l’épaule et une petite fille émerveillée vaguaient à travers Volucité. Ils étaient au beau milieu du quartier commercial, particulièrement bien éclairé en cette veille de noël. Avec tout ce qui lui était arrivé, Chris avait presque oublié qu’aujourd’hui était un jour fête mondial.
L’homme ne s’intéressait pas spécialement à ces évènements, tout ce qu’il souhaitait, c’était de rembourser sa dette au plus vite. Mais vitesse n’était visiblement pas à l’ordre du jour. Noëlle n’avait jamais connu le monde extérieur ; toujours confinée chez elle à apprendre les bonnes manières, jamais ces parents ne l’avaient laissée sortir dans la grande ville populaire, ils craignaient que cela ne la pervertisse. Elle n’allait même pas à l’école.
Voir autant de lumières, autant de gens, autant de grands bâtiments, voir toutes ces choses si merveilleusement anodines remplissait ses yeux de lumières. Elle ne pouvait s’empêcher de s’arrêter tous les deux mètres, à reluquer derrière chaque vitrine, à s’exclamer devant chaque panneau lumineux.
Si Chris avait trouvé ce comportement agaçant au début, il avait fini par s’attendrir. Après tout, il lui restait encore du temps.
— Hé petite, hésita Chris en détournant les yeux. Si tu veux rentrer dans un magasin, suffit de demander…
— V-Vous me laisseriez ?!
— Vas-y, arrête de m’emmerder et fais-toi plaisir.
Le visage rayonnant, Noëlle faillit sauter de joie et courut vers une galerie marchande.
— Putain ! s’écria Chris. Mais j’ai jamais dit que tu pourrais y aller seule !
L’homme au Rattata dû donner son maximum pour rattraper la fillette surexcitée. Avec toute cette foule, un moment d’inattention et il risquait de la perdre de vue. Vue comment elle était dissidente, Chris n’osait imaginer ce qui pourrait se passer si elle se retrouvait seule.
— Pfiouu…, souffla-t-il une fois revenue à ses côtés. Ne fais plus jamais ça ! Ok, tu peux visiter, mais pas sans moi, compris ?!
— … excusez-moi, marmonna faiblement Noëlle.
— Bordel, ronchonna Chris. T’es vraiment une gamine au fond.
Chris hésita un moment, regardant à droite et à gauche, se grattant le menton.
— … allez, lâcha-t-il finalement. Donne-moi la main, c’est dingue comme on peut se perdre ici.
Noëlle regarda la main tendue, sans savoir quoi faire. Au comble de l’embarras, Chris grommela quelque injure dans sa barbe et prit lui-même sa main.
— On n’a pas toute la nuit ! se justifia-t-il.
La petite fille n’était pas habituée à ce genre de contact ; la seule main qu’elle connaissait était celle qui la giflait. Toutefois, actuellement, elle pouvait sentir toute la chaleur de Chris à travers ses doigts. Elle resserra sa poigne.
À la grande surprise de Noëlle, ce fut Chris qui s’arrêta le premier, devant une boutique de vêtement. L’homme avait bien remarqué que la petite avait froid, et ce n’était pas sa légère robe blanche qui allait l’aider.
— Prends ce que tu veux, j’ai du fric, souffla-t-il.
— Mais… et votre dette ? s’inquiéta Noëlle.
— T’occupes, j’veux pas que tu t’transformes en glaçon. Et puis, j’ai largement assez maint’nant.
— … merci.
— … ouais, ouais, c’est ça…
Confuse, Noëlle voyagea entre des montagnes d’habits, tous bien différent les uns des autres. Il y en avait tellement qu’elle en avait le vertige. Elle n’avait connu que sa robe blanche ; ses parents lui disaient toujours que c’était ce qu’une petite fille sage devait porter.
Voyant que sa protégée était totalement perdue, Chris s’approcha d’elle, soupirant.
— Ne me dis pas que tu sais pas quoi choisir.
— … mmmh…, geignit la fillette.
— Pff, compte pas sur moi pour t’aider, j’y connais rien à la mode. Au pire, prends juste un manteau, j’en ai vu de pas trop mal là-bas.
— Vous avez besoin d’aide ?
Un vendeur au sourire avenant interpella le duo, sans doute avait-il flairé les bons clients potentiels. Surprise par cet inconnu, Noëlle se cacha instantanément derrière Chris. Ce dernier, asocial, n’était pas à l’aise avec les employés au grand sourire, mais il était dans un cas de force majeur. Pour Noëlle, il devait bien faire un effort.
— Je recherche un truc qui tient chaud pour la petite, marmonna-t-il.
— Une tenue d’hiver en somme ? Je vois, c’est vrai que sa tenue – bien que mignonne – n’est pas très adéquate pour la saison. Vous tombez bien, nous avons justement une merveilleuse collection enfant, très chic et tendance ! Je suis certain que cela lui conviendra parfaitement !
— … ahem, l’arrêta Chris. Si possible, on aimerait éviter le ‘‘parfait’’. On préférerait quelque chose de plus simple, hein, Noëlle ?
La fillette hocha la tête, entièrement d’accord. Le vendeur plissa les yeux, pensant que ces clients ne devaient pas être suffisamment fortuné pour s’offrir le meilleur. C’était étrange, tout de même, un homme avec un costard si élégant… enfin, le client était roi, tant qu’il avait une vente.
— Je comprends, acquiesça le commercial. Dans ce cas, j’ai exactement ce que vous recherchez.
Finalement, Noëlle se retrouva affublée d’un simple jean, d’un simple T-Shirt noir en laine chaude et d’un simple et épais manteau beige. Elle avait même remplacé ses petits souliers par des bottines, sous l’insistance très professionnelle du vendeur.
— Alors, elle n’est pas adorable votre fille ? sourit ce dernier. Bien qu’elle le serait encore plus dans notre dernière collection ! Enfin je dis ça…
— Ça ira, merci, grommela Chris.
Noëlle semblait très satisfaite de sa tenue, elle vivait ça comme une expérience nouvelle. Elle avait été rassurée que Chris empêche le vendeur de lui refourguer ses produits de luxe ; elle en avait assez de jouer la parfaite petite fille, toujours parfaitement habillée, qui se comportait toujours parfaitement. Porter des vêtements un peu plus communs ne pouvait lui faire que le plus grand bien.
— Vous avez entendu ? s’amusa Noëlle pendant qu’ils passaient en caisse. Il m’a prise pour votre fille !
— Tsst, siffla Chris. Comme si un mec comme moi pouvait avoir un gosse.
Une fois dehors, la visite de Volucité pouvait reprendre. Cette fois-ci, ce fut Noëlle, rougissante, qui prit la main de Chris. Il fut surpris de cette initiative, mais décida de ne rien dire, malgré son embarras.
Noëlle découvrait le monde, Chris fut plus d’une fois étonné devant son ignorance sur les choses les plus basiques. Elle n’avait jamais mangé de crêpes ou de gaufres, par exemple. Chris ne pouvait pas laisser une telle hérésie perdurer plus longtemps ; il fonça au premier marchand qu’il vit et en acheta une bonne dizaine encore toutes chaudes. Tout ceci finit rapidement dans l’estomac de la fillette, au grand dam de Chris qui aurait bien voulu en croquer une, surtout qu’il s’était presque brûlé les mains en les transportant.
Ils firent ensuite le tour d’un magasin de jouet, où se retrouvaient beaucoup de parents un peu trop en retard sur leur achat de cadeaux. Chris n’avait plus mis les pieds dans un pareil endroit depuis son enfance et pensait ne plus jamais avoir à le faire. C’était sans compter sur sa protégée qui semblait être attiré par les peluches Cadoizo comme un aimant.
— … monsieur Chris…, fit-elle de sa petite voix.
— … ouais, ouais, j’ai compris…
Et un achat de plus. Autrefois, dépenser le moindre centime le contrariait au plus haut point, mais avec Noëlle, tout semblait différent. Dès qu’il voyait son sourire illuminer son visage d’enfant, il se sentait fondre, plus rien d’autre n’avait d’importance.
— … oh.
Soudain, Noëlle s’arrêta, hésitante. Elle tira sur la main de son protecteur.
— Quoi encore ?
— Dîtes, pourquoi ils font ça ?
La fillette pointa un groupe d’enfants qui attendait en ligne, ils semblaient tous impatient.
— Ah. Ils attendent le Père Noël.
— … ?
— Quoi, tu ne connais pas le Père Noël ?!
— Si, bien sûr, mais ce n’est pas qu’une légende ?
— Toi, t’as perdue ton âme d’enfant, grommela Chris. Tiens, regarde, il arrive.
Sous les applaudissements de la foule, un gros bonhomme rouge à la longue barbe blanche apparut, saluant gaiement son public. Il s’assit ensuite dans un fauteuil tout aussi imposant que lui, et aussitôt, l’enfant au bout de la file courut sauter sur ses genoux. Noëlle lança un regard interrogatif.
— Mais qu’est-ce que t’as fait de ta jeunesse…, grommela Chris. Il est en train de faire sa liste au Père Noël, c’est symbolique !
— C’est stupide, plissa Noëlle des yeux. Déjà, ça se voit que c’est un acteur !
— Qui te dis que c’est un acteur ? C’est peut-être le vrai Père Noël.
— Vous dîtes n’importe quoi, le Père Noël n’existe pas.
— Une gamine n’est pas censée prononcer ces mots, soupira Chris. Bref, si t’as fini de détruire la magie des lieux, on s’en va…
Chris s’apprêtait à faire demi-tour, mais il perçut une résistance au niveau de sa main. Noëlle restait immobile, à fixer le Père Noël du magasin.
— Ah ! s’exclama Chris. Tu vois que ça t’intéresses !
— Non ! … enfin… si peut-être… je n’arrive pas à comprendre…
— Pourquoi tu n’irais pas ? T’as encore l’âge.
— … mais…
— Si tu veux y aller, vas-y. J’te conseille de te dépêcher, la file s’agrandit de minute en minute.
Noëlle hocha la tête et s’empressa de rejoindre les enfants impatients. Ça lui fit bizarre d’être au milieu d’enfant de plus ou moins son âge, elle qui avait toujours été entourée d’adultes. Elle serra sa peluche Cadoizo contre sa poitrine. Les secondes défilaient. Petit à petit, à chaque pas, elle commençait à ressentir la fougue de la foule, jusqu’à s’animer de la même impatience caractéristique des enfants. Plus loin, Chris la regardait avec un tendre sourire anxieux.
Enfin, ce fut à son tour d’aller rencontrer le Père Noël. La fillette resta pétrifiée, ne sachant quoi faire. Heureusement, un gentil lutin la guida jusqu’au symbole rouge et blanc, et l’aida à monter sur ses genoux. Elle n’était pas très à l’aise et l’épais costume du Père Noël lui grattait un peu le cou.
Bien qu’elle savait pertinemment qu’il y avait un acteur sous le costume, Noëlle était submergée par l’aura bienveillante de ce Père Noël, comme si le simple fait de porter ce costume rouge et blanc dégageait une certaine magie envoûtante.
— Oh ! Oh ! Oh ! s’exclama le célèbre gros bonhomme. Bonsoir, mon enfant, comment t’appelles-tu ?
— Bonsoir. Je m’appelle Noëlle…
— Noëlle ? Oh ! Oh ! Oh ! Voilà qui est un très beau prénom ! Hé bien dis-moi Noëlle, que veux-tu pour … Noël ?
— … ce que je veux ?
Maintenant qu’elle y pensait, elle ne savait absolument quoi demander. Avant sa rencontre avec Chris, elle n’avait jamais rien demandé.
— Oui, tu peux demander n’importe quoi, je suis le Père Noël après tout ! Oh ! Oh ! Oh !
— … mmh…
C’était bien plus facile à dire qu’à faire. Et puis, Noëlle ne croyait pas vraiment qu’un gros bonhomme rouge et blanc pouvait réaliser les souhaits sur commande. Mais dans le doute, elle n’avait rien à perdre.
— Il y a peut-être quelque chose…, lâcha-t-elle faiblement.
— Je t’écoute, mon enfant.
— … j’aimerais…
Noëlle s’arrêta, la gorge nouée. Elle chercha Chris dans la foule, et lorsqu’elle le vit, elle hocha timidement la tête.
— … non, en fait, je crois que j’ai déjà tout ce dont j’ai besoin.
Le Père Noël esquissa un léger mouvement de recul, surpris. Il avait l’habitude des enfants qui lui demandaient monts et merveilles. On ne lui avait encore jamais fait le coup du ‘‘j’ai tout ce dont j’ai besoin’’.
— Tu es vraiment certaine ? voulut-il confirmer.
— Oui, merci à vous Père Noël, et je m’excuse de vous avoir fait perdre votre temps.
— Oh ! Oh ! Oh ! Mais non, tout le plaisir est pour moi ! Tu es une bien charmante petite fille, et très polie avec ça. Mais tu sais petit, tu n’es pas obligé de vouvoyer le Père Noël !
— … je ne suis pas obligé de vouvoyer ?
— Bien sûr que non, voyons. C’est très froid de vouvoyer, même pour moi qui habite au pôle nord ! Oh ! Oh ! Oh !
Noëlle baissa la tête, elle ne s’en était jamais rendu compte. Ces parents l’avaient forcée à toujours dire ‘‘vous’’ car c’était le langage de la Haute. Mais c’était vrai, elle n’avait plus à jouer ce rôle.
— … merci, Père Noël, déclara-t-elle soulagée.
— Mais de rien, de rien ! Et puisque tu es si charmante, je vais te faire un petit cadeau à l’avance.
Le gros bonhomme se tortilla sur son fauteuil et fouilla dans une caisse à côté de lui ; il en retira un bonnet rouge à pompon blanc qu’il installa directement sur la tête de la fillette.
— Tiens, mon enfant, c’est pour toi ! Et si tu appuies sur le pompon… comme ceci…
Tout d’un coup, de nombreuses petites étoiles scintillantes se mirent à illuminer le bonnet, Noëlle en restait bouche bée.
— Pas mal, hein ? s’amusa le Père Noël. Allez, file, et passe un merveilleux Noël… Noëlle ! Oh ! Oh ! Oh !
Toute joyeuse, la fillette courut rejoindre Chris. Ce dernier était soulagé de voir que sa protégée avait toujours le sourire ; l’expérience semblait s’être très bien déroulée.
— Joli bonnet, commenta Chris.
— Hihihi !
— Alors, qu’est-ce que tu as demandé ?
— C’est un secret ! répliqua Noëlle. Et de toute façon c’est un faux, sa barbe se détachait un peu.
— Haha, tu changeras jamais, toi.
— … dîtes, monsieur Chris.
Noëlle baissa les yeux, peu sûre d’elle, elle avala au moins trois fois sa salive avant de continuer.
— Est-ce que je peux vous tutoyer ?
— … hein ? Euh, oui, bien sûr qu’tu peux.
— … vraiment ?
— J’vois pas le problème. Et puis, j’dois avouer que j’préfère. J’osais pas te l’dire mais qu’une gamine de 12 ans me vouvoie ça me foutais un peu les j’tons, déjà que t’utilises parfois de longues phrases que j’comprends pas toujours…
Noëlle lui répondit avec un doux rire gêné et, après avoir reprit la main de Chris, elle le força à continuer leur petite escapade à travers Volucité. Beaucoup d’artistes de rues étaient de sortie ce soir, Noëlle resta longtemps à se demander comment est-ce qu’un homme pouvait cracher autant de flamme qu’un Magmar, ou qu’un autre arrivait à jongler avec plus d’une dizaine de Voltorbe grésillant en équilibre sur un pied. Ce à quoi Chris répondit par un évident : ‘‘Bah c’est magique’’.
L’une des grandes horloge de la ville annonçait l’arrivée imminente de minuit, Chris sentit son cœur se serrer. Il fallait qu’il rentre chez-lui affronter les mafieux. Normalement, tout devrait bien se passer, mais il ne pouvait s’empêcher d’appréhender le moment. Si seulement ce 24 décembre pouvait être éternel.
L’homme en sursis s’autorisa tout de même une dernière pause, au parc de la ville. Il s’assit sur un banc à côté d’une fontaine, observant la neige tomber tout en caressant son Rattata. Noëlle resta à ses côtés, silencieuse. Elle savourait juste le moment présent, et la présence de son protecteur.
En repensant à sa journée, elle se dit qu’elle avait vécu un véritable miracle. Quelles étaient les chances pour qu’un voleur ne vienne dans sa maison, ce soir ? Que ce voleur soit aussi une bonne personne ? Qu’il accepte de la sortir de son enfer ? Qu’il lui fasse découvrir le monde ? Qu’il s’occupe d’elle ?
Au fond, tout cela n’était peut-être qu’un rêve. Peut-être que dans quelques instants, elle se réveillerait dans sa ‘‘chambre’’, à craindre à chaque instant que ses ‘‘parents’’ ne la battent à la moindre imperfection. Mais Noëlle préférait ne pas y penser. Tant pis si tout n’était qu’illusion, tant qu’elle durait le plus longtemps possible.
Soudain, un bruissement d’aile la tira de ses pensées néfastes. Elle observa, enchantée, un véritable Cadoizo sauvage se poser à quelques mètres de là. Elle se leva brusquement, désireuse de s’approcher mais avec néanmoins la crainte de le faire fuir. Dérangé par le remue-ménage, Chris quitta lui aussi son état de transe.
— T’aimes vraiment ces trucs toi, sourit-il en pointant la peluche de la fillette.
— Ils sont magnifiques ! s’exclama Noëlle. J’adore leur plumage !
— Mouais, si tu le dis.
Chris observa d’un coin de l’œil Noël avancer d’un pas, puis reculer, se mordre les lèvres, refaire un pas, et reculer de nouveau. Il soupira, et eut brusquement une idée.
— … tu veux que je l’attrape ? lâcha-t-il.
— L’attraper ?
— Ouais, avec une Pokéball et tout. Y a une station service pas loin, j’uis sûr qu’ils en vendent, des Balls.
— Vou… enfin… t-tu ferrais vraiment ça ?
— Puisque j’le dit.
Chris n’avait jamais lancé une Pokéball de sa vie, même à l’école, il était la risée des autres pour ne pas avoir de Pokémon. D’ailleurs, son Rattata était techniquement encore sauvage, n’ayant jamais été capturé. Mais il ne voulait pas perdre la face devant Noëlle, et puis, s’il pouvait lui faire plaisir…
Un peu plus tard, Chris avait effectivement acheté une Pokéball, comme prévu. Il aurait certainement dû en prendre plusieurs, mais il n’avait pas pensé une seule fois qu’il puisse se louper. Un excès de confiance ou un manque totale d’anticipation ? Probablement les deux.
— Allez c’est parti, s’encouragea-t-il. Regarde bien l’artiste !
Chris fixa fermement sa cible, le Cadoizo. Le petit volatile ne se doutait de rien, faisant quelque pas à droite et à gauche sans but apparent. Chris fronça les sourcils, prit appui sur sa jambe gauche, leva brusquement la droite, fit un large mouvement de bras…
— … !
… si large qu’il en perdit l’équilibre et tomba lourdement dans la neige. Noëlle dû mobiliser toute sa volonté pour ne pas éclater de rire.
— Putain…, grommela Chris. C-Ce n’est rien, juste un moment d’inattention…
Lui qui voulait paraître cool en imitant les grands dresseurs de la télé, il était mal partie. Finalement, il abandonna toute idée de super-technique spectaculaire. Chris se souvint soudain d’un cours d’un prof’ à l’école, comme quoi il fallait affaiblir un Pokémon avant de le capturer. C’était sympathique à savoir, mais sans croc, son Rattata ne pourrait pas faire grand-chose et Chris avait peur que le Cadoizo ne s’enfuit.
— Advienne que pourra ! hurla-t-il en lançant puissamment la capsule.
La Pokéball suivit une magnifique trajectoire, digne des plus grands incompétents. Elle passa largement au-dessus du Cadoizo, se heurta à un lampadaire, rebondit sur une poubelle, et happa allégrement un adorable Miamiasme dormant tranquillement au pied de ce dernier objet ; le pauvre Pokémon n’eut aucune chance. Le Cadoizo, quant à lui, s’envola proprement en comprenant ce à quoi il venait d’échapper.
— … pu-tain.
Chris grimaça et baissa la tête, incapable d’aller affronter l’air probablement déçu de Noëlle. C’était stupide de penser que ça allait être aussi simple, se maudissait-il.
— …
Mais alors que Chris restait figé, Noëlle avança, enfonçant lentement ses petits pas dans la neige. Elle dépassa l’homme abattu et s’arrêta devant la Pokéball qu’elle ramassa. Elle revint vers Chris, le gratifiant de son plus beau sourire.
— Merci ! s’exclama-t-elle.
— Remballe ta pitié, ronchonna Chris.
— Non non, je suis sincère. Vous avez… tu as fait de ton mieux, rien que pour moi. Juste pour ça, je veux te remercier. Et puis, v.. tu as quand même attrapé quelque chose !
— Ce n’est qu’un tas d’ordures !
— Hihi, au moins, je penserais à toi en le voyant !
— … j’uis pas certain de savoir comment le prendre…
Même s’il faisait le grognon, Chris était soulagé que Noëlle ne lui en veuille pas, mieux encore, elle avait le sourire. Il ne comprenait pas encore exactement pourquoi il tenait tant à voir ce sourire illuminer la fillette, mais il y tenait.
De son côté, Noëlle se dépêcha de faire sortir son nouveau compagnon, un Miamiasme qui se réveilla après quelques appels. Le Pokémon se demandait franchement ce qu’il faisait là, devant une gamine sautillante. Heureusement, le Rattata de Chris vint à sa rescousse et lui expliqua les péripéties qui étaient survenues pendant son sommeil ; le Miamiasme soupira de dépit mais resta calme.
Noëlle observait son tout premier Pokémon. Elle en avait souvent rêvé. Tous les enfants de son âge avaient un Pokémon, mais ses parents lui refusaient ce privilège. Plus précisément, ils voulaient que leur fille ait un Pokémon rare – et donc très cher – pour épater les autres. En attendant de pouvoir acheter un tel spécimen, Noëlle était privée de Pokémon. S’ils apprenaient qu’elle avait désormais un Miamiasme, ils feraient sans doute une crise cardiaque.
Douze coups retentirent, des feux d’artifices fleurirent subitement le ciel. Noëlle regarda le spectacle, le cœur battant. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi éclatant de toute sa vie. En revanche, Chris faisait grise mine. Son temps était écoulé, il fallait rentrer. Il posa une main sur l’épaule de la fillette.
— Gamine, faut que j’aille rembourser ma dette maint’nant.
— … mmh.
— J’vais traiter avec des gens pas très cools, alors c’est p’t’être mieux si tu m’attends quelque part…
— … non, je veux rester avec toi…
— Pff, j’m’en doutais, voilà pourquoi j’déteste les gosses…
Tout allait bien se passer. Voilà ce que se répétait Chris en boucle. Si la mafia la jouait loyale, il devrait s’en sortir. Mais qui avait entendu parler de mafieux jouant dans les règles ? Chris n’était jamais à l’aise devant ces vicieux qui n’hésitaient pas à utiliser tous les moyens pour arriver à leur fin.
La tête lourde, Chris se dirigeait, courbé, vers son appartement. Il était tellement submergé qu’il ne remarqua même pas l’homme qui les suivait depuis un bon moment déjà.
***
Le quartier commercial n’était désormais qu’un souvenir. Ici, il n’y avait ni artiste de rue, ni Père Noël, ni vendeur de gaufres. Une rue sombre, où seuls les cas perdus se retrouvaient. Noëlle ne quittait pas Chris d’une semelle, agrippé à son bras comme si sa vie en dépendait. Soudain, son protecteur s’arrêta, méfiant. Des bruits de pas résonnèrent.
— Ne bouge pas, souffla-t-il à la fillette.
Deux hommes surgirent brusquement, se plaçant face à lui. Chris grimaça, craignant le pire.
— Z’êtes qui vous encore ? cracha-t-il.
L’un des deux hommes dégaina un pistolet. Chris sentit son sang ne faire qu’un tour.
— V-Vous êtes de la mafia c’est ça ? tenta-t-il. Pas de panique les mecs, j’ai votre fric, pas besoin de me montrer vos jouets !
— … la mafia ?
L’un des agresseurs s’approcha. Entre la neige tombante et l’obscurité de la nuit Chris ne l’avait pas aperçu plus tôt, mais cet homme portait un habit très particulier. Un habit qu’il n’aimait jamais voir.
— Nous sommes de la police. Ne faites plus un geste, monsieur. Cette enfant fait l’objet d’une alerte enlèvement.
Chris et Noëlle faillirent s’étouffer sous la nouvelle. Une alerte enlèvement ? Les seules personnes capables d’une telle chose était les parents de Noëlle, et Chris était persuadé de les avoir immobilisés pour de bon ! Encore une fois, il avait été trop naïf. Au lui de flâner en ville, il aurait dû se dépêcher de fuir.
— Soyez coopératif et libérez la petite, lança l’un des policiers d’un ton qui se voulait calme. Vous ne pouvez pas vous enfuir, nous contrôlons toutes les sorties.
— Tss.
Son compte était bon. Chris avait beau réfléchir, il ne voyait pas d’échappatoire. Expliquer la situation aux policiers ? Bonne chance, surtout qu’il était en possession de plein de bijoux volés dans une sacoche qu’il avait également dérobée. Chris n’était pas d’un naturel très réfléchi. Lorsqu’il était dans une situation comme celle-ci, où tout semblait condamné, il perdait totalement pied et choisissait toujours la pire solution. Ce qu’il fit.
— Non ! hurla-t-il. C’est vous qui ne ferez pas un geste !
Vivement, Chris saisi son pistolet – en plastique – et le colla à la tempe de Noëlle. Cette dernière hésitait entre inonder l’homme d’insultes, rire du grotesque de la scène ou s’évanouir. Mais pour les forces de l’ordre, l’illusion était parfaite.
— Je plaisante pas ! cria Chris.
— C-Calmez vous, commença à s’inquiéter un policier. Laissez la fillette partir, c’est le mieux que vous puissiez faire !
— C’est ça, pour que vous me cueilliez comme une petite pute ?!
En gardant Noëlle comme une otage, l’homme paniqué s’empressa de faire demi-tour. Un policier en embuscade derrière lui tenta de lui sauter dessus, mais un certain Rattata fut plus rapide, griffant solidement le visage du représentant de la loi avant qu’il ne put arrêter son maître.
— Oh putain, merci mec ! lâcha Chris en accélérant le pas.
Les deux premiers policiers se regardèrent, confus. Que faire ? Tirer ? Au risque de blesser la gamine ? Dire qu’ils avaient attendu que le suspect se rende dans une zone peu fréquentée avant d’intervenir ! Et ils manquaient clairement de moyens. Normalement, pour ce genre d’affaire, c’était la grande armada. Mais il paraîtrait que le maire de la ville avait immédiatement fait pression pour que la police fasse le moins de bruit possible, car il ne fallait pas ‘‘gâcher le Noël de Volucité’’. La bonne blague. Ça allait être marrant au levé du jour, quand toute la ville apprendrait qu’une gamine s’était faite enlever ! Et évidemment, le commissaire, cet individu au ventre gonflé de privilèges, n’avait su dire non, trop peureux de perdre sa place.
— N’importe quoi, grinça un policier en prenant son talkie-walkie. Unité 4, la cible se dirige vers vous. Je répète, la cible se dirige vers vous. Il est dangereux, il a un flingue et menace la petite. Fini de jouer : arrêtez-le à tout prix, ou vous aurez mon cadeau de Noël dans les burnes !
Dans son malheur, Chris avait tout de même une certaine chance. Le quartier de bons à rien où il habitait regorgeait de ruelles sombres en tout genre, sans parler des bâtiments abandonnés. L’idéal pour se cacher d’indésirables, sauf si ces derniers avaient un Caninos maîtrisant Flair à la perfection.
— Il est par là !
— Putaiiin ! s’écria Chris.
— … franchement, me menacer avec un flingue en plastique…et devant la police… ! n’arrivait toujours à y croire Noëlle.
— Si t’avais une autre idée, fallait m’la dire, mademoiselle je-me-cache-dans-l’ombre-en-silence ! … argh, ils se rapprochent !
Chris et Noëlle courraient dans une ruelle, en ligne droite. Des aboiements de Caninos se faisaient entendre devant et derrière eux. Ils étaient pris en tenaille. Chris n’était pas bien loin de mouiller son joli costard mal-acquis. Mais la fillette, elle, malgré sa fatigue montante, était bien déterminée à ne pas laisser quelques hommes en uniforme détruire son nouveau bonheur. ‘‘Grâce’’ à ses parents, elle avait eu énormément de temps pour étudier les Pokémon et leurs capacités dans les bouquins, et elle comptait bien se servir de ces connaissances.
Noëlle libéra son Miamiasme et pointa une petite fenêtre, fièrement installée à un peu plus de deux mètres de hauteur.
— Boule Roc !
Le Pokémon Sac Poubelle acquiesça et cracha plusieurs petits morceaux de roche ; un doux bruit de verre brisé se fit entendre.
— Monsieur Chris, par là !
— … ! Compris !
Chris se maudit d’avoir abandonné si vite, alors que Noëlle était avec lui. Son visage se raffermit ; il n’allait plus se laisser aller désormais. Chris porta rapidement Noëlle jusqu’à la nouvelle ouverture, avant de sauter lui-même à travers cette dernière. Il s’écorcha salement les mains sur le rebord couvert d’éclats de verre, mais il retint sa douleur.
Chris et Noëlle ne perdirent pas plus de temps et reprirent leur course dans le bâtiment, qui se révéla être un immeuble abandonné et délabré. Abandonné seulement de ses propriétaires légitimes, puisque lorsqu’ils traversèrent l’appartement miteux, Chris et Noëlle eurent la surprise de rencontrer un groupe de squatteurs en plein repas. Pas le temps de faire connaissance cependant.
— Purée, souffla l’un des squatteurs en frissonnant. C’était le seul coin avec une fenêtre en bon état…
— Au revoir Noël au chaud…, grimaça son camarade.
La police s’engouffra à son tour dans la brèche, furieuse d’avoir manqué une occasion de mettre la main sur le criminel.
— Ah non ! Ça suffit les intrus ! On peut plus squatter tranquille ici ?!
Le squatteur courroucé mitrailla les policiers avec tout ce qu’il traînait sur le sol. Les forces de l’ordre furent stupéfaites d’un tel accueil, mais ne tardèrent pas à faire sonner la justice en assommant les occupants illégaux.
Pendant ce temps, Chris et Noëlle étaient déjà sortis de l’immeuble. Si Chris était essoufflé, Noëlle était carrément épuisée et incapable de faire le moindre pas de plus. N’écoutant que son instinct, Chris rangea son faux pistolet et porta la fillette sur ses épaules. Elle était bien plus légère qu’il ne le pensait.
— … faut trouver une planque, grinça le fugitif.
Des aboiements se firent entendre. Chris cracha au sol, agacé.
— Fichu Caninos ! Impossible de fuir s’il nous traque à l’odeur ! ... hé, l’odeur…
À l’énonciation de ce mot, le regard de Chris se fixa sur le Miamiasme. Soudain, une idée germa dans son esprit.
— Euh Noëlle ? l’appela-t-il. Tu peux demander à ton Pokémon de cracher un super truc puant ?
— … pardon ?
— Nan, j’me disais juste que s’il y avait une odeur terrible dans le coin, ça perturberait le flair de ces satanés cabots.
— Oh. C’est pas bête, acquiesça Noëlle d’une demi-voix. Hihi…, tu vois Chris, tu peux être intelligent parfois…
— Ouais ça m’arrive, rougit ce dernier. … hé, tu ne viens pas de m’insulter là ?!
— Détricanon, l’ignora la fillette.
Le Miamiasme s’exécuta avec plaisir, et un vomi plus tard, une vague d’abominables détritus recouvrit une bonne partie de la rue.
— Putain il plaisante pas ce truc ! grimaça Chris en se bouchant le nez.
Le résultat ne se fit pas attendre du côté des policiers. Brusquement, les Caninos geignirent atrocement, certains s’évanouirent même. L’incompréhension était totale. Une incompréhension qui offrit un temps précieux aux fugitifs.
Vérifiant une dernière fois que personne ne les suivait, Chris et Noëlle s’engouffrèrent dans un autre bâtiment désaffecté, ils montèrent à l’étage le plus haut possible, et se cachèrent dans une pièce lugubre, derrière une armoire tombant en morceau.
Sans réfléchir, Chris enleva la veste de son costard et l’étendit sur le sol poussiéreux. Satisfait, l’homme allongea Noëlle sur cette couche de fortune. La fillette n’avait pas envie de s’endormir, surtout pas dans un moment aussi critique, mais son corps atteignait sa limite.
— Ne t’inquiète pas, tenta Chris de la rassurer. C’est qu’un mauvais moment à passer, ils nous trouv’ront jamais ici.
— … hihihi…, gloussa-t-elle doucement. Même toi tu n’y crois pas…
— … pff, j’ai jamais été un très bon menteur…
Oui, même s’ils n’avaient plus leur Caninos, les policiers n’allaient certainement pas lâcher l’affaire. Il était tout de même question d’un enlèvement d’enfant.
— C’était un merveilleux Noël, glissa la fillette.
— … ah, pouffa Chris. C’est vrai qu’il était pas banal.
— Ça faisait longtemps que je n’ai pas autant ri.
Noëlle ricana bêtement, libérant la tension qui l’envahissait.
— Vraiment, je suis heureuse de t’avoir rencontré, Chris. C’était le plus beau cadeau que je puisse avoir.
L’homme détourna les yeux, indéniablement gêné.
— Putain, cracha-t-il, arrête. J’uis qu’un pauvre voleur miteux, t’as pas oublié ?
— Non, je m’en souviens. Naïf, crédule, incapable, faible, grossier, maladroit et stupide. Mais aussi incroyablement sincère et totalement ignorant de sa gentillesse.
— Hein ? Moi ? Gentil ?
— Tu m’as offert des vêtements, des crêpes et des gaufres, capturé un Pokémon… et tu m’as acceptée.
— … tu m’as un peu obligé, grommela Chris. J’te rappelle que tu m’as menacé de partir toute seule si j’te prenais pas avec moi ! Et puis, t’avais froid, j’pouvais pas te laisser dans cette robe ridicule… et aussi ton estomac grognait, t’crois que j’avais pas entendu ? J’y peux rien, fallait bien qu’tu manges… et aussi…
— … hihihi…
Noëlle secoua la tête, amusée.
— Tu es stupide.
— Parfois, j’me demande si t’es vraiment de mon côté !
— Hé Chris, tu te souviens de ce vendeur dans la boutique de vêtement ?
— Celui au sourire flippant ? Si seulement je parvenais à l’oublier !
— … il m’avait prise pour ta fille. Tu sais, je pense vraiment que ma vie serait beaucoup plus douce si tu étais mon père.
Chris se mordit les lèvres, recevant un assaut direct en plein cœur.
— T-Tu dis n’importe quoi, grommela-t-il. Tiens, tu vois cette pièce ? Mon appart’ vaut pas mieux et encore, il pue l’alcool et la cigarette à plein poumon… tu t’vois vraiment vivre dans un coin pareil ?
— … si tu es as mes côtés, certainement. Hé puis, je suis certaine que si tu habitais avec un enfant, tu ferais un effort pour toujours garder ton appartement le plus propre possible.
— Tu te fais des idées gamine !
— Malgré le froid, n’as tu pas enlevé et posé ta veste par terre pour ne pas que je touche le sol ?
— Bah, il dégueulasse et tout plein de poussière, tes vêtements sont neufs, ça me ferait mal de les saloper !
Noëlle échangea un bref regard avec le Rattata de Chris, qui soupira lui aussi en levant ses pattes.
— Ce n’est pas grave, sourit Noëlle. Tu ne comprends peut-être pas toi-même, mais moi je sais que tu ferais un excellent père.
— Arrête, grinça Chris, j’vais commencer par croire que t’as sniffé les gaz de ton Miamiasme…
Ce dernier plissa les yeux, mécontent qu’on l’accuse de droguer sa jeune dresseuse ; il avait des principes, nan mais oh ! Mais alors qu’il s’apprêtait à faire savoir ses opinions de sac poubelle, un puissant fracas le fit sursauter. Chris et Noëlle se redressèrent, surpris. L’armoire qui les cachait se fit proprement trancher en mille morceaux.
— Ah, toute cette guimauve… ! s’exclama une voix sévère.
— U-Un policier ?! paniqua Chris. N-Non… un instant…
Celui qui venait d’intervenir portait indéniablement le costume des forces de l’ordre. Cependant, Chris reconnaissait ce visage, de même que ce Scalproie à ses côtés ; il les avait bien assez vu durant sa pauvre vie.
— T-T’es le mafieux qui me harcèle ! s’écria-t-il.
— J’te harcèlerais moins si tu remboursais tes dettes, enfin, passons. Tu nous as offert du beau spectacle, mon petit Chris, je te remercie.
— … un spectacle ?
Le mafieux en uniforme de policier avança de quelques pas, tout en gardant une certaine distance entre lui et Chris et Noëlle. Il agita la tête.
— Autant tout te dire. Ça nous arrive, parfois, d’utiliser des pauvres types comme toi pour nous amuser. On appelle ça ‘‘l’achèvement’’ dans le milieu. On vous demande la lune en sachant très bien que c’est impossible, et ensuite, on se cache dans l’ombre, observant vos moindres gestes, pour voir jusqu’où vous pouvez aller. C’est très révélateur sur la nature humaine. Haha, je me souviendrais toujours de ce mec, là, qui était allé jusqu’à tuer sa femme pour revendre ses organes ! C’était magnifique, tout ce désespoir… !
Chris grimaça, dégoûté. Il n’avait jamais aimé ce type, mais là, c’était le comble. Et Noëlle qui écoutait ce malade dire ses horreurs…
— Et toi, mon Chris, oh Chris ! Qu’est-ce que tu nous as fait ? Un petit cambriolage ? Avec un flingue en plastoc’ ? C’est digne des plus grandes comédies ! Mais ce n’est pas le plus intéressant…
Le mafieux détourna son regard vers Noëlle.
— Cette gamine… on dirait qu’elle s’est vraiment attachée à toi.
— … ! Éloigne-toi d’elle enfoiré !
— Hé du calme ‘‘Papa’’, je suis réglo moi. On connaît son histoire, j’ai rapidement compris lorsque j’ai délivré ses parents. Ouais et c’est même moi qui ai prévenu les flics – pratique, je suis infiltré chez eux. Crois-moi ou pas, mais les parents de cette fillette ne voulaient absolument pas prévenir les poulets, peut-être qu’ils avaient peur qu’ils découvrent les conditions de vie de leur fille ?
Noëlle baissa les yeux, pas plus étonnée que ça en vérité.
— Bref, soupira le mafieux. C’était assez sympa de vous voir jouer à la petite famille heureuse. Sympa mais un peu chiant. Faudrait peut-être mettre du piment dans tout ça, non ?
D’un coup, le mafieux sortit son arme et la pointa vers Noëlle. Chris sentit toutes les cellules de son corps hurler à la mort, et avant même qu’il ne se rendit compte, il avait déjà bondi devant la fillette, la protégeant de tout son corps.
— … pan.
Chris ferma puissamment les yeux et serra les dents jusqu’à faire saigner sa gencive. Il lui fallut une bonne minute pour se rendre compte que rien ne s’était passé.
— Et voilà…
Le bandit marcha lentement vers Chris, et lui agrippa fermement sa chevelure.
— Tu te souviens de ce que j’ai dis ? On aime jouer avec les pauvres types. Des déchets de la société, des trucs qui servent à rien.
Le mafieux projeta brutalement Chris au sol ; il sortit une cigarette qu’il se pressa d’allumer.
— Toi, tu n’es plus amusant, lâcha-t-il simplement. Je sais pas si c’est une connerie de miracle de Noël, mais t’as trouvé un putain de but dans ta misérable vie. Je vois de l’espoir dans tes yeux, et ça, c’est chiant.
— … tu…
— Tu as de la chance d’avoir récolté assez pour payer ta dette. Allez grouille-toi de me refiler ta sacoche.
Chris s’exécuta, encore abasourdi par la tournure des évènements. Une fois le butin entre ses mains, le mafieux se retourna, se dirigeant vers la sortie avec son Scalproie.
— Ah, et au sous-sol y a un passage vers les égouts. Je sais ce que vous allez me dire, c’est super cliché et tout, mais qu’est-ce que j’y peux, ça reste une valeur sûre. Démerdez-vous ensuite. Ralalah, quelle perte de temps, dire que j’ai pas encore trouvé un cadeau pour ma femme…
Sur ces dernières paroles, le mafieux disparut, laissant Chris et Noëlle en plan. L’homme et la fillette se regardèrent, pas certains de comprendre ce qu’il venait de se passer.
— … c’est fini ? lâcha timidement Noëlle.
— … faut croire.
Soudain, Chris se releva brusquement ; le chargement était enfin terminé.
— Le sous-sol ! s’écria-t-il.
— Tu crois qu’on peut lui faire confiance ?
— Aucune idée, mais c’est tout ce qu’on a !
Noëlle hocha la tête. Ils ne pouvaient pas rester ici indéfiniment. Et puis, si elle était avec Chris, elle était certaine que tout se passerait bien. Le fugitif se dépêcha d’installer la fillette sur son dos et entama la descente. Aucun flic à l’horizon, parfait.
— Courage, c’est bientôt terminé…, souffla-t-il à Noëlle qui luttait pour ne pas s’endormir.
Chris avançait relativement doucement, prenant soin de ne pas brusquer sa passagère. Il savait que s’était une attitude risquée, mais la peur de faire un faux mouvement et de blesser Noëlle l’emportait sur tout. Les étages défilaient, les uns après les autres. Encore quelques mètres, et le sous-sol serait en vu. La promesse de liberté.
Un coup.
Il suffit d’un coup, et Chris s’immobilisa. Ses bras se relâchèrent. Noëlle tomba durement. Ses genoux flanchèrent. Son torse s’étala sur le sol.
— J-Je l’ai eu ! exulta un policier. Ah ! Tu nous auras fait courir, connard ! Héhé, j’ai bien fait de rester ici malgré les ordres…
Noëlle sentit un liquide chaud se répandre à ses pieds, elle fixa le corps de son protecteur, penaude. Le Rattata de Chris bondit furieusement sur le policier, les griffes en évidence. Un second coup. Le rongeur s’écrasa contre un mur. Subitement, Noëlle comprit. Le sang. C’était du sang.
— … C-Chris… ? lâcha-t-elle en le secouant faiblement. Chris…Chris ! réponds-moi… ce n’est pas drôle…
— Petite ! l’interpella le policier. Tu n’es plus en danger maintenant, tu peux venir !
La gorge serrée, Noëlle sentit une rage monter en elle. Une rage telle qu’elle n’avait jamais ressenti avant.
— SILENCE ! hurla-t-elle.
Le policier resta pétrifié d’incompréhension. Que se passait-il exactement ? Il l’avait sauvée d’un criminel, elle devrait lui sauter dans les bras !
— … eh bah… quel coffre…
— … ! Chris ! s’exclama Noëlle le visage larmoyant.
— … ouais, c’est bien moi. Putain, il m’a pas loupé ce con…
Affaibli, l’homme sentit toutefois quelque chose lui mordiller les doigts. Le Rattata blessé regarda son maître, gémissant.
— Hé mec, ça a pas l’air d’aller toi aussi… cet enfoiré…
— Chris ! paniqua Noëlle. T-Tu vas t’en sortir ! J-Je vais trouver de l’aide, tu vas voir !
— …
— … Chris ?
L’homme au sol soupira doucement.
— Pff, j’te dirais bien que t’as raison, mais tu sais que j’sais pas mentir. Je sens plus mes jambes… alors c’est là que je finis ? Pitoyable…
— N-Non, Chris… ! T-Tu ne peux pas me faire ça… pas alors qu’on allait enfin s’en sortir…
— … désolé. Finalement, j’resterai un raté jusqu’au bout.
— Ne dis pas ça…
Chris toussota violemment ; du sang s’écoula de sa bouche.
— Putain, grommela-t-il, c’est dégueulasse…
— … c’est de ma faute, trembla Noëlle. S-Si tu m’avais pas rencontrée, personne n’aurait appelé la police et… et tu serais encore…
— Pff, n’importe quoi. Si je ne t’avais pas rencontrée, je serais rentré chez moi comme un minable à attendre que la mafia me choppe. Et surtout, j’aurais pas vécu le plus beau Noël de ma vie.
— Chris…
Le regard bienveillant, Chris rassembla ses dernières force dans sa main droite, qu’il leva péniblement, jusqu’à la joue de Noëlle.
— … tu peux encore t’en sortir. J’uis le méchant kidnappeur dans cette histoire, et toi, la victime. Va avec la police, ils te feront aucun mal. Et pour tes parents…, j’uis certain que si tu montres tes blessures aux flics, ils finiront en taule.
— N-Non Chris, ne… ne parle pas… tu… tu dois économiser tes forces…
— … prends soin de toi Noëlle. Et surtout, deviens pas comme moi.
Chris sentait sa respiration devenir de plus en plus douloureuse, sa tête se vidait de seconde en seconde. Il avait envie de hurler, mais il ne voulait pas inquiéter d’avantage sa protégée. Au contraire, il sourit.
— … au fait, par rapport à ce qu’on disait tout à l’heure… tu sais… au fond… j’crois que si jamais par miracle j’devais avoir une fille… j’ador’rais qu’elle soit comme toi.
Sa main retomba doucement. Petit à petit, au même rythme que son sourire épanouissait ses lèvres, ses paupières se fermèrent, ne laissant échapper qu’une ultime larme.
— … Chris ? … Chris ! Chris !!
Elle n’obtient plus jamais de réponse. Submergée par la tristesse, Noëlle enlaça fermement le corps de son protecteur, inconsolable. Ses cris déchirants résonnèrent à travers tout la nuit.
***
L’affaire ‘‘Noëlle’’ avait fait trembler tout Unys. Dès qu’elle le put, elle raconta son histoire à qui voulait bien l’entendre. Elle ne voulait pas que le nom de Chris reste à jamais comme étant un abominable criminel. Au début, personne, et surtout pas la police, ne voulait la croire. Ils la suspectaient d’être atteint d’un sévère syndrome de Stockholm. Toutefois, à la vue de ses blessures bien trop anciennes pour être causée par Chris, et des aveux de ses parents sous la pression médiatique, la vérité éclata enfin.
Les parents de Noëlle furent immédiatement appréhendés, en attente de leur procès. Un procès qui fut particulièrement douloureux pour Noëlle. Elle dut répondre à des questions blessantes, se souvenir d’évènements étouffants. Mais elle tint bon. Pour Chris. Avant de le rencontrer, Noëlle se contentait de subir, sans jamais répliquer. Maintenant, elle avait la force d’avancer malgré les obstacles.
Lors du procès, elle rencontra enfin ses grands-parents paternels et maternels. Eux-mêmes ne savaient pas qu’ils avaient une petite-fille. Ils habitaient tous à Amaillide, un petit village très éloigné de la capitale. Noëlle apprit que ses parents n’avaient jamais supporté la vie à la campagne, surtout du regard critique des gens de la ville. Le problème était bien plus profond qu’ils voulaient le faire croire.
Tout avait déraillé le jour où une riche famille avait emménagé à Amaillide, pour se ressourcer. Ils étaient particulièrement infects, se plaisant à rabaisser les campagnards, à les traiter comme des moins que rien. Les futurs parents de Noëlle, particulièrement fragiles, étaient leurs cibles préférées. Un jour, la mère de Noëlle fit même une tentative de suicide. Au fils des années, le couple avait fini par admettre qu’ils faisaient partie d’une sorte de race inférieure et que s’ils voulaient être un jour dignes d’être heureux, il fallait faire comme cette opulente famille. Voilà pourquoi il avait quitté Amaillide, du jour au lendemain, sans donner aucune nouvelle.
Noëlle savait que ça n’excusait pas l’enfer qu’elle avait subit, mais savoir d’où venait le mal de ses parents renforça sa volonté de prendre les devants. Au bout de deux ans de réflexion, elle prit sur elle et commença à leur rendre régulièrement visite en prison. Ils ne se disaient pas grand-chose, mais Noëlle sortait un peu plus confiante de chacune de ses visites.
Noëlle avait aussi fait la connaissance avec la famille de Chris, lors de l’enterrement de ce dernier. Elle avait été surprise de voir des gens bien habillés et bien portant, pas spécialement riche, mais certainement pas nécessiteux. Elle ne comprenait pas pourquoi Chris, leur fils, s’était retrouvé dans la rue alors qu’eux avaient un toit. Ce fut le frère de Chris qui lui expliqua leur situation familiale compliquée, les insultes que Chris se prenait continuellement à cause son manque de capacités dans sa jeunesse, et de sa fuite.
Noëlle ne pouvait s’empêcher de faire un parallèle entre cette histoire et celle de ses parents. Beaucoup de points concordaient. Mais là où ses parents avaient sombré dans la folie, Chris avait su garder son cœur entier. Cela ne faisait que conforter l’admiration qu’elle avait pour lui.
L’adolescente vivait désormais avec ses grands-parents dans un ranch. Une vie simple, loin de toute la perfection qui l’avait tant faite souffrir. Elle se levait aux aurores, s’occupant consciencieusement des Écrémeuh. Son Miasmax l’aidait dans ses tâches ménagères, particulièrement pour l’élimination des déchets. Elle retrouvait peu à peu sa joie de vivre.
Le soir, avant de s’endormir, elle s’arrêtait devant sa table de nuit. Une peluche Cadoizo et un bonnet rouge à pompon blanc y trônaient. Elle ne pouvait s’empêcher de lâcher une larme. C’était son rituel, elle restait immobile, pendant parfois plus d’une heure, à prier. Parfois, s’il était encore réveillé, un Rattata à la patte avant blessée la rejoignait.
Elle pleurait toujours. Mais elle souriait également. Son plus beau sourire. Un sourire de joie. Un sourire de reconnaissance. Un sourire entièrement dédié à celui qui fut, l’espace d’une nuit, un père si chaleureux.