Chapitre 1 : Bonne pêche, mauvaise pêche.
Un obscurité profonde, ne permettant pas d'y voir plus loin que son bras tendu. Une odeur horrible, mélange de déchets, de déjections des Rattata vivant ici et de sa propre peur. Un grondement sourd qui fait bourdonner ses oreilles. Un goût acre qui se dépose sur sa langue et qui indique à quel point l'endroit est insalubre. Et un liquide poisseux sous ses mains, qui s'infiltre sous ses ongles. Il faut progresser. Toujours plus avant. Ne pas se retourner. Ne pas ralentir. Avancer, accroupis. Une main, puis un genou, puis l'autre main, puis l'autre genou. La séquence tourne dans sa tête. Main. Genou. Main. Genou. Et on recommence. Le plafond du conduit lui racle la peau du dos. Mais il faut continuer. Main. Ne pas se retourner. Genou. Ne pas ralentir. Main. Avancer. Genou. Encore et encore. Main...
Mais il n'y a plus rien sous la main. Ses doigts tentent de se raccrocher mais c'est le vide qui l'accueille. Son corps se cogne contre la paroi, au fil de sa chute. Au point d'en regretter de s'écorcher la peau du dos.
Puis la chute s'arrête. Un craquement résonne à ses oreilles. Ses os ? Impossible à dire, la douleur était déjà fulgurante avant la chute. Et avec cette obscurité, impossible de voir ses blessures. Mais pourtant... Pourtant, ce n'est pas un peu de lumière, là bas ? Si. Il faut avancer, de nouveau. Vers la lumière. C'est la seule solution. Main. Genou. Main. Genou.
Et enfin. La lumière. L'odeur de la mer. Les cris des Goélise. L'eau salée qui pénètre la langue. Le vent frais. De nouveau, la chute, mais il n'y a aucune paroi pour lui infliger de nouvelles blessures. Seulement l'eau. Lorsque son corps entre en contact avec elle, c'est un grand bruit, puis le silence. Et enfin, sa tête émerge, au-dessus des vagues. Un calme impressionnant règne ici. Peut-être que maintenant... Peut-être...
Épuisée, elle se laisse absorber par un profond sommeil.
***
« Froussardine en banc, pêcheur peu prudent. » C'est probablement l'adage le plus connu de l'archipel d'Alola. Si un pêcheur est confronté à un banc de Froussardine en colères, c'est qu'il n'a pas respecté les règles de la pêche, qui demande calme et prudence.
-Bon... Bah pour ce soir, on mangera de la soupe de Concombaffe... encore...
Gil soupire et range sa canne. Il a pourtant fait très attention. Mais lorsque le soleil a commencé à brûler sa peau, il a eu un léger spasme qui a alerté la Froussardine venue tâter l'appât. Et voilà comment on se retrouve avec un Démon des mers, un groupe de Froussardine regroupé en une effrayante masse compacte formant un monstrueux poisson. Mais Gil reste calme. Tant qu'il ne fait pas de mouvement brusque, le banc se contentera de paraître menaçant. Mais s'il agit trop précipitamment, si les poissons ressentent la moindre intention belliqueuse... Eh bien ce n'est pas pour rien que la mortalité des pêcheurs est très forte dans le coin.
-Tu sais quoi, Rock ? Je crois que j'ai la poisse...
-Roooc...
Le jeune Rocabot pousse un gémissement en contemplant le seau vide de son dresseur. Celui-ci range sa canne au fond de sa barque et attrape sa pagaie. Il la plonge le plus délicatement possible dans l'eau et fait un léger mouvement. La barque bouge à peine. Les Froussardine restent immobiles. Bon. Le garçon risque un geste plus ample. Est-ce que le banc vient de frémir ? Ou est-ce que c'est le mouvement des vagues qui donne cette impression ?
Au bout d'un temps qui lui semble être une éternité, la barque est suffisamment éloignée des poissons pour que Gil se risque à donner de vraies coups de pagaie. Le banc de Froussardine n'a pas bougé et semble l'observer.
-Adieu, délicieux poisson, murmure le jeune pêcheur d'un air fataliste. Tu ne serviras pas à la noble cause de remplir mon estomac...
-Roooc... ajoute Rock d'un air philosophe.
Parfois, Gil a l'impression que son Pokémon se moque de lui.
Seul le sable de la plage accueille le retour du jeune homme et de son compagnon. Pendant que Roc s'amuse à déterrer des coquillages, Gil tire sa barque jusqu'à la réserve. Il la suspend à un crochet planté dans un mur extérieur pour qu'elle sèche bien et range son seau dans la cabane. Ceux qui voudront les utiliser n'auront qu'à se servir, coutume des natifs de Mele-Mele. En ressortant, sa canne à pêche sur l'épaule, il salue d'un hochement de tête le vieux gardien qui lui adresse un petit geste de la main. La tradition veut qu'on lui donne une partie de la pêche mais cette fois, Gil n'a rien rapporté. Il adresse donc un geste désolé au vieil homme qui hausse les épaules avant de se replonger dans une sieste vigilante.
Les pieds nus, le garçon rejoint son ami qui, la truffe dans le sable, semble chasser quelque chose. Probablement un Bacabouh, même si Gil craint qu'il ne s'agisse d'un Crabagarre – la dernière fois, Rock avait été blessé et n'avait pas pu se déplacer seul pendant plus d'une semaine. A moins qu'il ne s'agisse d'un Manglouton qui, affamé, se sera aventuré sur la plage en espérant trouver quelque crustacé à avaler.
-Viens Rock, se contente-t-il de lancer.
Le Rocabot semble tirer sur quelque chose et ramène la tête en arrière. Gil sourit. Son Pokémon a juste trouvé un Concombaffe. La pauvre petite chose se débat entre les crocs du canidé qui penche la tête sur le côté, ne sachant s'il faut l'achever ou le relâcher.
-Donne, avant qu'il ne te crache ses entrailles au museau.
Rock s'approche docilement de son dresseur et lui remet sa prise. Le Concombaffe semble apeuré, tremble de tous ses membres et semble même tellement effrayé qu'il n'ose pas se défendre. Gil se sent presque désolé pour lui.
Sans un mot de plus, il dépose délicatement le Pokémon dans les vagues. La bestiole, sans demander son reste, s'enfonce dans le sable. Rock jette sur son dresseur un regard dépité.
-Laisse tomber. On rentre. Maison.
S'il y a une chose de bien avec les Rocabot, c'est qu'ils ne sont pas triste longtemps. A la mention de la maison, il agite la queue d'un air tout joyeux et bondit en avant. Gil le suit, un peu moins enthousiaste, il est vrai.
Le chemin menant au village des natifs est court. Les habitants de la grande ville, principalement des immigrés des autres régions, ont plus de chemin à parcourir, et le cadre est, il faut l'avouer, bien moins beau. Par contre, il faut avoir des mollets solides. Lorsque Gil parviens enfin au sommet de la colline où se trouve le village, il est en sueur. Rock, par contre, sautille toujours autant
Ne s'arrêtant que pour saluer rapidement ses amis, Gil se dirige droit vers sa maison. L'absence de la voiture devant indique que sa mère n'est pas rentrée pour le déjeuner, encore une fois. Tant pis, c'est Gil qui préparera le repas, son père étant incapable de faire cuire quoi que ce soit sans le faire exploser.
-C'est moi !
-Roooc !
Le visage d'un homme bronzé et souriant apparaît dans l'encadrement d'une porte.
-Ah, Gil ! Qu'est-ce que tu rapportes ?
-Que dalle... répond Gil en soupirant. Une Froussardine a appelée ses copines pour manger et j'ai préféré ne pas rester pour assister au banquet.
-C'est toi qui aurait fini en plat principal, c'est sûr, répond l'homme en souriant.
Lugal, le père de Gil, frotte les cheveux de son fils en riant. Le garçon se contente d'un sourire un peu fatigué. Puis, il demande plus sérieusement :
-Elle s'est réveillée ?
Mais Lugal secoue la tête :
-Pas plus qu'hier. Le docteur dit qu'à ce rythme, si on continue de la nourrir à la petite cuillère, elle ne passera pas la semaine.
Gil hoche la tête, l'air grave.
-Je vais aller la voir un instant, avant de préparer le repas, d'accord ?
-Si tu veux, répond son père avec un haussement d'épaule. C'est ton invitée, après tout.
Deux jours plus tôt, alors que Gil se baladait sur la plage, Rock avait poussé un jappement inquiet de derrière un rocher. Le garçon était allé voir, persuadé qu'il s'était encore fait piéger par un Trépassable. Mais ce que son Pokémon avait trouvé, ce n'était rien d'autre qu'une jeune fille. Elle semblait à peine plus âgée que lui et Gil l'aurait cru endormie s'il n'avait pas vu les ecchymoses et les diverses plaies et blessures qu'elle arborait aux membres. Ses genoux, surtout, étaient à vif, comme si elle avait marché à quatre pattes pendant des heures. Sans hésiter, il l'avait chargée sur son dos avant de la ramener chez lui. Depuis, elle ne s'était pas réveillée.
« Qu'est-ce qu'elle est belle, tout de même... » pense Gil.
Nin, la mère de Gil, vient de Bourg-Geon, à Johto, et le jeune homme a beaucoup plus hérité de ses traits que de ceux de son père, un pur natif d'Alola. De fait, contrairement à beaucoup de ses camarades, il a une peau pâle et des cheveux d'un blond très clair. Pourtant, l'inconnue est encore plus pâle que lui. Ses cheveux, notamment, ont la couleur d'une perle. Lorsque le docteur l'auscultait, il a aussi eu un aperçu de la couleur de ses yeux. Rouges, comme la crête d'un Picassaut. Non, elle ne vient pas d'Alola, c'est sûr et certain. Qui plus est, malgré les affiches qu'ils ont fait coller aux quatre grandes îles, personne n'est venu pour prendre de ses nouvelles. La jeune fille est forcément une étrangère. Mais Alola est un atoll perdu au milieu de la mer, et personne ne venant d'un des continents n'aurait pu flotter jusqu'ici et être toujours en vie. Il aurait fallu des semaines et si les Pokémon marins n'auraient pas eu raison d'elle, la fin et la soif l'auraient achevé.
-Même si ç'aurait été un beau gâchis, murmure Gil.
Il n'a pas peur de l'avouer : cette étrange et belle inconnue ne le laisse pas indifférent. Est-ce que c'est bizarre, d'être attiré par une fille qu'on n'a jamais rencontré et dont on ne connaît que son sommeil profond ? Peut-être. Mais Gil ne contrôle pas ce qu'il ressent.
Une vieille légende d'Alola raconte qu'un vieux pêcheur avait un jour recueillie une jeune femme dans ses filets et en était tombé instantanément amoureux. Après l'avoir comblée de bonheur, il avait finalement appris qu'elle n'était en réalité qu'Arceus, dieu de toute la création, incarné en ce monde le temps d'une saison. L'homme avait décidé de le suivre et serait devenu une constellation, restant au côtés de celle (ou « de celui » Gil avait du mal à déterminer le sexe réel d'Arceus) qu'il aimait.
-Est-ce que c'est ce que tu es ? demande-t-il toujours à mi-voix. Une déesse incarnée en ce monde ?
Si son père l'avait entendu, il se serait probablement moqué de lui, lui disant qu'à dix-sept ans, c'est normal que les hormones le travaillent. Est-ce que c'est ça, qu'il ressent, les hormones ?
Bah, peu importe. Gil décide de penser à autre chose et se dirige vers la petite cuisine. La maison familiale est dans la plus pure tradition Alolienne : une cuisine, une pièce commune, une salle de bain et une chambre où tous les membres de la famille dorment. Il a donc une vue sur celle-ci, et plus particulièrement sur son lit, où se trouve la jeune fille, tandis qu'il surveille le ragoût où des Concombaffes fourrés de baies Oran mijotent. D'une main experte, le jeune homme manie son petit couteau. Il attrape un autre mollusque, pêché la veille, dans le saladier, entaille la couche de mucus qui forme comme une deuxième peau autour de lui avant de la retirer comme une chaussette, ouvre la bestiole, la vide, enfourne deux baies à l'intérieur et pince la peau avant de la plonger dans un mélange de crème et de fromage. L'odeur qui se dégage de la marmite est délicieuse et Rock est littéralement en train de baver à ses pieds.
-Attends une seconde, petit Goinfrex, rigole Gil. Ce sera bientôt cuit.
Rock jappe pour manifester son contentement. Mais tout à coup, il s'interrompt et se retourne. Par réflexe, le jeune homme suit son regard. Debout dans l'encadrement de la porte, la jeune fille lui adresse un regard perdu. Le cœur de Gil s'arrête de battre. Elle est réveillée ! Elle est vivante ! Elle entrouvre ses lèvres pâles. Elle va probablement demander où elle se trouve, ou bien qui il est. Mais non, son regard tombe sur la marmite et elle murmure :
-Est-ce que je peux avoir de la soupe de Concombaffe ?
-Elle est amnésique.
-Bien joué, Détective Pikachu ! Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Gil soupire. Il avait immédiatement servi la jeune fille avant de prévenir son père, sorti entre temps. Tous deux avaient attendu que l'inconnue finisse son repas – elle avait quand même avalé trois bols de soupe – avant de lui poser les deux questions primordiales : qui était-elle et d'où venait-elle. Mais elle avait donné la même réponse aux deux questions :
-Je ne sais pas.
Elle avait ensuite cligné des yeux d'un air hagard et Lugal avait décrété qu'il valait mieux qu'elle retourne se coucher, ce qu'elle avait fait d'un pas peu sûr. Elle s'était allongé sur le lit et était immédiatement tombée dans un profond sommeil.
-C'est son air hagard qui vous a mis sur la piste ? Non, attendez, je sais, c'est sa façon de marcher. Oh, non, j'ai trouvé, c'est...
-C'est bon, Papa, arrête ton cirque. Continuez, docteur.
Gil était allé chercher le médecin local immédiatement après que la jeune fille se soit couchée. Celui-ci l'avait auscultée de nouveau, ce qui l'avait réveillée un court instant, mais il avait ensuite décrété qu'il valait mieux qu'elle se repose, ce à quoi elle avait consenti avec un léger ronflement. Ils étaient ensuite sortis et il avait fait son diagnostic.
-Eh bien... Une amnésie est toujours quelque chose de très difficile à gérer, du fait qu'elle est unique à chaque personne atteinte. Certains réagissent bien, d'autres plus mal.
-Eh bien on a bien fait de vous appeler, tiens.
Lugal maugrée et Gil pousse un nouveau soupire. Son père est plutôt attaché aux traditions et le médecin, venu de Kanto, ne lui plaît pas beaucoup.
-Le mieux, continue celui-ci sans se soucier de l'interruption, c'est de la laisser ici pour le moment. Laissez-la se reposer, nourrissez-la bien (Gil sourit, elle n'a pas attendu le diagnostic pour le faire) et ne la brusquez pas pour qu'elle retrouve la mémoire. Ça reviendra avec le temps. Si dans une semaine les choses ne vont pas mieux, je l'emmènerai à l'hôpital.
-Pourquoi pas maintenant ? demande Gil.
Non pas qu'il veuille la voir partir, mais il faut qu'elle soit soignée du mieux possible, non ?
-Elle semble en confiance avec vous, non ? Elle n'a pas semblé vous repousser, pendant son éveil, c'est ce que vous m'avez dit.
Gil hoche la tête en assentiment.
-Alors mieux vaut qu'elle reste ici. Si je l'envoyai à l'hôpital, Arceus sait comment elle réagirait avec le personnel soignant.
Gil acquiesce de nouveau. Ça se tient.
-Bref, je vous laisse. Si vous notez le moindre changement inquiétant, contactez-moi aussitôt !
Alors que la voiture du médecin s'éloigne, Lugal esquisse un sourire sans joie :
-Eh bien en voilà un qui nous a été très utile.
Gil ne répond rien. En un sens, il n'a pas tout à fait tort. Tout à coup, il aperçoit la voiture de sa mère remonter le chemin vers la maison. Il agite la main et un appel de phare lui répond. Son père et lui se regardent. Puis Lugal hausse les épaules :
-C'est toi qui raconte.