Chapitre 5 : Mad world
Ainsi, une semaine de plus s'écoula. La vie poursuivait son cours dans la serre. La production de baie ne fut pas aussi bonne que les mois précédents et Edwin reçut un courrier de son cousin et patron. Il lui demandait de trouver une solution afin de compenser d'éventuelles pertes si un scénario identique venait à se reproduire.
Celui-ci envoya un message à l'extérieur grâce à un flambusard et reçu trois jours plus tard des apitrinis accompagnés d'une apireine qu'il installa dans un recoin nouvellement aménagé du jardin. Il pensait pouvoir confectionner de nouveaux miels grâce au nectar de fleurs exotiques.
Ned se plaignait des méthodes de ses associés qui faisaient prisonniers les pokémons mais ils n'en avaient cure. Les cages en fonte qu'ils laissaient gracieusement, étaient par la suite remaniées et transformées en petites niches.
Tous les mois, le jardinier devait se rendre au palais royal afin de faire un rapport sur ses productions et payer une taxe. L'impôt ainsi prélevé servait à entretenir l'entente entre le monarque local et l'entreprise étrangère, la NFC pouvant grâce à lui exploiter un territoire qui ne lui appartenait pas. Et puisque Ned s'était attaché à moi, il m'emmena avec lui.
La charette attelée au bourrinos ne transportait pas que l'homme et moi. Elle était remplie de fruits, de fleurs et de bocaux contenant le dernier miel créé. La plumeline rouge nous accompagna aussi, sifflant un air entêtant. La route ne fut pas remarquable. Nous traversions principalement de pauvres hameaux, des champs et quelques terres encore vierges et arrivâmes assez vite en vue d'un luxueux palace au centre d'un immense parc.
C'était un bâtiment en grosses pierres jaunes sur deux niveaux et au toit plat. La façade était ornée de colonnes soutenant un balcon sécurisé par une balustrade. Au centre et sur les côtés se trouvaient des tours, montant d'un étage supplémentaire, deux pour celle du milieu qui présentait à son sommet une gigantesque horloge. Devant l'édifice, une fontaine décorée d'un hypotrempe crachait un flux continu d'une eau turquoise. Le gazon était tondu à raz par des wouattouats et les haies d'arbres taillées par un insécateur soucieux du moindre détail.
L'entrée se voyait gardée par deux écaïds qui arboraient fièrement le blason de la famille régnante : écartelé, au premier et au quatrième fascé de gueule, d'azur et d'argent, au second et au troisième d'or à un tritox de sable lampassé de gueule, sur-le-tout de sinople à la fleur de vanille d'or. Bourrinos s'arrêta à quelques pas du porche. On descendit et, ayant l'habitude, il partit de lui-même vers les écuries. Plumeline nous quitta aussi en un battement d'aile et deux majordomes vinrent nous ouvrir.
Dans le vestibule, nous marchions sur des dalles en marbre blanc et rouge dessinant un motif quelconque. Un lustre étincelant descendait du plafond pour illuminer la nuit venue toute la pièce ainsi que les couloirs partant à droite et à gauche. En face de nous, un ékaïser descendait un large escalier cerné par deux portes en bois plus modestes.
"Tu peux aller où bon te semble, ils ont l'habitude de voir passer mes pokémon. Rejoins moi ici quand l'horloge sonnera douze fois."
Ses recommandations terminées, Edwin suivit le dragon et disparut. Je restai au centre de la pièce, ne sachant pas où me mettre. Aux angles étaient disposés des vases en nacre sur des piliers à peine plus grands que moi. Sur les murs étaient tendues des tapisseries. A droite, des chasseurs poursuivant un haydaim montaient de grands galopas et pointaient du doigt leur cible à des couafarels. A gauche, un autre chasseur regardait une envolée de canartichos sur le dos d'un bourrinos et était accompagné cette fois-ci par un miaouss couché sur un coussin en croupe de la monture. Au-dessus de l'entrée, une petite fille souriante tenait serrée contre elle une poupée pikachu.
Dans tout ce luxe, je me sentais sale. J'avais peur d'abîmer le moindre objet rien qu'en le regardant. Je décidai alors de prendre le couloir de gauche. C'était un long corridor qui se promenait tout autour du bâtiment. Sur le mur intérieur étaient accrochées des peintures, huit portraits arborant le blason royal. Je les regardai un à un attentivement, depuis le roi Garrick I à la reine Lily actuelle. Je m'arrêtai devant la dernière toile. La jeune femme peinte ressemblait à la petite fille de la tapisserie, mais elle avait perdu son sourire au profit d'un léger embonpoint.
La galerie laissait ensuite place à un salon ouvert sur le parc à l'extérieur et sur un patio à l'intérieur. Les murs étaient encore recouverts de tentures et tableaux mais je n'y prêtai guère attention, attiré par une mélodie au dehors.
De curieux bassins disposés en terrasse se trouvaient là. Accolés les uns aux autres, en pierre, faisant entre un et trois mètres de hauteur, on aurait dit des cratères volcaniques taille réduite. A raison puisque le kappa des bâtons de feu de Ned, un boumata, passait tour à tour à chaque bassin pour y tremper sa trompe et réchauffer l'eau. A chaque expiration, un nuage de vapeur s'en échappait. Des hommes ainsi que des pokémons se trempaient. Et tous leur regards étaient braqués vers la source du chant : Plumeline.
J'écoutais de loin quelques couplets, appuyé sur le pas de l'ouverture, quand une ombre passa derrière moi. Le temps que me je me retourne, elle avait disparu. Restait cependant au sol des traces d'un méfait tout juste accompli. Je suivis les miettes de poffins à la trace. L'odeur de baie mago se fit plus forte une fois arrivé devant un buffet en cerisier richement décoré. J'ouvris une porte pour y trouver ce qui pouvait ressembler à un pikachu. La silhouette flasque ballotait au rythme des bruits de mastication. La porte que je venais d'ouvrir rebondit sur ses gonds et deux yeux surgir au centre de la poupée.
Goinfrex ne m'avait étrangement pas parlé de cette créature, mais je compris ce qu'elle était. Encore un spectre. Un fantôme s'abritant dans une poupée de chiffon en forme de pikachu. C'était elle qui était dans les bras de la petite fille souriante. Elle avait le regard fuyant et commença à s'agiter.
"Du calme, je ne te veux pas de mal.", la rassurai-je.
Elle avait dû voler les gâteaux et devait avoir peur d'une réprimande, me disais-je. Ses yeux se relevèrent brusquement vers moi mais elle continua à trembler.
"Ahah ! Tu m'as trouvé ! On recommence !", s'esclaffa-t-elle en basculant vers l'avant à chaque phrase.
Passant sur le côté, elle s'enfuit vers une autre pièce. La situation était bizarre, mais je me décidai tout de même à la suivre.
Elle allait vite et à l'instar des vraies souris électriques, elle zigzaguait, pilant devant chaque meuble pour repartir dans la direction opposée. Nous nous retrouvâmes dans le hall d'entrée. Elle entreprit de gravir les marches de l'escalier mais glissa et chuta à mes pieds. Je l'aidais à se relever lorsqu'elle recommença :
"Ahahah ! Allez ! Encore !"
Bien qu'essayant de la retenir, son tissu m'échappa des mains.
"Attends !", la hélai-je.
La créature ne m'écouta pas et monta. J'avais un mauvais pressentiment mais je lui emboitai le pas tout de même.
En haut des marches, la scène était dangereusement risible. L'ékaïser qui avait escorté le jardinier un peu plus tôt tentait d'attraper ou d'assommer le spectre. Celui-ci jouait avec et sautait légèrement pour éviter tous les coups. Cela dura une vingtaine de secondes jusqu'à ce que le dragon appelle ses sbires en renfort. La porte du bas claqua violemment et les écaïds accoururent au pas de course. Pris en étau, j'avançai tout droit, dépassai le combat et espérai trouver une porte. J'en vis une, toujours tout droit, et allai l'agripper quand la poupée me tacla en un "Youhou !" joyeux nous précipitant dans une aération minuscule.
Nous retombâmes lourdement cette fois. La chute avait été longue et en bas le sol était dur et froid. Mes yeux durent s'habituer à la pénombre ambiante car la pièce sur laquelle donnait le conduit n'était illuminée que par quelques rayons provenant d'on ne savait où.
Le spectacle que nous avions sous les yeux était terrible. Au fond d'un puit, une tritox femelle épuisée tentait de réchauffer comme elle le pouvait trois petits : deux qui dépérissaient et un dont la cage thoracique ne remuait déjà plus. J'avais le coeur au bord des lèvres et le pokémon spectre s'agita d'autant plus.
"Pas être ici ! Pas être ici !", répétait-il.
Il tournait en rond en se secouant dans tous les sens.
"C'est une famille de tritox ? demandai-je de manière rhétorique pour l'inviter à parler.
- Tritox ! Oui oui !"
Il se stoppa brusquement pour pivoter vers les lézards avant de reprendre son manège.
"Mais pas Maman ! Non ! Pas Maman !
- Pas Maman ? répétai-je.
- Non non ! Grande soeur ! Maman couik !
- Mais pourquoi font-ils ça ? hurlai-je presque.
- Peur ! Pas comme avec singe ! Peur maîtrise !"
C'était trop de choses en même temps, ma tête allait exploser, j'en avais assez.
"Quoi peur maîtrise ? Qu'est ce que tu racontes à la fin ?!"
Le petit pokémon était de base tout le temps agité, il ne devait pas venir ici et je me permettais de lui faire montre de mon impatience. Il se rangea dans un coin tout tremblotant.
"Avant, singe arme. Singe roi. Mais singe voulait plus. Maintenant, tritox arme. Tritox triste. Tritox maîtrisé...."
Les blasons sous les portraits me revinrent en mémoire. Les voyant tous identiques, j'avais passé mon chemin. Mais un détail différait entre celui de la reine Lily, son père et ceux de leurs aïeuls. En second et au troisième, les six premiers rois arboraient un gouroutan de sable. Tout devint clair. Les gouroutans servaient apparemment d'arme, d'atout de la famille régnante. Mais leur convoitise leur avait coutés cette place au profit, si l'on peut le dire ainsi, des tritox.
"Liiiily. Mi-mi-qui ! Toujours amis pour la vie !"
Mon compagnon chantonnait à présent d'un ton mélancolique, répétant inlassablement le même refrain. Le stress était trop fort et il s'était réfugié en lui-même.
Plus bas, la jeune tritox continuait de souffler une faible flammèche vacillante. Nous ne pouvions rien faire pour eux. J'avais récupéré mes forces, je m'étais développé et étoffé, mais j'étais trop petit, trop faible. Même si le sol n'avait pas été en pierre, mes membres froids étaient endoloris. Ca n'aurait mené à rien d'essayer de creuser.
Voulant m'arracher à ce spectacle, j'observai la pièce cherchant une sortie. Il n'y avait qu'une porte close en plus de la bouche d'aération. Cela allait être compliqué, mais nous devions remonter par là où nous étions tombés. Je caressai doucement la poupée pour tenter de l'apaiser puis je lui montrai le chemin.
L'ascension s'avéra difficile. Les parois étaient glissantes et le souffle glacial du gouffre engourdissait nos extrémités. Arrivés à un certain niveau, nous atteignîmes le point de convergence de nombreux canaux. Je ne savais pas par où aller et le spectre n'avait pas l'air de se préoccuper de ce détail. Je choisis une direction au hasard en me pliant car l'espace se réduisait de plus en plus.
Nous approchions d'une grille et une voix féminine nous parvenait depuis l'extérieur. J'y jetai un coup d'oeil et aperçu la reine Lily en contre-bas, faisant les cent pas d'un air mécontent. C'était elle qui asservissait les tritox, elle avec ses mains si propres et sa robe si immaculée. Elle semblait se disputer avec quelqu'un d'autre. Affalé sur un coussin à l'écart, un miaouss paraissait se délecter du spectacle. En m'arrêtant, le fantôme me dépassa. Je dû me mordre la langue afin de l'attraper et lui montrer sa maîtresse sans laisser transparaître le dégoût qu'elle m'inspirait désormais.
"Regarde, c'est Lily.", lui dis-je.
Il me suivit docilement de son pas trottant, posa le front sur la grille et déclara :
"Non Mimiqui. Lily ne joue plus."
Puis il repartit sans plus d'émotion. Je le regardai un instant avant de revenir à la pièce. Je ne comprenais pas de quoi il était question, mais la reine grondait et Edwin, car c'était avec lui qu'elle parlait, restait immobile, la main derrière le dos, la tête droite sans répondre.
L'horloge retentit. Une fois, deux fois,.... jusque douze. L'homme interrompit le monologue incessant de la dame en s'inclinant respectueusement. Il lui fit ses adieux et prit congé d'elle en récupérant son chapeau sur un fauteuil. Ce fut à elle de ne rien ajouter et elle le laissa partir.
Je devais moi aussi m'éclipser, cependant le pokémon spectre continuait tout droit. J'hésitai puis me mis à sa poursuite.
Il sortit des galeries en sautant dans une cuisine. L'agitation était totale, des hommes et des femmes en uniformes allaient et venaient au pas de course les bras chargés de plateaux garnis de friandises. Toutes sortes d'effluves d'embaumaient la salle : le fumet d'un jambon, le relent d'un rôti, l'arôme d'une tarte,....
Avant de me lancer dans cette foule, j'étudiais les lieux. Un meuble semblait mal fermé. Je me jetai alors en bas pour me diriger vers celui-ci. A l'intérieur, il y avait toutes sortes d'épices, de fruits, et quelques plats. Grignotant dans un angle, j'y retrouvai la petite poupée.
Je vins m'asseoir à côté d'elle, ne sachant pas par où commencer. Elle avait remis la main sur des poffins à base de baies magos et les avalait goulument. Perplexe, je regardais autour de moi et trouvai une plaque de la pâte préparée à partir de choccos dont les humains raffolent. J'en rompis un morceau pour le renifler, je n'aimais pas cette odeur. Je la tendis au gourmand qui recula la tête d'un air de dégoût.
"Non ! Pas de sucre ! C'est beurk beurk !", s'écria-t-il.
Mes doutes se confirmaient. La baie mago est une baie sucrée aux vertus thérapeutiques, mais c'est aussi un poison affectant la psyché des pokémons n'appréciant pas son goût. Le spectre n'aimait pas ce qu'il mangeait et pourtant il s'en gavait, certainement dans l'unique but de se droguer.
Il avait été le doudou, le compagnon de jeu de la reine et s'en est vu écarté lorsqu'elle avait grandi. Mis de côté, il n'était plus qu'un spectre - type déjà peu apprécié - prisonnier d'une poupée de chiffon en mauvais état.
"Mimiqui ?", essayai-je.
C'était bien son nom, et il s'orienta vers moi tout en continuant de grignoter.
"Tu veux venir avec moi ? Avec Edwin, à la serre. Tu serais heureux, proposai-je
- Non. Mimiqui doit rester ici. Avec Lily."
Je pesais mes mots, je ne voulais pas le blesser ou lui faire plus de peine qu'il n'en avait déjà.
"Mais Lily ne joue plus.
- Non. Lily ne joue plus.
- Et tu ne veux pas partir ?
- Non. Mimiqui doit rester ici. Avec Lily."
Je n'allais arriver à rien.
Quand le vacarme de la cuisine se calma, je sortis du meuble, laissant la pauvre créature derrière moi. Et ce fut la tête basse que je rejoignis l'entrée.
"Ha te voilà enfin ! Je commençais à m'inquiéter !", me lança Ned lorsqu'il m'aperçu.
Je ne relevai pas le nez, déçu de n'avoir pas pu aider Mimiqui et sortis.
Installés sur la charrette, le jardinier marmonnait dans sa pipe.
".... la vie du pays est perpétuée par la vertu des pokémons.... Peuh.... Sornettes."
De mon côté, mes récentes aventures me laissaient froid. D'abord les tritox, puis Mimiqui. Quels autres pokémons étaient tourmentés dans ce palace insensible ? Je repensais à ce que je voyais comme étant mes propres démons. C'était bien peu de choses en comparaison.
Plumeline était trempée et ne pouvant voler, elle avait dû courir pour nous rejoindre. Les oiseaux ont une course grotesque au sol, elle levait les pattes plus hautes que de raison à chaque enjambée. Etalée à l'arrière du chariot, elle somnolait les ailes écartées et se plaignait de fortes nausées dont elle attribuait la responsabilité à la démarche saccadée de Bourrinos autant qu'aux cocktails du palais.
Puisqu'elle n'était pas en état, je décidai de questionner le cheval.
"Dis-moi Bourrinos, tu connais Mimiqui ?
- Oh, tu sais je ne fréquente qu'essentiellement les écuries. Je ne connais pas tous les humains du château, répondit-il de sa voix grave.
- Non le pokémon.", rétorquai-je confus.
Il me jeta un regard d'incompréhension par-dessus son épaule musclée.
"Une de ces bêtes exotiques comme il en arrive par dizaines tous les mois peut-être ? Sans vouloir te vexer."
J'avais pris l'habitude de ce genre de remarque. On me faisait bon accueil partout où que j'aille mais je restais tout de même un étranger, une curiosité. Faisant outre de cela, je restais dubitatif. Mimiqui avait l'air de toujours avoir été là, et que le cheval de trait n'en ait jamais entendu parler m'étonna.
"Un petit spectre, coiffé d'une poupée de chiffon ressemblant vaguement à un pikachu, dû-je préciser.
- Ah lui ? J'ignorai son nom. Il vaudrait mieux que tu évites de le fréquenter. On raconte que ce ne serait même pas un pokémon. Juste une chose que certains voudraient oublier."
Mimiqui était tout sauf dangereux ou inquiétant. J'avais l'impression de mettre le doigt sur une terrible injustice insoluble. J'en fis part à Bourrinos.
"Aux écuries on me rapporte les ragots du moment mais je n'en vois pas grand chose. En tout cas, tout ce que je peux te dire, c'est que lorsqu'un objet disparaît, même si l'on le retrouve plus tard, ils ont une expression là-bas. Ils disent : encore un coup de la poupée grelottante. D'ailleurs je me suis toujours demandé si c'était parce qu'elle avait un grelot ?!"
Mon regard se perdit dans la contemplation du paysage tandis que je répondis simplement :
"Non, il n'en a pas."