Chapitre 2 : The Fool on the Hill
Je commençais à prendre mes marques au village de Kulana. Goinfrex partageait son temps entre dormir, manger, aller voir son maître en espionnage et cueillir des baies. Son maître était un vieil humain dont les journées n'étaient guère plus étoffées que celles de son disciple. La peau brunie par le soleil, il n'avait plus beaucoup de cheveux sur le crâne mais compensait par une longue barbe jaunie par la saleté puisqu'il n'acceptait de se laver que lorsqu'un kaïchu repoussait les monstres de la jungle. Ses journées, il les passait assis sur une chaise en vieux bambou, les yeux fermés, lèvres serrées, les bras tendus, et les mains sur ses genoux osseux, en compagnie de quelques mouches. Le pokémon rondouillard venait régulièrement s'asseoir comme un enfant devant lui à attendre pendant des heures. Le vieux sage sortait parfois de son mutisme pour baragouiner ce qui pouvait autant être une mise en garde que des insultes. Lorsque je demandai à Goinfrex ce qu'il pouvait comprendre de si important là dedans, il me répondait :
"Tous les bons espions ont un code afin de parler sans être entendu. C'est pour ça que tu ne peux pas comprendre. Concernant le fond de nos entretiens, ils sont top secrets !"
Et quand je voulu savoir comment il avait appris ce code, il me regardait d'un air de dédain.
"Tu poses trop de question, Je.", répliquait-il en appuyant ostensiblement sur son dernier mot.
Nous allions aussi souvent en expédition afin de rapporter des fruits au village. Le gourmand avait une curieuse considération de la rentabilité. Pour une baie ramenée, il en mangeait une et en cachait une troisième dans sa fourrure. Bien que lui reprochant sa façon de faire, je pouvais l'imiter et manger jusqu'à une baie sur trois. Je développai un goût prononcé pour les choccos. Celles-ci sont normalement appréciées des pokémons feu. Mais l'île ayant très peu de représentant de ce type, les principaux consommateurs sont les hommes. Ils ajoutent du sucre et en font une pâte épaisse très odorante qui peut être consommée encore chaude et relativement liquide ou froide en bloc. La saveur ainsi créée, très différente de l'originale, ne m'attirait guère.
Lors d'une de ces sorties, nous croisâmes le chemin d'un lougaroc. Ou plutôt, nous marchions lorsqu'il a jailli en nous prévenant que nous approchions la jungle dangereusement. Les lougarocs sont des pokémons élégants, dignes et fiers. Ils sont souples et légers sans perte de puissance. Ce sont des prédateurs, surclassant bon nombre d'autres créatures. Bien que Goinfrex paru tendu, il nous accompagna pendant quelques temps avant de nous faire ses adieux et de repartir en courant vers la forêt.
Perplexe, je me demandai pourquoi ils n'étaient pas vénérés comme les raichus l'étaient.
"Parce qu'ils ne sont pas ce qu'ils semblent être."
Je ne comprenais pas. Il était venu nous avertir d'un danger, nous avait escorté. Il avait l'air stressé et soucieux de notre sécurité, mais paraissait avenant sinon.
Je m'arrêtai en cherchant le regard de Goinfrex pour qu'il m'en dise plus. Il m'imita mais avait la mine sombre.
"Ils ne peuvent nous protéger car ce sont eux le danger. Ils sont l'une des raisons pour lesquelles n'importe qui de sensé n'arpente pas la jungle."
Il parcouru le ciel des yeux avant de reprendre.
"Nous devrions être suffisamment loin, mais continuons, je te parlerai en chemin. Elle ne va pas tarder à crier."
Il força le pas. Nous étions presque au trot lorsque l'obscurité se fit. Le hurlement strident résonna alors. Je tournai la tête, mais ne réussis à rien discerner. Durant ces derniers jours, on m'avait expliqué qu'il s'agissait de la lune et du soleil qui se pourchassaient sans cesse dans la région. On m'avait aussi enseigné que tous deux possédaient une enveloppe charnelle et qu'ils se réincarnaient à chaque cri.
C'est alors que derrière nous retentit un autre hurlement. A celui-ci une dizaine d'autres firent écho.
"Les voilà, tes fiers protecteurs."
Ce ne pouvait pas être possible. Cela ne pouvait pas avoir été émis par un pokémon aussi noble que Lougaroc. Il y avait dans ce grondement un second timbre, comme caché sous le premier. Une tonalité sombre qui envahissait ceux qui l’avaient entendue. Mon coeur vibrait, comme si le hurlement résonnait à l'intérieur de moi-même. Je me résolu à lorgner une dernière fois en arrière.
"Ne les cherche pas."
Je tentai de reprendre mes esprits en même temps que de suivre Goinfrex. Le village était enfin à portée. Il allait finir de tout m'expliquer une fois là-bas.
Kulana somnolait, quelques torches étaient encore allumées, mais les plus vieux comme les plus jeunes venaient de s'endormir. Etrangement, car celui-ci s'enfermait habituellement au milieu de l'après-midi, le vieil homme sur sa chaise en bambou était encore présent, les mains imperceptiblement plus serrées sur ses genoux que de coutume. Les pikachus ne se préparaient pas à la chasse mais patientaient, regroupés sous un préau. Au loin, Moke, un humain en charge de l'entrainement des pokémons protecteurs guettait notre retour.
Je n'avais vu que très peu d'hommes dans ma vie, mais celui-là paraissait gigantesque. Il avait une peau bronzée, comme tous les locaux à Alola, de longs cheveux bruns nattés et la moitié droite de la face marquée. On m'avait expliqué qu'il était de coutume que les guerriers se gravent sur le corps l'histoire de leurs ancêtres, leur dévotion à un dieu, une créature,.... Ici, le bonhomme habillé d'un pagne et de bracelets en feuilles de bambous s'était orné la face de divers symboles dont, au centre, un tokorico en garde, les boucliers serrés devant lui. Cela représentait autant son attachement au pokémon que sa position de gardien de la communauté.
Goinfrex leva une main tranquille vers les pikachus et Moke qui s'apaisèrent aussitôt. Une porte claqua avant que je me rende compte que le fauteuil moisi avait été libéré.
"Les lougarocs sont maudits. La nuit tombée, ils se transforment en monstres. Et nous avons échappé à leurs griffes de peu ce soir."
La nuit fut calme. La menace que faisait planer les lougarocs près du village avait aussi incitée les nuisibles à ne pas approcher. Au petit matin, on décida de reprendre l'entrainement des pokémons qui devaient protéger le village. Il y avait, certes, les kaïchus. Mais puisqu'ils étaient en charge de tout l'archipel, il valait mieux prendre ses précautions. N'ayant rien à faire de particulier, je me résolu à prendre part aux réjouissances.
Sur le terrain d'exercice, l'atmosphère bouillonnait d'excitation. En guise d'échauffement et pour détendre l'ambiance, Moke avait préparé un jeu de balle. Deux équipes allaient s'affronter : les cinq pikachus auxquels je m'ajoutai d'un côté, et six quatermacs, des lémuriens véloces de type combat. Ils représentaient la première ligne de défense face à la menace canine grâce à l'avantage de leur type, mais n'étaient pas assez nombreux pour être la seule.
La partie se jouait en trois points. Chaque camp devait faire passer le projectile à travers un arceau vertical à une demie-dizaine de mètre de haut que l'autre devait défendre. Tous les coups étaient permis et des trous et tunnels répartis sur le terrain augmentaient les dimensions de jeu. Moke présenta alors la balle du jour : une baie stekpa. Ce fruit était gros, lourd, mais pourtant fragile. C'était un défi en soit que de l'envoyer à ses alliés comme de l'attraper.
J'étais encore en train de réfléchir à comment m'en emparer qu'elle fut projetée en l'air, un pikachu et un quatermac bondissant vers elle. Le singe la capta d'une main ferme. De l'autre, il avait agrippé la tête de la souris électrique. Il balança ses pieds par dessus de celui-ci et lui donna, en prolongeant son mouvement, une impulsion sèche sur le dos. Le petit pokémon chuta violemment sur le gazon tandis que son agresseur avait encore pris de la hauteur.
Les deux équipes s’étaient déjà éparpillées alors que je sortais de ma léthargie. Deux primates fonçaient sur un rongeur qui, pris en étau, choisit de creuser et se cacher sous terre. La formation adverse changea, un quatrième quatermac arriva au niveau des deux précédents et il fut expédié en hauteur vers le but. Tout cela s'était passé en quelques secondes. Si bien que le lémurien ayant engagé n'avait toujours pas retouché le sol. Il lança puissamment la baie qui vint se loger directement dans les pieds du quatrième. Attrapant l'arceau de sa queue, ce dernier se balança et marqua le premier point sous les applaudissements du cinquième qui était tranquillement resté dans son camp.
La balle nous fut rendue. Un pikachu s'érigea en chef et cria ses consignes à toute l'équipe. Globalement, nous devions profiter de notre petite taille et ne pas hésiter à attaquer le porteur de balle. La partie redémarra et deux cage-éclairs furent lancés sur nos opposants. La première ne toucha pas mais la seconde paralysa l'un des singes. Je fonçai tête en avant lorsque l'on me lança la stekpa. L'ayant réceptionné quasi parfaitement, je continuai de plus belle. C'est alors que, passant au dessus de ce que je pensais être une motte de terre, je vis deux prunelles étinceler dans le sol. Le poing en l'air, le sixième quatermac qui avait disparu à la barbe de tous jaillit, m'envoyant au tapis.
Une petite patte effleura mon visage. Je me réveillai lourdement. On m'expliqua que nous étions désormais menés de deux points. Je rougis de honte. C'était rusé de la part de nos opposants, mais je ne m'étais pas rendu compte de la disparition d'un joueur.... Mon orgueil en prenait un coup.
Sans prendre plus le temps de souffler, on redémarra. La tactique était cette fois-ci bien ficelée. Pendant que je restais en arrière afin de garder l'embut, la souris engageant partit en retrait. Trois autres s'élancèrent au moyen d'une vive-attaque. Fusant dans tous les sens, disparaissant presque à nos yeux ; ils devaient distraire et guetter une éventuelle opportunité. Le dernier lança un électacle en direction des singes. Lorsque la balle fut lancée, tous utilisèrent en même temps la capacité reflet. Une centaine de pikachu arrivait sur cinq quatermacs, le dernier ayant couru droit devant lui dans ma direction.
La charge des petits pokémons était extraordinaire. Des éclairs dévastateurs s'échappaient de leurs joues rouges et produisaient un vacarme dantesque. Cependant, les singes ne bronchaient pas. Seul l'un d'eux qui avait pris une posture étrange, les mains devant lui légèrement inclinées, pouces écartés, les paupières fermées, semblait concentré. Son oreille droite frémit, il ouvrit les yeux et bondit du même côté. Avec une main en crochet, il tapa sous la baie encore dans les pattes du pikachu, la lui déroba et poursuivit son élan en la lançant vers le sol. Elle disparut. Le sixième adversaire arriva alors sur moi. Il arrêta son visage à quelques centimètres du mien et se faufila dans mon dos avec une légère tape à peine suffisante pour me mettre au sol. La balle réapparut à ce moment devant lui et il n'eut qu'à la guider jusqu'à sa destination.
Il me fallut un instant avant de comprendre comment ils avaient pu passer outre de la fantastique charge électrique et nous dominer aussi facilement. Le premier avait utilisé un lire-esprit couplé à une attaque larcin. Le fruit arraché, il l'avait fait passé dans l'un des nombreux tunnels du terrain. Pour qu'il n'explose pas sous le choc, le geste avait dû être travaillé, aiguisé. Ce tunnel menait directement devant notre arceau. Le buteur utilisait alors une attaque ruse pour me berner et finissait la besogne.
J'étais frustré de n'avoir pas pu réduire le score. Mais bien plus encore, j'étais impressionné de trouver des pokémons avec un tel jeu d'équipe. Ils devaient assurément constituer un rempart tenace face aux menaces extérieures.
La matinée d'entrainement passa sans guère plus d'émulation. Nous devions faire des tours de terrains en courant, exercer nos capacités et tactiques sur des mannequins tantôt immobiles, tantôt en mouvement.
De jeunes enfants accompagnés de Goinfrex étaient venus nous apporter de quoi nous restaurer le midi. La majorité n'avait pas tout à fait une dizaine d'années et était encore émerveillée de voir une espèce non originaire de l'île dans leur village.
Parmi eux, une petite fille avec des couettes noires et une robe courte était suivie d'une jeune croquine. Elle sentait la vanille et attirait les pikachus. En arrivant, elle sauta dans les bras de son père. Le géant Moke s'aplatit afin de la faire grimper sur ses épaules. Sur son trône, elle cria d'un ton fédérateur à ses groupies jaunes, qu'un jour, elle les aiderait à tous évoluer et les conduirait sur les océans infinis à la recherche de La vague. Puis elle talonna sa monture qui partit en trombe en mimant un galop.
Je les regardai s'éloigner en mangeant des baies choccos, pour lesquelles on connaissait désormais mon inclination, quand je me sentis tiré par les oreilles. Deux jumeaux infernaux venaient de me les attraper. Ils n'avaient pas encore de dents mais cherchaient déjà à mordre tout ce qui leur passait sous la main. J'en balayai un d'un coup de queue en veillant à ce qu'il retombe sur le derrière et me dérobai au second en tournant sur moi-même. Le premier se releva et les deux se campèrent sur leurs pieds, les bras écartés. Ils étaient résolus à me mettre à terre alors que je ne désirais qu'une chose : manger en paix.
En début d'après-midi, les enfants repartirent. On ne nous donna pas d'instruction pour la suite, chacun pouvant occuper son temps à ce qu'il désirait.
Les quatermacs prirent possessions du terrain et formèrent deux équipes de trois après le refus des pikachus à recommencer. Ils réussirent à convaincre cependant une autre souris du village à jouer. Elle ne fut pas un joueur en particulier mais servit de balle. Il s'agissait d'un togedemaru. Du fait de son type, celui-ci se trouvait être relativement lourd par rapport aux autres espèces de son gabarit et cela ne manquait pas de plaire aux lémuriens.
Je restai un peu en arrière à contempler tout ce petit monde. Pour ma part, ne connaissais rien de mon style de combat. Je ne m'étais même jamais réellement battu. C'était toujours Maman qui intervenait, qui me protégeait. Une larme perla, mais il fallait que je la retienne. Elle me disait que chez nous, on n'apprenait pas à combattre. Que, lorsque le besoin s'en fera sentir, je saurai. Cela viendrait naturellement.
L'air devint lourd, le léger souffle du vent s'était éteint. Je senti mon sang bouillir en moi. Ma vue se brouilla et je dû ouvrir un peu plus les poumons à chaque inspiration. Comment devais-je me défendre si on ne m'enseignait pas ? Peut-être était-ce les baies choccos ou seulement la colère, mais j'eu un relent épicé, comme si une braise remontait le long de ma gorge. Je n'espérais rien de particulier, pourtant j'ouvris la bouche, m'attendant presque à régurgiter une flammèche. Seule mon haleine s'en échappa. La frénésie continuait de monter en moi. Qu'étais-je voué à devenir comme pokémon ?
J'attrapai un morceau de bois mort et serrai la main dessus. Il crissa. Je levai les yeux vers le ciel et ma mâchoire se crispa. De rage, je le lançai de toutes mes forces. C'est à ce moment que tout disparu. Comme une poutre contrainte, la tension augmente jusqu'à ce qu'elle craque enfin. Un craquement similaire m'avait fait revenir à la réalité, celui de mon épaule.
Quel idiot j'ai été. Ne supportant plus mon impuissance, les sanglots s'étaient transformés en fureur. Plus que jamais, Maman me manqua en cet instant. Elle aurait su me réprimander, me réconforter. Elle m'aurait expliqué encore une fois que tout venait à point à qui sait attendre. Qu'elle même n'avait pas toujours été cette créature forte, solitaire, et respectée.
"Qu'est-ce que tu fais ?", demanda une voix derrière moi.
Je ne savais pas combien de temps je m'étais renfermé en moi-même, ni depuis quand Goinfrex était là. Assis, il me dévisageait d'un oeil soupçonneux. Il avait déjà deviné que je ne lui répondrai pas, ou pas tout à fait. Son regard glissa sur mon épaule quelques instants. J'essayai de cacher la douleur qui m'irradiait jusqu'à la base du cou. Mais il n'ajouta rien, me laissant dans un mutisme mal à l'aise.
"Chargez !"
Je me retournai brusquement vers le terrain d'exercice. Six silhouettes venaient d'apparaître au sommet de la colline. C'était de grands primates à la fourrure blanche arborant un toupet rouge flottant au vent : des vigoroths. Ils se ruèrent sur le stade, l'un d'eux allant jusqu'à arracher la balle des mains d'un quatermac. A partir de ce moment, la partie dériva en un grand n'importe quoi déstructuré. La seule tendance visible était que chaque équipe semblait vouloir garder la possession.
Etonnamment, cela ne perturba personne. Moke s'épousseta en se levant et les pikachus se rassemblèrent non loin de lui ; certains regardant vers la bataille furieuse, les oreilles s'orientant en direction de chaque nouvel éclat de voix simienne, les autres vers la colline.
Deux autres formes se dessinèrent alors. L'une massive, la tête basse. C'était un pokémon, l'évolution des vigoroths. Il tenait un sac en chanvre qui lui pendait sur le dos. L'autre, devant, était plus petite. Il avait des cheveux blonds que l'on devinait courts sous son sacalot beige et de grands yeux verts. Il était bien moins grand que le gardien du village mais plus habillé avec une chemise blanche rentrée dans un pantalon kaki lui-même retenu par des bretelles. Quelque chose me troublait chez lui. Comme si il était asymétrique. C'est lorsqu'il leva une main en guise de salut que je compris : il n'avait plus de bras droit. A la place pendait une sacoche en bandoulière.
Quand il ne fut plus qu'à deux trois mètres du géant, celui-ci fit quelques pas pour aller à la rencontre du jeune homme afin de l'embrasser chaleureusement.
"Ned, ça fait plaisir de te voir.", émit Moke de sa grosse voix.
Je n'entendis pas ce que ce Ned répondit mais Goinfrex avait commencé à avancer et je l'imitai timidement.
"C'est Edwin. Un chouette gars. Il n'est pas d'Alola, comme toi. Il travaille dans des serres dans tout l'archipel dont une gigantesque pas loin d'ici et nous apporte régulièrement quelques produits de sa récolte.", me confia-t-il.
Je vis de loin ce nouveau visage faire un signe au monaflémit qui jeta son paquetage au sol. L'odeur était tellement puissante, je la reconnus tout de suite. Et je n'étais pas le seul. Les pikachus prirent le sac d'assaut. Ils l'ouvrirent afin d'en sortir une énorme gousse noirâtre de vanille. Elle redisparut aussitôt dans le bagage qui fut immédiatement trainé vers le village.
Je pensais que le gorille les suivait quand il s'affaissa, tournant le dos à tout le monde, près d'un plant d'eucalyptus tout frêle. Il fut déraciné d'une main ferme et mâchouillé depuis les feuilles jusqu'à la racine.
Edwin regardait la scène avec amusement. Moke avait presque l'air gêné, comme si il attendait quelque chose. Ned tourna la tête et sembla comprendre. Il glissa la main dans sa gibecière et en sorti une botte de baie. Cette baie m'était inconnue, d'un rouge vif, elle ressemblait à une carotte en plus petit. Il la tendit vers le gardien, soulagé.
"Cela devrait suffire jusqu'à mon prochain passage. J'ai essayé d'en faire de nouvelles boutures, mais sans succès, s'excusa le jeune homme.
- Merci....", bredouilla Moke.
Goinfrex m'expliqua que l'on appelait cette espèce touga. La plante étant extrêmement rare, cela pouvait se vendre très cher au marché et le guerrier en consommait une tous les matins. Par contre, il ne savait rien de ses vertus, c'était un secret entre les deux hommes.
"Hola Goinfrex !", annonça une voix hautaine au-dessus de nos têtes.
Une aile fendait les airs pour aller se poser délicatement, la serre légère, sur l'épaule de Ned qui passa un doigt distrait sous le bec de l'oiseau. Notre interlocutrice était élégante, rouge flamboyante parée de volants noirs et dégageait une odeur florale proche de l'oranger. C'était Plumeline, le volatile de compagnie du jardinier : experte de la cueillette, gouteuse hors pair, danseuse de renom, mais surtout briseuse de coeur. Elle n'ajouta rien et mon ami ne prit par la peine de répondre. Tout opposait les deux personnages : l'un très propre sur lui, ne se délectant que des mets les plus raffinés, se complaisant dans le luxe, l'autre négligé, dévorant tout se trouvant à portée de main, était dévoué aux autres. Leur hostilité l'un envers l'autre était flagrante.
Tout le monde reprenait la route en direction de Kulana. A part le gorille géant qui trainait la patte, les singes étaient partis dans un vacarme assourdissant, désireux de savoir lesquels étaient les plus rapides. Les deux hommes suivaient tranquillement, et, loin de tout ressentiment, je restais à leur niveau afin d'engager la conversation avec le volatile. Goinfrex, la mine boudeuse et en retrait, partageait ses victuailles illimitées avec le monaflémit.
Notre arrivée fut accueillie par un bruyant tohu-bohu. Avant de nous rejoindre au terrain, Edwin avait laissé un bourrinos attelé à une charrette et des de sacs de baies. Les sacs avaient été déchargés et le cheval libéré. Il trottait et ruait désormais dans toutes les directions, cherchant à se débarrasser des deux jumeaux accrochés à sa queue.