004 : Police forces aren't a circus troupe
Tout le monde sait quelle opinion j'avais d'Atlas, au départ ; et bien qu'il m'en coûte encore aujourd'hui de l'admettre, je me suis planté en beauté. Ce type n'est pas ordinaire, et je mettrais ma main à couper qu'un jour ou l'autre, il sera un danger.
— R. Marlowe —
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Rivamar, 15 mai 1960
Le grand rouquin en costume bleu sortit de l'immeuble, deux cafés à la main, profitant de la brise matinale ; l'air frais marin lui faisait le plus grand bien, à lui qui avait l'habitude de rester loin des côtes. Tranquillement, ses chaussures de ville claquant contre le bitume froid, il se dirigea vers une voiture de couleur bleue claire, un peu verdâtre, qui détonnait un peu avec les nombreux véhicules noirs alignés dans le parking. Sifflotant un air qu'il connaissait bien, il marchait doucement, sans se presser ; il avait le temps, et il ne tenait pas à renverser son café par inadvertance.
Au-dessus, la voûte céleste était teintée d'un bleu éclatant. Quelques nuages venaient l'assombrir, mais c'était une belle journée ensoleillée qui le resterait sans doute. Arrivé près du véhicule, il prit sa place, côté conducteur, et tendit l'un des gobelets chauds à sa collègue, assise à sa droite, sur le siège passager. Le Caninos installé à l'arrière se mit à aboyer, joyeux, et finit par récolter les caresses qu'il attendait.
"Eh bien, tu tires une de ces tronches, fit remarquer Nate Wilde à la jeune femme, tandis qu'elle sirotait tranquillement son café, à petites gorgées.
— Idiot, tu es toujours aussi... je ne sais pas... toujours autant toi-même.
— Il y a un problème avec moi, mademoiselle ?"
Son ton était sarcastique, presque méprisant ; elle ne connaissait pas bien son partenaire, mais assez pour savoir qu'il avait la réputation d'être du genre invivable. Il se moquait ouvertement d'elle, tout en s'efforçant de garder un semblant d'attitude polie et enjouée avec le reste du monde. Cette fossette caractéristique, au coin de sa bouche, semblait la narguer, et elle se retenait de lui envoyer le liquide brûlant dans la figure, tant il l'agaçait ; mais Nellie Sutton était calme et savait faire preuve de discernement. Des ennuis, elle en avait déjà assez comme ça.
"Bah, laisse tomber, de toute façon, j'ai mieux à faire que de m'inquiéter pour toi, sachant que tu ne me répondras pas avant trois mille ans. Et encore, c'est si j'ai de la chance...
— Nate. Sérieusement, la ferme. Si c'est pour dire des conneries, autant que ta gueule reste bien fermée, répliqua-t-elle, cinglante comme une forte bourrasque de vent.
— D'accord, d'accord, c'est bon... soupira-t-il, levant les mains en signe de reddition. Juste, dis-moi, tu as abandonné avec cette histoire au sujet de John Sullivan, comme quoi il est suspect, et tout ça ?"
La jeune femme à la coupe garçonne ne répondit pas immédiatement, trop absorbée par sa boisson aux effluves agréables se répandant dans le véhicule. A l'arrière, le canidé roux rayé de noir s'agitait, ayant probablement besoin de manger quelque chose ; son dresseur lui tendit un Super Bonbon, emballé dans un morceau de plastique bleu, et fut remercié par des léchouilles affectueuses.
"Pourquoi est-ce que ça te préoccupe autant ?" finit-elle par questionner, son regard bleu électrique absent tourné vers le pare-brise.
Cette question le prit un peu au dépourvu ; perspicace, cette fille-là. Si elle se doutait qu'il travaillait en réalité pour le compte du riche entrepreneur, elle n'hésiterait pas à aller fouiller dans ses affaires de plus près, quitte à risquer sa vie. Nate connaissait bien les personnes dans son genre, bornées et prêtes à tout pour faire régner la justice. Il trouvait ça un peu ridicule, dans un sens, car mourir pour quelque chose de si abstrait... non, décidément, ça le dépassait complètement.
"Moi, je m'en fiche, mentit-il, mais la hiérarchie n'aime pas vraiment quand on s'intéresse de trop près à des gens comme Sullivan. Il a beaucoup trop d'influence dans le commerce régional, et contribue activement à faire prospérer Sinnoh, en particulier Rivamar. Sans ses hôtels, casinos, bars et je ne sais quoi d'autre, la ville serait moitié moins visitée, tu peux me croire. Et comme le gouvernement y trouve son compte, tu te doutes que nos supérieurs ont pas trop envie qu'on fourre notre nez dans les affaires de ce type.
— Donc, si je saisis bien, c'est uniquement parce que Sullivan est un avantage pour le gouvernement qu'on est obligés de le laisser tranquille ? s'insurgea-t-elle, le rouge commençant à lui monter aux joues.
— Eh là, tout doux ! Non, c'est pas ce que je dis. Enfin, ce serait le cas s'il avait quelque chose à se reprocher, mais il est blanc comme neige, aucun délit ou crime, rien. Je pense pas qu'il fasse du business illégal, il est déjà bien assez friqué comme ça."
Nellie serra les dents, et jeta un regard noir à son collègue, qui plissa légèrement le front, agacé. Il ne lui cracherait pas à la figure qu'elle le faisait copieusement chier, mais d'un côté, il avait bien envie de le faire, ne serait-ce que pour observer son expression déconfite. Il n'en eut de toute façon pas le temps, puisque la radio de fonction du véhicule commença à crachoter ; quelques secondes plus tard, une voix grave se fit entendre, annonçant la fin de leur querelle.
"Central à US2. Je répète, Central à US2. Scène de crime sur la place Artémis, vous êtes priés de vous rendre sur les lieux afin d'enquêter, ordres d'en haut. Je répète, scène de crime sur la place..."
Les deux agents fédéraux se regardèrent, puis, d'un commun accord, décidèrent d'oublier cette conversation pour le moment. Nate quitta le parking, et appuya sur la pédale d'accélérateur ; à l'arrière, Caninos continuait à quémander un repas décent.
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La place Artémis était l'un des points de chute les plus prisés par les touristes ; de nombreux bus et taxis la desservaient, et une masse d'étrangers débarquait chaque jour pour se presser dans les boutiques et devant la statue de la déesse grecque, érigée au centre. Des lampadaires entouraient la place, l'éclairant de nuit. Le sol pavé était encore humide, la pluie étant tombée au cours de la nuit, et on aurait tôt fait de glisser si l'on se montrait imprudent.
L'endroit étant constamment bondé, il n'avait pas été difficile de trouver le cadavre ; un touriste d'origine hoennaise avait appelé la police, et maintenant, les deux agents fédéraux qui enquêtaient en ville arrivaient sur les lieux.
"Joyeux, tout ça, ricana le rouquin en tirant une cigarette de son paquet. Clope, collègue ?
— Je ne fume pas, se contenta-t-elle de répondre.
— Tu dois être encore plus froide que ce cadavre, là-haut..."
Tous deux levèrent les yeux pour voir un corps pendu à l'un des lampadaires. L'un de ses bras décrivait un angle étrange ; il devait avoir été brisé par un choc de nature encore incertaine. L'équipe médico-légale s'activait pour faire descendre le macchabée de son perchoir. Une fois cela fait, ils purent se livrer à un examen sommaire.
La victime était une jeune femme, en fin de vingtaine, peut-être début de trentaine, c'était difficile à déterminer. Son teint blafard, vampirique, contrastait avec la noirceur de ses cheveux et l'éclat de son rouge à lèvres étrangement étalé d'un côté de sa bouche ; on avait dû la gifler, ou quelque chose comme ça. Bien habillée, avec un manteau léger par-dessus une belle robe pourpre, elle était très jolie et agréable à regarder. Plus maintenant qu'elle avait cette expression ahurie, les yeux grands ouverts et la bouche tordue en un rictus plaintif, hélas.
Nate Wilde se boucha le nez, écœuré par l'odeur étrange qui se dégageait de la dépouille. Nellie, quant à elle, se contentait d'observer la défunte sous toutes les coutures, agenouillée à ses côtés, toujours professionnelle. Finalement, elle rabattit une mèche de ses courts cheveux en arrière, puis se releva.
"La pendaison a été effectuée post mortem, signala-t-elle. La cause du décès est très probablement une hypothermie."
Le médecin légiste, un homme d'une cinquantaine d'années, rondelet et à la calvitie naissante, s'approcha d'elle, menaçant, brandissant un doigt rageur. Son expression faciale trahissait son mécontentement.
"Vous ne pouvez pas affirmer de telles choses alors même que vous n'êtes pas diplômée d'une université de médecine, agent Sutton, c'est proprement ridicule.
— Vérifiez par vous-même au laboratoire, je suis quasiment sûre que ces marques violacées disséminées un peu partout sur son corps sont les symptômes d'une mort suite à une attaque de type glace. Je me ferais naturellement un plaisir de vous écouter, s'il s'avère que j'ai tort."
Sans un regard en arrière, elle s'éloigna de l'équipe médico-légale en direction de la voiture, et fut rapidement rejointe par son agaçant collègue, qui fumait toujours sa cigarette odorante.
"Hypothermie, hein ? T'as inventé pour te moquer de lui, ou pas ?
— J'ai étudié intensivement la médecine légale, en parallèle de ma formation d'agent fédéral, alors disons que je suis un minimum compétente. Je me suis spécialisée dans les symptômes causés par des capacités de Pokémon."
L'homme siffla, admiratif.
"Eh bien, si ce n'est pas la classe, ça !
— Si tu te moques de moi, tu peux, ça ne m'atteint pas, rétorqua-t-elle, amère.
— Non, non, je suis parfaitement sincère, je trouve ça carrément cool. Tu pourras m'apprendre les ficelles du métier, alors, sourit-il.
— Désolée, mais ça ne s'apprend pas si facilement."
Elle lança un dernier regard à la scène de crime, intriguée, puis soupira.
"On devrait se mettre au boulot, si on veut mettre la main sur des suspects ou enquêter sur la contrebande au port. En route."
Le rouquin en costume-cravate bleu n'objecta pas, et reprit le volant de sa voiture de service colorée ; la journée allait être longue.
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John Sullivan tira une bouffée de sa cigarette et regarda, amer, son bras droit, qui faisait les cent pas dans le salon de l'étage que son chef occupait à l'hôtel. La grande pièce était richement décorée ; des rideaux de velours pourpre encadraient de belles et solides fenêtres, un lustre en or massif pendait au plafond, retenu par une chaîne argentée, et bon nombre de meubles de bonne qualité, sur lesquels trônaient tout un tas de bibelots hors de prix, parsemaient les alentours. Sur la table basse, au centre du cercle formé par les fauteuils et les deux canapés, se trouvait une large théière encore fumante.
"Donc, vous êtes en train de me dire que je devrais me méfier d'un homme que personne n'a jamais vu... Et vous refusez obstinément de me laisser me déplacer sans escorte, ce sous prétexte qu'à cause de mon statut de "criminel", je suis moi aussi une cible de cet Atlas ?"
Le russe cessa de tourner comme un Némélios en cage, et s'adossa au mur, triturant nerveusement les bretelles de son pantalon, comme il en avait l'habitude. Il hocha tranquillement la tête, ses yeux gris furetant un peu partout dans la pièce.
"Mais enfin, Roy, pour qui me prenez-vous ? Une escorte, que diable, je ne suis pas en danger de mort imminente, que je sache !
— Certes non, mais vous n'êtes pas en sécurité non plus, et depuis que vous avez bâti votre empire financier, c'est le cas ! Bon nombre de gens s'en sont pris à vous dans l'espoir de vous voler ce que vous avez, et d'autres le feront ! Je...
— Eh, c'est assez."
Le ton froid, tranchant de son supérieur dissuada l'européen d'aller plus loin. Il se tut, baissant la tête comme un enfant honteux.
"Je ne vous reproche pas votre zèle, mon ami, mais... tâchez de vous ménager un peu. Je vous ai demandé de prendre une semaine de congé, et vous n'avez accepté qu'un seul jour, bon sang, reposez-vous un peu de temps en temps. Tout ira bien pour moi, je sais me défendre ; la preuve, tout ceux qui s'en sont pris à moi jusqu'à présent ne sont plus là pour en parler... peut-être en prison pour les plus chanceux.
— Monsieur, je suis bien conscient que... que vous êtes dubitatif, parce qu'après tout, quelques affiches collées dans la rue ne signifient rien, mais si la menace est réelle... je ne peux pas me permettre de vous faire courir de tels risques."
John haussa un sourcil, dardant de son regard bleu le russe, qui ne savait pas comment réagir. L'homme d'affaires en costume rayé écrasa son mégot et se leva pour s'approcher de son subalterne.
"J'apprécie vraiment votre sollicitude, mais je préférerais autant que vous vous occupiez avant tout de votre famille et de vous-même. Je peux parfaitement me débrouiller tout seul, et je vous saurais gré de me faire confiance, d'accord ?"
Roy Andrevic acquiesça, peu convaincu.
"Promettez-moi au moins de vous tenir au courant des agissements de ce type.
— Si vous insistez... je vais appeler Bobby Marlowe et programmer un entretien, il sera sans doute le plus à même de m'informer régulièrement", accepta John.
Un sourire vint éclairer le visage de son subordonné.
"Merci, monsieur."
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Mont Chimnée [Hoenn], 6 janvier 1960
Atlas
La cendre volcanique continuait à tomber, inlassablement, comme à son habitude, sur les roches noires. Le silence de la montagne était troublé par la présence d'humains armés et de Pokémon entraînés à guerroyer. Mon camp, l'armée Conservatrice, était arrivée quelques heures plus tôt sur le territoire hoennais, et avait été reçue en grande pompe par nos adversaires ; roquettes et attaques de type feu n'avaient pas tardé à fuser en tous sens.
L'un des soldats nouvellement déployés, un ancien courtier en assurances qui n'avait jamais tenu une arme de sa vie avant le camp d'entraînement d'un mois se tenait là, un fusil dans les mains, la suie et la sueur maculant son front. Ce pauvre type, c'était moi. Qu'est-ce que je foutais là, bon sang ? Je n'en avais pas une putain d'idée, et le vacarme ambiant ne m'aidait pas à rester calme, bien au contraire. Tous ces coups de feu, ces cris, ces explosions de sang et de chairs, de cervelle, d'organes... j'avais certainement dû gerber à un moment donné, mais je ne m'en souvenais pas.
Tout ça contribuait à me rendre progressivement fou, détaché de mon esprit et de ma raison. J'avais vu un Galifeu foncer dans ma direction, j'avais armé mon fusil et tiré dans son crâne de pauvre poulet manipulé par un humain, un mec comme moi, qui se battait pour une cause idiote. La vision avait été horrible, et couplée aux sons gutturaux, c'était encore pire. La tête avait explosé, du sang avait giclé partout et... ma vision s'était brouillée, je ne voyais plus qu'en noir et blanc, c'était... j'avais l'impression de mourir sans vraiment quitter mon corps...
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???, 15 mai 1960
Respiration saccadée, souffle court, toux virulente. Tout s'arrêta un instant de tourner, et il se ressaisit. Lentement, ses yeux s'ouvrirent sur le monde, et se posèrent sur une surface de bois plat et lisse ; un bureau, son bureau. Du bout des doigts, il toucha son front douloureux, repoussa de courtes mèches de cheveux en arrière, et se renversa sur son fauteuil, fixant le plafond de son regard vitreux. Ses articulations le faisaient atrocements souffrir, et il avait l'impression qu'un feu de forêt brûlait dans sa gorge. Il saisit la bouteille de whiskey ouverte pour l'intensifier ; c'était agréable, dans un sens, cette impression de chaleur occasionnée par l'alcool.