Toute fin est un commencement
La sonnerie retentit dans le crâne de l’inspecteur avec une stridulation douloureuse.
D’un mouvement ample du bras, Sigfrid assena un coup au réveil matin qui se tut dans un petit couinement sonore. Plus pour lui-même que pour qui que ce soit d’autre, l’homme poussa un petit grommellement plaintif et se retourna dans son lit, s’enroulant dans ses draps doux et parfumés. Son visage s’enfouit dans l’oreiller tandis que l’inspecteur risquait de retomber dans le sommeil.
Il sentit son matelas s’enfoncer au niveau de ses pieds et, sans même ouvrir les yeux, il sut pertinemment de quoi il s’agissait. Un sourire paresseux se dessina sur son visage endormi. Mentalement, il suivit le chemin où le lit s’enfonçait peu à peu. Lorsque le drap se tendit sous le poids, tout prêt de son bras, Sigfrid ouvrit les yeux et attrapa le responsable. Celui-ci poussa un petit couinement surpris avant de se laisser tomber sur le dos en laissant échapper une sorte de souffle satisfait.
- Tu as raison, Nidoran, il faut que je me lève…
Frottant le petit animal derrière les oreilles, Sigfrid sortit un pied du lit. Mais la petite bête ne semblait pas de cet avis. De tout son poids, elle se laissa retomber contre les côtes du policier, soufflant de plus belle. Celui-ci ne put retenir un petit ricanement.
- Tu es prêt à tout pour quelques caresses, hein, boule de poils !
Aussitôt, il entreprit de frotter la panse du petit pokémon. Il l’avait recueilli quand il était encore très jeune. Bien qu’il se fût promis de ne pas se laisser attendrir, il n’avait juste pas pu résister à ce petit pelage turquoise. C’est cette même couleur claire, tellement différente de celle des autres nidorans qui l’avait isolé. Les humains le trouvaient beaux et intéressants mais les siens l’avaient rejeté. Sigfrid l’avait trouvé, seul et blessé prêt d’une scène de crime. Il n’avait pas pu résister aux petits yeux tristes sous la fourrure bleutée et détrempée par la pluie et le sang. Il avait fallu un long moment pour que le petit pokémon se remette de ses blessures, de sa malnutrition et du poison dans son organisme. Mais finalement, il avait pu revivre. Et depuis, il n’avait jamais quitté l’inspecteur, le suivant partout, l’accompagnant dans les recoins les plus sombres de ses planques et dans les moments de bonheur indolent qu’ils partageaient. Jamais Sigfrid ne s’était résolu à le mettre dans un pokéball et jamais il n’avait eu à le faire.
- Allez viens, on va déjeuner et on part pour le boulot.
- Rrrrrrrrrrran ! – fut la réponse enjouée de son comparse avant qu’il ne parte en galopant vers la cuisine, bientôt suivi par la démarche encore endormie de l’humain.
Lorsque Sigfrid atteignit enfin la cuisine, Nidoran avait sauté sur la table et attendait, la gueule à moitié ouverte, la corne posée contre une porte de placard contenant sa nourriture. L’inspecteur sourit de nouveau.
Ouvrant le meuble, il sortit deux boîtes cartonnées dont il versa une partie du contenu dans deux ramequins. Puis, comme tous les matins, tandis que Nidoran sautillait impatient sur le comptoir, il sortit une brique de lait meumeu dont il versa une rasade généreuse dans chaque bol. Enfin, il déposa les deux contenants sur la table et s’assit, une cuillère à la main, pour manger ses céréales. Son petit compagnon à fourrure ne l’attendit pas pour enfourner son museau dans le plat et engouffrer ses croquettes de façon tout sauf charismatique.
Alors qu’il allait avaler une première cuillerée bien méritée de son petit-déjeuner, le Vokit de l’inspecteur se mit à vibrer, accompagné d’une petite sonnerie discrète. Nidoran, déjà en train de lécher les dernières gouttes au fond de son bol releva la tête et se rapprocha comme pour écouter ce qui se disait. Sigfrid décrocha.
- Inspecteur ? Vous me recevez ?
- Je t’entends.
- Il y a eu quelque chose. Ils ont pensé que l’affaire était pour vous. En rapport avec… votre enquête. Vous croyez pouvoir être à la Corne Verte rapidement ?
- J’arrive dès que possible. Vérifiez bien que les lieux n’ont pas été pollués par des passants ou des créatures sauvages et que tout est protégé.
- Je m’en occupe, Inspecteur.
Sigfrid raccrocha. En quelques instants, il avait enfilé un pantalon fin en lin marron, une chemise légère et son chapeau. Il sortit de chez lui après avoir pris son sac à dos et ses affaires et claqua la porte. Il n’avait même pas eu besoin de vérifier que Nidoran l’avait suivi ; il savait que le petit pokémon se tenait à ses côtés. Ensemble, ils descendirent le long de la grande rue fortement urbanisée, longeant la plage de sable fin et à l’eau pure. Quelque part, des plumeline chantaient au lever du soleil. Tournant après un petit bâtiment coloré, l’inspecteur alla toquer à une porte latérale en bambou. Un grand homme à la peau burinée par le soleil lui ouvrit.
- Sigfrid ! Mon ami ! Qu’est-ce qui t’amène en ce si beau jour ?
- Les jours sont tous beaux selon toi, Roras ! J’aurais besoin de me rendre à la Corne Verte.
- Hummm – l’homme réfléchit un instant – Les vents sont forts aujourd’hui. Et les eaux calmes. Je pense qu’il vaut mieux y aller par la mer que par les airs.
- Ça me va. Je te fais confiance.
- Et toi, petit, ça te va ? – demanda le dénommé Roras au petit pokémon bleuté.
- Dorrrrrrrrrrr ! - sautilla la boule de poils, toujours réjouie.
Sigfrid fouilla dans sa poche pour en extraire quelques pokédollars qu’il tendit au géant qui lui donna un appareil vert de petite taille ainsi que diverses courroies en matériel synthétique en échange. La transaction effectuée, les deux hommes s’éloignèrent en se saluant de la main. L’inspecteur rejoignit la plage et, sans même y réfléchir, ôta son pantalon et sa chemise qu’il glissa dans son sac imperméable. Rentrant dans l’eau, il appuya sur un gros bouton du petit appareil désormais attaché à sa ceinture. Au bout de quelques secondes, un aileron émergea droit devant lui, fonçant à toute vitesse vers ses jambes. Sans paniquer le moins du monde, Sigfrid attrapa Nidoran qui trépignait dans l’eau à ses côtés vêtu d’un petit gilet de sauvetage annelé, et avança vers l’aileron, à chaque seconde plus grand. Soudain, dans une gerbe d’eau, un sharpedo de presque deux mètres jaillit à leur hauteur. Étonnement, il portait une sorte de selle derrière son aileron, partiellement immergée, avec plusieurs petits anneaux dessus.
L’inspecteur de police passa sa main sur la peau huileuse de couleur bleu nuit, admirant la forme fuselé de ce pokémon, totalement adapté à la vie marine. Sigfrid attacha les sangles aussi bien sur les anneaux à sa ceinture et sur le dos de Nidoran que sur la selle de l’énorme évolution de carvanha. Il avait omis de le faire, quand il était jeune. La vitesse de pointe à plus de 120km/h l’avait violemment désarçonné, au point qu’il s’était méchamment blessé sur la peau rugueuse de sa monture. Il avait oublié une fois, une seule.
Dès qu’il fut bien installé sur la selle pneumatique, flottant juste derrière le sharpedo, Nidoran sur ses genoux, Sigfrid donna une petite tape sur le côté bombé du pokémon. Aussitôt, celui-ci se mit à glisser en avant, de plus en plus vite. Ce moyen de transport restait vraiment un des meilleurs, de l’avis de l’inspecteur. Et il était incroyablement facile à manœuvrer. Mais il nécessitait des pokémon qui n’étaient pas toujours faciles et assez durs à entretenir. Voilà pourquoi Sigfrid se contentait de louer les services d’un dresseur de pokémontures dont il connaissait les vertus en tant que propriétaire exemplaire de pokémon.
Ils filaient à toute allure sur l’eau, soulevant des gerbes d’embruns. Sur ses jambes, appuyé partiellement sur leur sharpedo, Nidoran laissait le vent fouetter son visage tandis que ses longues oreilles à la teinte marron flottaient derrière lui. Sigfrid, quant à lui, profitait du paysage que ses yeux lui offraient ; de grandes îles se dressaient autour de lui. Celle qu’ils venaient de quitter était la plus grande, avec sa titanesque montagne en son centre, recouverte de glace épaisse. Ce n’était, certes pas sa préférée mais elle était plus moderne et donc plus facile à vivre, ce qui lui était pratique pour se reposer après une enquête un peu difficile. Ils passèrent juste à côté d’une seconde île, plus petite mais de taille encore respectable, dont une grande partie semblait recouverte d’une jungle plus ou moins dense. À leur gauche se dressait une troisième île, protégée par un récif affleurant les vagues aux teintes turquoise. Encore derrière cette île s’en dressait une dernière, dont les teintes jaunâtres du désert étaient visibles même de là. Pourtant, Sigfrid tira un peu sur l’aileron du sharpedo pour le faire tourner et c’est en tournant autour de la seconde île qu’il arriva en vue de son objectif ; la Corne Verte.
La Corne Verte n’était bien sûr pas son véritable nom. Les locaux lui avaient donné ce nom à cause, d’abord, de sa forme, qui rappelait sans conteste l’appendice nasale d’un rhinoféroce et ensuite, à cause de la végétation dense et quasi impénétrable, à peine parsemée de petits chemins tortueux qui la recouvraient totalement. En somme, l’appellation était officieuse mais on ne peut plus efficace.
Un volcan avait émergé, plusieurs milliers d’années auparavant et avait grandi peu à peu jusqu’à atteindre une taille respectable. La faune et la flore s’étaient développés avec force et fierté, nourris par les embruns de la mer et le sol fertilisé par la lave. Les plantes s’étaient dressées haut dans le ciel et profond dans la terre, recouvrant complétement tout le relief bas de l’île. Les pokémon avaient élu domicile dans ce riche milieu et s’y étaient développés pendant des centaines d’années avant l’arrivée des humains. Et aujourd’hui, ces derniers n’avaient réussi à s’installer que sur un peu moins de la moitié de l’îlot, laissant la forêt pluviale vivre en paix.
Sigfrid connaissait la région. Il s’y était souvent promené lorsqu’il était encore un jeune dresseur sans but dans la vie, pas forcément pour la vue mais surtout pour s’endurcir. La chaleur moite et la difficulté du terrain l’avait mis à rude épreuve et lui avait rappelé sa condition d’humble humain. Il avait été admiratif devant la facilité avec laquelle certains pokémon vivaient là ; les camerupt, les boumata, les bourrinos, les rocabot, les trompignon, les simularbre, même l’énorme ronflex vivaient dans cet univers comme si c’était aussi simple que de respirer tandis que le jeune homme luttait même à reprendre son souffle. Et maintenant, il se préparait à revenir dans cette jungle qu’il connaissait. Seul un chemin menait à l’intérieur des terres depuis la plage et Sigfrid s’y guida sans trop y penser.
Lorsque le sharpedo les laissa sur la plage de sable fin, la forêt se dressait à moins de deux mètres d’eux. Nidoran se mit à galoper sur les dunes chaudes mais, sentant la tension chez son compagnon, il revint se placer prêt de lui. Un homme les attendait, assis à l’abri de l’ombre des grands arbres. Il se redressa lentement, s’épongea le front et leur fit signe. Sigfrid se dirigea vers lui, suivi de près par la petite boule de fourrure.
- Inspecteur. – salua l’homme en sueur
- Geoffrey. Qu’est-ce qui se passe ?
À la seconde où il avait mis un pied sur la plage, le gentil Sigfrid avait fait place à l’inspecteur de police qualifié, se préparant à résoudre une enquête. Son subalterne réajusta sa casquette et fit signe à son chef de le suivre, tout en lui expliquant :
- Un dresseur était venu dans le coin pour capturer des férosinges. On a vérifié dans la pokédex et il y a effectivement un habitat de férosinges dans les parages. Alors qu’il rentrait plus profond dans la jungle, un rocabot l’a attaqué. Il a combattu avec son mastouffe, mettant en fuite le rocabot. Mais au lieu de rentrer dans sa pokéball, le mastouffe a lancé Flair et est parti au galop dans les buissons. Lorsque son maître l’a retrouvé, il se tenait devant l’entrée d’une petite grotte. Le dresseur nous a dit … - il sortit un petit carnet de sa poche et chercha un petit paragraphe, qu’il lut à haute voix - … oui, c’est ça … que son mastouffe ‘agissait très différemment de d’habitude. Normalement il est assez timide mais là, il semblait carrément en alerte et un peu effrayé’. Dans la grotte,… il y avait un corps.
Sigfrid hocha la tête.
- On sait qui c’est ?
- Non, pas encore, mais on a transmis son signalement. Il faut juste attendre que l’info nous revienne.
Le chemin était devenu moins praticable et ils durent en venir deux fois à leurs pokémon pour chasser les quartermack qui tentaient de leur prendre leurs affaires avant de voir enfin la grotte. Mais, enfin, ils atteignirent la scène de crime. Évidemment, ils furent au courant de leur approche bien avant d’y être. Le bourdonnement incessant des appareillages, des conversations à voix basse et des différents outils employés, mais aussi les piaillements des colossinge, tapis dans les fourrés, et les vibrations des lucanon policiers, flottant au-dessus de la grotte pour l’illuminer, des chrysapile entre leurs pattes avant. Tout cela résonnait dans la jungle par-dessus tous les bruits habituels.
Nidoran marchait au côté de son maître mais il eut un léger arrêt lorsqu’ils arrivèrent aux abords de la grotte. Sigfrid perçut cela. Tout comme, en un instant, il grava dans son esprit l’image de toute la scène qui se révéla à ses yeux. Il s’agissait plus d’une alcôve dans la falaise que d’une véritable grotte. Le sol était étonnement lisse pour quelque chose de naturel alors que les parois était anguleuses et, le plafond, plein de stalactites. Ils étaient arrivés par la droite de l’alcôve, celle-ci faisant face à la mer. Au milieu du sol de la grotte, le corps.
En s’approchant, Sigfrid sentit ses pieds coller à la surface du sol et compris pourquoi celui-ci reflétait autant la lumière. Il était recouvert de salive de mucuscules. Prenant Nidoran dans ses bras, il fit encore quelques pas.
- Sait-on ce qui l’a tué ?
- Pas encore. Mais, pour ce que j’en ai vu, il n’y a pas de blessure apparente.
La voix douce provenait d’une femme, vêtue d’une longue blouse blanche dont les cheveux roses étaient attachés en deux grandes boucles, retenues à l’arrière de sa tête. Elle était agenouillée devant le corps, observant de prêt et prenant des échantillons qu’elle tendait à un petit drone qui allait, à son tour, porter les petits tubes à essais à un nanméouïe, resté hors de la zone où le mucus brillait.
- Docteur Joëlle. Merci d’être venue si vite.
- Pas de problème. C’est mon travail. Mais je pense qu’aucun pokémon n’est responsable de ce décès.
- Pardon si je n’ai pas compris mais comment le sauriez-vous ? Si vous ne savez pas ce qui l’a tué ?
- Justement. – elle releva la tête et, de nouveau, Sigfrid fut frappé par la douceur des traits de cette jeune femme qui côtoyait jour et nuit des malades et des morts – Il n’y a pas de blessures apparentes. Mais il y a beaucoup de sang. Et aucun pokémon ne serait capable de commettre un crime, de nettoyer et de le mettre en scène ensuite. Même pas le plus maléfique des sépiatroces.
- Du sang ? – Sigfrid chercha autour de lui sans voir de liquide vermeil.
- Oui. Regardez.
Le médecin sortit une petite lampe de sa poche. Lorsqu’elle l’alluma, une lueur violette illumina le corps sans que cela ne change quoique ce soit. Puis, elle balaya le sol autour du corps et la lueur éclipsa les reflets du soleil levant sur le mucus au sol. Alors Sigfrid vit diverses tâches blanches moucheter le sol. Il se releva doucement et fut alors en mesure de voir, en plissant les yeux, tout autour du corps, sous les reflets irisés du sol, des tâches marron de tailles variables. Sur un arc de cercle de plus d’un mètre, des petites marques recouvraient aléatoirement le sol.
- Oh. – fut la seule chose que réussit à dire l’inspecteur.