VI – Les jeux sont faits
____Anaïs grignotait une tartine en sirotant un café immonde, accoudée mollement à la table de la cuisine.
____Après être restée une heure ou deux dans sa chambre, assise au bord de son lit, pensive quant aux révélations que lui avait apportées son rêve, Églantine la rejoignit en traînant des pieds. Lorsque la grande sœur aperçut son air triste et perdu dans le vague, elle s'inquiéta immédiatement.
____—__Qu'est-ce qui va pas, Eggie ?
____La jeune fille réprima un sourire fade avant de lui répondre.
____—__J'ai pas mal d'affaires à régler, aujourd'hui.
____Elle ne mentionna pas la soudaine résurgence du prénom de sa mère. En vérité, Artis hantait seul ses pensées. Elle avait passé un an à tendre les bras vers le souvenir évoqué de ses origines, et dorénavant qu'elle effleurait son objectif, le jeune homme indolent était devenu son unique obsession. C'était absurde mais Églantine n'y pouvait rien, elle ne contrôlait ni la direction de son cœur, ni le flot de ses émotions.
____Elle se hâta de terminer son maigre petit-déjeuner avant de filer dehors, en saluant lestement Anaïs, qui ne comprenait pas vraiment sa précipitation.
____Églantine enchaînait des pas rapides et pressés sur le bitume. Sa marche déterminée était dirigée vers le manoir d'Artis, qui se trouvait à l'écart du quartier. Elle s'y était déjà rendue plusieurs fois, aussi, ses jambes traçaient-elles naturellement le chemin qui séparait leurs demeures totalement opposées.
____L'on apercevait au loin les façades de l'immense maison qui dépassaient légèrement de l'horizon.
____Devant l'imposant portail du manoir, Églantine s'appuya sur la pointe des pieds pour tenter vainement de capter l'attention d'un quelconque jardinier. Il n'y avait personne. Alors elle actionna la sonnette qui retentit si fort que son écho flotta quelques longues secondes dans les airs.
____Une jeune femme vint l'accueillir, elle portait l'uniforme des femmes de ménage de la maison. Églantine ne se souvenait jamais de leurs prénoms – et elle en avait un peu honte.
____—__Bonjour Églantine, ça faisait longtemps qu'on ne t'avait pas vue par ici ! Tu es venue voir Artis ? Il est dans sa chambre, entre donc, je vais le chercher.
____Églantine pénétra le manoir. Il n'avait évidemment rien à voir avec le taudis qu'était la maison d'Anaïs. Tout y était parfaitement propre et rangé, les meubles semblaient gigantesques comparés aux petits placards et armoires qui s'éparpillaient chaotiquement chez elle. C'était comme un tableau à la géométrie réfléchie, rien n'était laissé au hasard, chaque ligne apportait sa touche à l'harmonie du décor.
____—__Artiiiiis ! hurla la jeune femme en livrée en penchant sa tête dans les escaliers. Tu as de la visite.
____Le jeune homme descendit les marches en cavalant bruyamment. Il se présenta alors à son amie dans un accoutrement ridicule : un pyjama aux motifs défiant le bon goût, avec des chaussettes dépareillées mal mises – il était du genre à en sortir au hasard deux du tiroir, dans le noir. Églantine, quant à elle, avait bien entendu choisi de ne pas porter l'uniforme de la Team Skull, pour éviter de lui causer des soucis, lui qui truandait en cachette. Son visage négligé exprimait la surprise de la voir chez lui en cette heure.
____—__Explique-moi pourquoi t'es encore en pyjama à onze heures, alors que tout le monde est debout chez toi, ordonna la jeune fille en soutenant son front.
____—__J'suis chez moi, j'fais c'que j'veux, répondit-il immédiatement. T'es chez moi, t'as pas ton mot à dire.
____Églantine remua la tête en même temps qu'elle ouvrait de grands yeux stupéfaits par la désinvolture extrême de son ami. Elle lui expliqua ensuite qu'elle avait besoin de lui parler en privé, sans personne pour les entendre, alors il l'emmena dans le jardin et ils s'installèrent autour d'une table, à l'ombre d'un luxueux parasol.
____—__C'est quoi ce merdier ? cracha Églantine.
____En même temps que sa question rhétorique, elle jeta sur la table un journal qu'elle avait ramassé sur le chemin.
____Artis en détailla la une. « Meurtre inattendu : le docteur Barbier enfermé ». Il y avait, à côté des paragraphes compacts, la photo d'un homme en blouse blanche. En se concentrant, il put reconnaître le client de la veille. Mais que faisait-il avec la tenue de la Fondation Æther ? Le contraste entre cette blouse immaculée et le sombre costume qu'il portait pendant la transaction était perturbant.
____Artis commença à lire les lignes serrées du périodique. Alors il apprit que le docteur Barbier était un chercheur d'Æther avec de grandes responsabilités et qu'il avait été arrêté très tôt ce matin, après qu'un corps eut été découvert dans des locaux désaffectés et, non loin, une arme qui lui appartenait. Évidemment, le jeune homme revoyait, face à lui, le cadavre adossé au conteneur.
____—__Le client d'hier a été arrêté pour meurtre, déclara-t-il platement.
____—__Merci, je sais lire.
____Églantine se saisit du journal en l'enroulant dans sa main et s'en servit pour gifler le jeune homme en pyjama.
____—__Qu'est-ce que t'as à voir là-dedans ? poursuivit-elle.
____Surpris, Artis se frottait la joue en fixant son bourreau avec des yeux incompréhensifs. Il lui répondit, non sans une once de défi dans la voix :
____—__J'sais pas. Toi, qu'est-ce que tu penses de mon implication là-dedans ?
____Un sourire insolent déchirait son visage.
____Églantine ne put trancher entre bluff ou réel sombre secret. Elle était incapable de lire à travers son masque imaginaire.
____Elle rétorqua :
____—__Barbier, ou je sais pas quoi, est innocent. Quel abruti laisserait son glock sur le lieu du crime ? Et je t'ai vu seul avec le mort, mes doutes sont justifiés.
____—__Tes doutes ? Qu'est-ce que ça peut me faire, t'es devenue juge, récemment ?
____Cette remarque foudroya Églantine qui ouvrait alors des yeux ébahis. Il termina :
____—__La police va pas chercher bien loin. Y a un mort, une arme et celui qui la possédait. Affaire classée. Ils veulent pas le coupable, ils veulent un coupable. C'est ça la « Justice ».
____Elle n'était pas en complet désaccord avec lui. La loi n'était pas toujours impartiale, et il était vrai qu'une simple supposition ne pouvait pas disculper le docteur. Mais Églantine voulait tirer cette histoire au clair. Sans doute avait-elle vu bien trop de séries policières, elle sentit un instinct de détective incongru qui la poussait au cœur de cette investigation.
____Elle invita – plutôt, elle « traîna » – Artis à se rendre avec elle jusqu'aux locaux désaffectés.
____Les officiers de police proliféraient devant le vieil entrepôt, comme de la mauvaise herbe dans un jardin. Églantine n'eut même pas le temps de s'enquérir à propos de la situation qu'on la chassait déjà, comme une vagabonde :
____—__Circulez, les jeunes, c'est pas ouvert au public.
____Elle feignit l'ignorance et la surprise :
____—__On habite dans le coin, c'est pas tous les jours qu'on voit un rassemblement de la police comme ça. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
____—__On a affaire à un homicide. C'est tout.
____Il n'était visiblement pas prêt à divulguer la moindre information. Églantine dut faire appel à ses talents enfouis d'actrices, talents qui lui auraient peut-être permis de briller au poker.
____—__Ah c'est d'ça que parlait le journal ! Je pensais pas que ce serait si près de chez moi. J'arrive pas à croire qu'un scientifique d'Æther ait pu faire ça. Vous êtes vraiment sûrs que Barbier est le coupable ?
____—__ Ces charognards de journalistes…
____L’homme soutenait difficilement sa tête dans ses mains gantées.
____—__Ils perdent pas de temps. On dirait qu’ils en savent autant que moi sur l’affaire, c’est n’importe quoi.
____Face au regard interrogateur et insatisfait de la jeune fille, il continua :
____—__Je peux rien vous dire.
____Il releva un coin de ses lèvres dans un sourire amer.
____—__Et de toute façon les journaux locaux se chargeront de vous faire le compte-rendu détaillé de l’enquête. Et bien plus encore.
____—__J’peux vraiment pas croire qu’Æther soit mêlée à un meurtre qui a tout de la crapulerie. Vous êtes sûr qu’on peut pas vous aider à tirer cette histoire au clair ?
____Le policier leva un instant les yeux au ciel. Lorsqu’ils se reposèrent sur son interlocutrice, il déclara :
____—__À moins que vous ayez quelque chose à voir dedans, vous n’avez rien à faire ici.
____Il marqua une pause prononcée.
____—__Et puis bon, de toute façon, l’affaire va vite être classée, on a déjà le coupable.
____Artis réprimait difficilement un rictus. Il luttait pour contenir les ricanements qui chatouillaient le fond de sa gorge. Églantine sentait son hilarité refoulée mais ne la comprenait pas. Il n’y avait aucune logique derrière cette soudaine envie de glousser.
____—__Qu’est-ce qu’il a, lui ? lança le policier en dévisageant âprement le garçon. Les meurtres sont devenus drôles, aujourd’hui ?
____Un sourire effrayant se cristallisa sur le visage d’Artis. C’était terrifiant, surtout déroutant. Était-ce la réaction d’un meurtrier qui se réjouissait qu’un innocent endossât la culpabilité pour lui ? Ou simplement celle d’un nihiliste savourant les flammes du chaos qui dévoraient le monde ? Églantine ne le reconnaissait pas. Il lui semblait que le chétif jeune homme, naguère son ami, se tenant à ses côtés n’était rien d’autre qu’un étranger au visage lointain, trop peu familier.
____Ils quittèrent les lieux du crime en saluant poliment l'agent de l'ordre. Pendant de longues et lourdes minutes, un silence glacial pesait sur les épaules d'Églantine. Derrière elle, Artis enchaînait ses pas en levant les yeux au ciel. Elle n'osait pas se retourner mais elle devinait son sourire énigmatique pendu aux lèvres. Une étrange sensation s'empara d'elle, cette désagréable impression d'être suivie par un inconnu. Elle rompit le silence :
____—__'Faut qu'on trouve la meuf d'hier. Je veux comprendre ce qui s'est passé.
____Une myriade de questions traversait son esprit. Qui était cet homme qu'elle était sûre d'avoir déjà croisé ? Qui l'avait vraiment tué ? Pourquoi ? Et Artis ? Était-il acteur ou simplement spectateur ? Elle se souvint de cette phrase qu'il avait négligemment lâchée la veille :
« J'aimerais bien qu'il se passe un truc vraiment fou ce soir. Je voudrais que la mission ne se déroule pas comme prévu »
____Le doute était insupportable.
____—__Ah ouais ? Et tu comptes la trouver comment ? demanda-t-il. C'est ta pote, en fait ?
____—__On va au commissariat. Si Barbier est innocent, il a forcément donné son nom à la police et elle va être interrogée.
____Le commissariat se situait au détour d'une ruelle de Kokohio assez fréquentée. Il était aisé pour les deux investigateurs en herbe de surveiller le poste sans éveiller les soupçons. Et Églantine avait vu juste. Même s'il fallut attendre quelques heures interminables, alors que la nuit commençait à poindre, une femme vêtue d'un long manteau beige poussa finalement les portes. Une petite silhouette, mince cependant ; c'était bien l'accompagnatrice du docteur Barbier. Elle pressait le pas sans jamais jeter un regard en arrière, Églantine et Artis n'eurent aucun mal à la suivre jusqu'à sa demeure.
____La mystérieuse femme termina ses foulées hâtives en passant le seuil de sa maison. Aussitôt qu'elle eut fermé la porte, la sonnerie retentit. Elle ouvrit, incompréhensive et agacée.
____—__Bonsoir, fit calmement Églantine.
____Au timbre de voix, elle reconnut immédiatement la jeune sbire de la Team Skull qu'elle avait vue la veille. La surprise illumina son visage.
____—__Vous ?! Que faites-vous chez moi ?
____—__Ah, vous nous reconnaissez. Je savais bien que les foulards avaient rien de discret...
____Églantine perdit son regard vers le sol avant de reprendre plus sérieusement :
____—__On voudrait que vous nous en disiez plus sur l'homme qui était avec vous et qui s'est fait tuer.
____—__Je regrette, je n'ai rien à vous dire. Bonne soirée.
____À ces mots, la femme fit disparaître son buste derrière la porte entrouverte, qu'elle s'apprêtait à claquer fermement. Mais Églantine s'élança en l'interpellant, quitte à se coincer le bras sur le dormant de la porte.
____—__Attendez ! On le connaissait. Il est déjà venu nous voir. Il disait qu'il s'appelait Sylvain Branford. Il nous a jamais parlé d'Æther, qu'est-ce qu'il faisait avec vous ?
____Si l'on prêtait une oreille attentive, on pouvait percevoir de légères hésitations dans sa voix, trahissant secrètement son mensonge improvisé, ultime bluff dans cette partie de poker contre la vérité. Amusé, Artis dissimulait encore une fois son rire derrière des lèvres tremblotantes. La femme fit doucement glisser le battant de la porte et jeta un regard interrogateur à travers l'ouverture.
____—__« Sylvain Branford » ? Je savais bien qu'il n'était pas net...
____Elle paraissait pensive.
____—__Bon, allez, entrez. Les nuits commencent à se faire froides.
____Elle guida ses hôtes à travers le couloir puis les installa dans un canapé avant de s'asseoir sur le fauteuil en face, près de la cheminée. Sa maison était sobrement décorée, et les flammes qui crépitaient dans le foyer donnaient une ambiance apaisante à la scène.
____—__Je m'appelle Susanne Kellham, je suis chercheuse pour Æther.
____—__Je suis Églantine. Et c'est Artis. On travaille... Euh...
____Les muscles de son visage se tendirent, elle ne savait pas comment tourner la fin de la phrase.
____—__'Fin, vous voyez, quoi !
____—__Oh, ne vous en faites pas, je sais ce que la Team Skull fait. En fait, chez Æther, on connaît même très bien vos crapuleries puisqu'on soigne vos victimes.
____—__Ah... souffla Églantine, indifférente.
____—__Mais je ne vous ai pas fait entrer pour vous juger. Et de toute façon, soyons honnête, c'est un peu grâce à ça que la fondation tourne. Sans vous, Æther n'a pas vraiment de raison d'exister.
____C'était une déclaration bien inattendue pour Églantine. Mais elle faisait sens, il fallait l'admettre. Elle ne sut pas quelle expression afficher sur son visage. Kellham poursuivit :
____—__Et justement, j'avais des doutes concernant David... Parce que oui, votre « Sylvain Branford » s'appelait « David Krauft » chez nous.
____Les deux sbires ouvraient de grandes oreilles attentives.
____—__Il a intégré il y a quelques mois – on ne sait comment – la section de recherche de stimulants pokémon, qui était sous la direction du docteur Barbier.
____—__Qu'est-ce que vous faites, dans cette section de recherche ?
____—__Des recherches sur des produits permettant d'améliorer les performances des pokémon. Mais la plupart des travaux sont confidentiels.
____—__Et vous, dedans, vous vous situez où ?
____—__Je viens d'en devenir la nouvelle directrice.
____Églantine laissa s'échapper un « Ah... » qui transpirait la nonchalance. Visiblement, l'affaire profitait bien à cette femme qui croisait lascivement les jambes.
____—__J'étais l'assistante personnelle du docteur. Il n'était pas vraiment en bon terme avec David. Lui non plus ne comprenait pas comment il avait rejoint l'équipe. Les ressources humaines le lui avaient imposé et il faut dire que David n'était pas très efficace... Voire contre-productif.
____Barbier avait-il descendu l'un de ses hommes pour la simple raison qu'il freinait l'avancée de ses projets ? À moins qu'Æther eût en fait les mêmes politiques humaines que la Team Skull, cela paraissait bien peu probable.
____—__Le docteur était entièrement dévoué à ses recherches, presque acharné. C'était quelqu'un de très impulsif, parfois même agressif. Je ne vous cache pas qu'on subissait une pression monstrueuse.
____—__Ah, je vois... déclara Artis, qui n'avait pas dit un mot depuis le début de la rencontre. Le genre de gars à mettre le doigt dans un deal avec une bande de voyous ?
____—__Tout à fait, répondit calmement Kellham.
____Elle décroisa les jambes et se pencha légèrement en avant puis prit une voix encore plus posée :
____—__Je vais vous avouer une chose. En vérité, je savais qu'il allait se passer quelque chose pendant la transaction.
____Églantine haussa un sourcil incrédule.
____—__Oui, continua Kellham, en fait, il y a quelque jours, j'ai surpris une conversation téléphonique de David. Et j'avais clairement entendu « Team Skull ». Mais le plus étrange, c'est que lorsqu'il m'a vue, il a raccroché en panique et a nié toute mention de ces mots. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais il était impliqué dans vos affaires.
____Les doutes d'Églantine étaient fondés et se fortifiaient. Il était bien possible qu'elle eût vraiment croisé cet homme auparavant, ce n'était pas qu'un tour de son imagination. Elle devait en avoir le cœur net.
____—__Et donc – je suis également curieuse – que faisait David... je veux dire « Sylvain Branford » à la Team Skull ?
____Prise au dépourvu, la jeune fille dut encore une fois bégayer un mensonge. Cette fois, l'inconfort était transparent dans sa voix.
____—__Oh euh... En vérité, on lui a jamais parlé personnellement. On l'a juste aperçu discuter avec notre supérieur et quand on a demandé qui c'était, il nous a donné son prénom... Voilà.
____Comme ils n'avaient plus rien d'intéressant à échanger, le silence qui commençait à s'éterniser les invita à quitter les lieux. Kellham les raccompagna jusqu'au pas de la porte.
____—__Ravie d'avoir pu discuter avec vous.
____Ses mots sonnaient étrangement faux.
____—__Dernière chose...
____À cet instant, le temps sembla se figer. Églantine et Artis stoppèrent leur marche, à quelques centimètres de la sortie. Kellham déclara, sur un ton monotone mais ferme :
____—__Vous ne devriez pas aller plus loin dans cette « enquête ». Les choses sont bien comme elles sont. Vous n'avez rien à gagner à fouiner dans des affaires qui ne sont pas les vôtres. Je pense que vous ne souhaitez pas vraiment qu'on découvre que vous êtes membres de la Team Skull. L'ébruitement de cet incident n'est bon ni pour vous, ni pour Æther.
____« Ni pour elle-même, la nouvelle directrice de sa section de recherches », pensa Églantine. Elle se contenta d'afficher un sourire, animé par un vivace « Au revoir, madame Kellham ».
____Sur le chemin du retour, Églantine ne put s'empêcher de penser aux derniers mots de la chercheuse d'Æther. Elle n'avait en effet aucune raison de s'impliquer autant dans cette affaire. Toute cette histoire lui apporterait plus de soucis qu'autre chose. Cependant un instinct enfoui au fond de ses tripes guidait ses pas vers la vérité. Était-ce la curiosité ?
____C'était comme si elle avait misé gros sur cette affaire, aucun retour arrière ne paraissait possible. Comme un joueur de poker, elle continua sa route en feignant la confiance sur son visage. Elle était à la merci des probabilités, du destin, et les chances qu'il lui apporterait les réponses qu'elle cherchait était faibles. Mais elle ne pouvait plus revenir sur ses choix, elle avait mis le doigt dans ce chaos, elle ne voulait pas mourir sans en connaître le fin mot.
____Rien n'allait plus, les jeux étaient faits.
____À la maison, Anaïs dînait sur le canapé en lisant un magazine. Le vieux haut-parleur du salon crachait, à un volume presque douloureux, une musique familière aux oreilles d'Églantine.
« Can't read my, can't read my, no she can't read my poker face... »
____La jeune fille se dirigea vers la cuisine, déversa le reste de pâtes tièdes, presque froides, dans une assiette et s'empressa de rejoindre sa chambre. Mais Anaïs l'apostropha vivement.
____—__Dis donc, Eggie, viens ici.
____Comme un enfant grondé par sa mère, Églantine traîna les pieds jusqu'au salon.
____—__Ne me dis pas que t'es impliquée dans ces histoires chelous...
____—__De quoi tu parles ? rétorqua-t-elle sans aucune crédibilité.
____—__Tu sais très bien de quoi je parle.
____Le regard d'Églantine fuit en se dissimulant sur le tapis poussiéreux au sol.
____—__Oui... fit-elle honteuse. Mais j'ai rien à voir dedans.
____Anaïs la fixa longtemps, avec un regard incrédule.
____—__Tu peux pas me mentir, Eggie. Je lis en toi comme je lis ces ragots sur l'amourette entre Barbara et Kiawe.
____Elle jeta son magazine ouvert sur la table basse. Plusieurs photos mal cadrées des deux capitaines d'Akala en tapissaient les pages. Les gens raffolaient de ces intrusions dans la vie privée des grandes personnalités. Églantine n'avait jamais compris pourquoi.
____Les mots d'Anaïs masquaient la voix de la chanteuse, en fond sonore.
« Can't read my poker face... »
____Elle tenta de garder un visage impassible, ne pas laisser voir son anxiété, paraître sereine. C'était raté.
____—__Mais pour cette même raison, continua Anaïs, je sais que t'es innocente. Je veux simplement que tu fasses attention. Ne te perds pas dans des aventures dangereuses. Je te connais... Mais tu devrais pas t'occuper de ce qui te regarde pas, si t'as rien à y gagner.
____—__Anaïs, toi aussi...
____Elle quitta le salon sans un mot de plus.
« Can't read my poker face... She's got me like nobody. »
____C'était la deuxième fois qu'on lui suggérait d'abandonner. Mais Églantine était une battante, elle ne perdrait pas cette partie jouée contre le destin. Elle s'imaginait avoir parié tout ce qu'elle possédait dans cette affaire. Cela paraissait absurde mais son cœur était persuadé que la vérité derrière cette histoire était liée à la sienne. Elle donnerait toute sa personne pour résoudre le mystère.
____C'était un all-in lancé dans le vide, comme si son adversaire n'était personne d'autre qu'elle-même.