Chapitre -18 : Soeur
« Votre café. »
Le serveur, tiré à quatre épingles, déposa les deux tasses en face de Tia et Will. Ce dernier le remercia tandis que la jeune femme, trop absorbée par sa contemplation de la mer de nuages, lui adressait un hochement de tête distrait.
Tous deux étaient assis dans une confortable banquette de cuir du Daisy's, où Tia, fraîchement sortie de l'hôpital, avait eu envie de passer la soirée. Ils ne parlaient guère, savourant silencieusement l'air de jazz que diffusait un jukebox mélancolique.
« Je ne sais même pas si les gens se rendent compte de la chance qu'ils ont. » lâcha soudain la fille du Chancelier, abrupte.
Will, occupé à touiller le sucre qu'il venait de verser dans son café, releva la tête et la regarda. Son menton délicat posé au creux de la main, Tia fixait le soleil couchant qui teintait les nuages d'un camaïeu de nuances orangées.
« La chance qu'ils ont de ... ?
- De voir ce genre de choses. Pensez-y deux secondes. Nous vivons dans des tours de verre à des kilomètres au-dessus des nuages. Des merveilles technologiques que le monde entier nous envie. Pas de pluie, pas de temps gris. Juste ce genre de spectacle chaque soir. Et pourtant, les gens déambulent sur les passerelles, plus pressés que jamais, sans même y faire attention.
- On s'habitue vite à la beauté quand on n'a jamais connu autre chose. » répondit Will.
Il porta le café à ses lèvres, constata qu'il était brûlant et le reposa dans un tintement qui fit tourner la tête à la jeune femme. Elle détailla l'intérieur du Daisy's puis soupira.
« Merci d'avoir accepté de venir ici.
- Je suis toujours votre garde du corps, à ce que je sache, rétorqua Will. Et puis j'aime bien cet endroit.
- Je sais. » fit-elle avec un sourire fugace.
Elle saisit sa cuillère et remua distraitement son café, l'air pensive.
« Concernant ce que vous m'avez dit hier… commença Will.
- Sur la Résistance ?
- Oui.
- Parlons-en ce soir, voulez-vous ? J'aimerai… savourer le moment. »
Will arqua un sourcil, mais ne dit rien. Une fois de plus, il se fit la remarque que Tia pouvait parfois être bien lunatique.
« Qu'est-ce que vous pensez de moi, Will ? lança soudain la jeune femme.
- Mmh ?
- Maintenant que vous savez qui je suis. Ce que je fais.
- Maintenant que je sais que vous organisez des attentats et incitez le peuple à se soulever contre votre père, vous voulez dire ? » lança le détective, impassible.
Tia ne tressaillit même pas.
« Par exemple.
- Je ne suis pas là pour vous juger. Je suis là pour vous protéger.
- Oh, arrêtez. On sait tous les deux que tout ça est devenu aussi personnel pour vous que pour moi. »
Voyant que Will gardait le silence, elle soupira à nouveau, l'air déçue.
« A ce point, je vois... »
Will porta son café à ses lèvres en la regardant. Pour une fois, il avait l'impression d'avoir réussi à l'empêcher de l'emmener là où elle le voulait, ce qui lui procurait une satisfaction insoupçonnée. Malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de se sentir légèrement honteux à la vue du triste minois de la jeune femme.
Cette dernière regarda un instant un point au-dessus de l'épaule de Will, arquant élégamment l'un de ses sourcils.
« Il y a une serveuse qui vous regarde fixement depuis toute à l'heure. Elle n'a pas l'air très contente. » souffla Tia, mi-amusée, mi-intriguée.
Will jeta un coup d’œil derrière lui et aperçut immédiatement de qui il était question. La jeune femme, affairée à essuyer de la vaisselle derrière le comptoir, lui lançait fréquemment des regards hostiles. L'air vaguement familier de son visage tira une grimace au détective.
« Vous la connaissez. »
Ce n'était pas une question. Comme d'habitude, Tia avait déjà probablement deviné bien plus qu'elle n'en disait.
Comprenant qu'il ne servait à rien de nier, Will soupira.
« Elle s'appelle Mathilde Sunderland.
- La sœur de… commença Tia.
- Oui.
- Vos relations ne sont pas au beau fixe, visiblement.
- La seule fois où on s'est parlé depuis l'enterrement de Diane, c'était lorsqu'elle avait découvert que je lui reversais une partie des allocations que le gouvernement me donnait. Elle m'a tout remboursé au fur et à mesure.
- C'était mentionné dans l'enquête à votre sujet, oui.
- Donc vous avez bel et bien fouillé dans mon dossier, lâcha Will, à peine surpris.
- Notre ami commun s'est chargé de me faire un résumé. »
Will mit un peu de temps à comprendre que par « notre ami commun », Tia parlait de Frank Riviera. Le détective avait toujours du mal à se faire à l'idée que cet Officier qu'il avait longtemps considéré comme l'incarnation du vice du système était en fait un membre de la Résistance.
« Elle n'a pas l'air très contente de vous voir ici, lança Tia, qui observait toujours Mathilde, sans grande discrétion.
- Fin sens de l'observation, rétorqua Will.
- Désolée. C'est à cause de moi, je pense, soupira la jeune femme.
- Comment ça ?
- Je reviens. »
Tia se leva alors et le planta là, se dirigeant vers l'entrée du Daisy's. Will, surpris, la regarda s'accouder tranquillement au comptoir et entamer la discussion avec une Mathilde aussi étonnée que lui.
Will les regarda discuter, mal à l'aise à l'idée de ce qu'elles pouvait bien se dire. Tia, à son aise, pointait parfois le détective du doigt. Éberlué et n'ayant aucune idée de ce qui était en train de passer, Will la regarda faire, impuissant. Si, au début de la conversation, Mathilde semblait plutôt sur la défensive, elle sembla bientôt se détendre et Tia parvint à lui arracher quelques sourires. Will se dit qu'après tout, malgré leurs origines opposées, les deux jeunes femmes n'étaient pas si différentes : outre leur âge sensiblement identique, toutes deux avaient perdu un proche dans la prise d'otage.
« Et elles sont toutes les deux têtues comme pas possible. » pensa Will.
Après avoir finalement salué Mathilde d'un geste amical de la main, Tia revint vers la table en lui souriant. Elle se rassit, croisa les jambes et sirota son café, sous le regard inquisiteur et interloqué de Will, qui n'avait aucune idée de ce qui venait de se raconter.
« Quoi ? sourit Tia, constatant son désarroi.
- … Qu'est-ce que vous êtes allée lui dire ? »
La fille du Chancelier eut un léger rire moqueur. Elle reposa sa tasse et couva Will d'un regard malicieux.
« Vous n'y connaissez pas grand-chose aux femmes, n'est-ce pas ? » s'amusa-t-elle.
Et ce fut là tout ce que Will put jamais en tirer.
~*~
A peine la porte de l'appartement s'était-elle refermée derrière eux que Tia se dirigea vers le salon, jetant sa veste acajou sur un fauteuil au passage. Will la suivit d'un pas lent, observant comme le ballet des drones à l'extérieur de l'immense baie vitrée de l'appartement. Dehors, le soleil mourrait derrière l'horizon, et la nuit s'était durablement installée.
Fenrir passa le museau dans l'embrasure de la cuisine, regardant les nouveaux arrivants. Tia se retourna et l'aperçut, son visage s'éclairant alors d'un sourire attendri.
« Tu as faim ? Mmh ? »
Le Pokémon darda sur elle un regard intelligent et avide.
« Je t'ai filé à bouffer avant qu'on parte, grommela Will. Fais pas l'affamé, Fenrir. »
L'Arcanin fit semblant de ne pas comprendre, et Will leva les yeux au ciel en soupirant. Tia le dépassa en souriant et alla nourrir le Pokémon. Le détective les regarda disparaître dans la cuisine, puis se dirigea vers sa chambre, ôtant son chapeau et son imperméable avant de les déposer sur son lit.
L'ex-Elitien s'assit ensuite à côté de ses vêtements, pensif et un peu perdu.
Tout ça était presque devenu normal. Fenrir se laissait chouchouter par Tia sans broncher, la laissant volontiers remplir sa gamelle ou le caresser. Le magnétisme charismatique de la fille du Chancelier semblait avoir réussi l'exploit d'amadouer l'Arcanin à son tour.
Will, lui aussi, sentait qu'il n'était plus aussi professionnel qu'il aurait dû. Il faisait de son mieux pour garder ses distances, pour rester impassible face aux sourires de Tia, à son caractère joueur et lunatique. Et il y arrivait plutôt bien. Malgré tout, il sentait que la carapace s'ébréchait.
La vérité, c'était que sa relation avec Tia s'était radicalement transformée à l'instant où la jeune femme lui avait révélé son appartenance à la Résistance… et l'implication du Chancelier dans la mort de Diane.
Peut-être était-ce pour ça que Tia avait refusé d'en reparler depuis qu'elle était sortie de l'hôpital la veille. Peut-être était-elle consciente que les choses avaient changé, et qu'elle réfléchissait à la manière dont elle devait inclure Will dans ses projets.
Le détective se passa une main lasse sur le visage. Pour la énième fois de la journée, il se demanda dans quoi il s'était embarqué en acceptant d'aider la Résistance. Il n'était toujours pas certain de pouvoir faire confiance à Tia, malgré les preuves, malgré l'entretien avec Riviera. Tout ça ressemblait parfois à un mauvais film d'espionnage. Leur espèce de petit quotidien à trois, dans cet appartement luxueux, cette tension flottante qui pesait sur chaque geste, chaque mot…
En grommelant, Will se leva et se dirigea vers la salle de bains attenante à sa chambre.
Elle est en train de te retourner la tête, et tu mords à l'hameçon comme un Barloche, pesta-t-il intérieurement.
Le détective ouvrit le robinet de l'évier et s’aspergea le visage d'eau pour se remettre les idées en place.
« Will ? Vous pouvez venir ? » appela alors la voix de Tia depuis le salon.
Le détective coupa l'eau, attrapa une serviette et s'essuya prestement, avant de retourner dans le couloir.
« Qu'y a-t-il ? » fit-il en arrivant dans le salon, rajustant sa chemise.
Tia était assise près d'une table en fer forgé, étudiant son smartphone, ses cheveux auburn tombant sur ses épaules. Elle avait l'air soucieuse.
« Attendez. Avec un peu de musique, ça sera mieux. » lança-t-elle joyeusement en le voyant arriver.
Elle se leva, s'approcha d'un vieux gramophone qui trônait dans le salon et fit jouer un vieux vinyle. Une musique de jazz romantique s'éleva alors, emplissant tout le salon. Will fronça les sourcils. Tia se retourna vers lui, toute trace de joie ayant disparu de son visage.
« Asseyez-vous, je reviens. » lui lança-t-elle d'un ton poli mais ferme.
Elle disparut dans sa chambre et revint quelques instants plus tard, une chemise cartonnée sous le bras, et s'assit à la table à côté de Will. Elle ouvrit la pochette et feuilleta les documents à l'intérieur sous l’œil intrigué de Will.
« Riviera vous a parlé du Rex, je crois, commença-t-elle, parlant juste assez fort pour que Will l'entende par-dessus les notes lancinantes du vinyle.
- Oui. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi cette musique ?
- Vieux réflexe. Je n'ai pas envie que quiconque entende ça.
- J'ai fouillé votre appartement. Il n'y a pas de mouchards.
- Vous l'avez fouillé à votre arrivée. Pas depuis.
- Vous pensez que quelqu'un vous a mise sur écoute entre temps ?
- Oui. »
Toute trace de sourire charmeur ou de mesquinerie avait disparu du visage de la jeune femme, laissant la place à un air sérieux et concentré. Elle parlait vite, fouillant dans sa pochette cartonnée.
« Votre père ?
- Non. Le Rex.
- Comment est-ce que vous savez ça ?
- Son bras droit est un agent de la Résistance. Selon lui, le Rex a compris que je m'intéressais à ses filles, et il a pris des mesures.
- Ses filles ? » répéta Will sans comprendre.
Tia extirpa un paquet de photos de sa pochette et les tendit à Will. Le détective prit les clichés et les examina, perplexe.
Il s'agissait de photos d'une jeune fille d'à peu près dix-huit ans, à peine plus. La plupart des clichés, réalisés à la surface d'Omnia, étaient pris de loin, si bien qu'il était difficile de voir son visage distinctement. Seuls deux ou trois prises permettaient de la voir clairement. Ses cheveux, entre roux et châtain, un peu comme ceux de Tia, encadraient des traits déterminés, avec des pommettes hautaines et un regard d'acier. Pris dans la rue pour la plupart, les clichés la montraient marchant d'un air pressé parmi la foule, serrant son sac à main contre elle. Deux autres photos la montraient vêtues d'un débardeur et de collants, dans ce qui semblait être une salle de danse. Sa silhouette était assez fine, de taille moyenne – en somme, une adolescente classique.
« Elle s'appelle Lina, expliqua Tia. Vous ne l'avez jamais vue ?
- Non, je ne crois pas. Pourquoi ? »
La fille du Chancelier lui tendit un autre paquet de photos. Sur certaines, on voyait la dénommée Lina rentrer dans un petit immeuble de briques rouges à l'apparence miteuse. Mais les clichés qui retinrent l'attention de Will furent ceux où on la voyait sortir d'un bâtiment qu'il connaissait bien.
« Le Windhall, grommela-t-il. Et elle en sort par l'accès privé.
- C'est la fille du Rex. Elle travaille là-bas.
- J'ignorais que le Rex avait une fille.
- Deux. Des jumelles. Mais la deuxième est gravement malade et ne sort jamais. On n'a aucune photo d'elle.
- Qui est la mère ?
- Elles sont toutes les deux adoptées. On n'a aucune information sur leurs vrais parents. »
Will reposa les photos sur la table, pensif.
« Pourquoi est-ce que vous vous intéressez à elles ?
- Vous étiez Elitien. Vous savez très bien que le Rex bénéficie d'une… d'immunité.
- Procurée par votre père.
- Oui. Vous avez forcément dû le remarquer. La manière dont le gouvernement ferme les yeux sur l'espèce d'empire parallèle qu'il y a à la surface.
- Le Rex est le seul capable de mettre les gangs de la surface au pas, répondit Will machinalement.
- Oh, arrêtez, vous n'y croyez pas plus que moi. C'était peut-être vrai à votre époque, mais regardez le nombre d'Elitiens qui ont été recrutés ces dernières années pour lutter contre la Résistance. Si le gouvernement les affectait à la surface au lieu de leur faire surveiller les points de passage, cela ferait longtemps que le calme régnerait en bas. »
Le détective acquiesça. A l'époque où il était Elitien, il s'était déjà posé des questions sur ces consignes qu'ils recevaient, leur indiquant de fermer les yeux sur la plupart des activités du Rex et de ses associés. Plusieurs fois, cette négligence volontaire l'avait irrité, en particulier à l'époque où il travaillait à la surface. Selon Garvin, en refusant de trop empiéter sur les plate-bandes du Rex, le Commissariat s'assurait son aide pour la lutte contre les gangs. Les effectifs des Elitiens étaient trop réduits pour qu'ils puissent faire régner l'ordre à la surface ; il fallait quelqu'un d'établi et de puissant qui puisse mettre la multitude de gangs criminels au pas. Et ce quelqu'un, c'était le Rex ; et si l'on fermait les yeux sur son trafic de drogues et de prostituées, il faisait en effet plutôt bien son travail.
Cette explication n'avait jamais vraiment convaincu Will, mais il s'y était fait. Quelque chose lui disait qu'il allait à présent en savoir un peu plus sur ce vieux mystère.
« Donc vous pensez qu'il a un moyen de pression contre votre père.
- En effet. Il n'y a aucune raison pour que le gouvernement ferme ainsi les yeux sur les activités du plus grand criminel de la surface. A part le chantage.
- Et vous pensez que c'est lié à ces filles ? »
Tia acquiesça, et sortit une nouvelle feuille de la chemise cartonnée, qu'elle tendit à Will. Ce dernier la saisit et l'examina en haussant les sourcils. Il s'agissait de résultats médicaux.
« Anna Rozon. Qui est-ce ? demanda le détective.
- Le faux nom sous lequel le Rex a réussi à faire admettre la deuxième sœur à la clinique Amplizen.
- Celle qui est malade ?
- Oui. Anastasia. Ils lui ont fait passer plusieurs tests médicaux pour déterminer ce qu'elle a.
- Comment est-ce que vous avez obtenu ces résultats ? questionna Will en grommelant.
- J'ai même fait mieux que ça. »
Elle sortit plusieurs feuilles agrafées entre elles, elles aussi remplies de données médicales et de tableaux.
« J'ai demandé à passer ça pendant que j'étais hospitalisée. » expliqua la jeune femme.
Will saisit le tout.
« Un test de fraternité ? fit-il sans comprendre.
- Oui.
- Mais comment est-ce que vous avez fait ?
- L'un des médecins en charge d'Anna Rozon est un membre de la Résistance. Il s'est procuré plusieurs échantillons. Mais ça n'a pas d'importance. Regardez les résultats. »
Le détective tourna les pages jusqu'à arriver en bas de la dernière, où un tableau récapitulatif sans équivoque lui sauta aux yeux.
« 51 % d'ADN en commun. » souffla-t-il.
Il reposa les feuilles et leva les yeux vers Tia, se demandant depuis quand elle le savait.
« Ces deux filles… Lina et Anastasia… commença-t-il.
- … sont mes sœurs, oui. »