I – Doux rêve nocturne
____La Lune culminait haut dans le ciel. Son éclat terne et doucereux berçait timidement la faune et la flore de l'île d'Ula-Ula. Une brise froide soufflait dans la chevelure d’Églantine. C'était agréable et reposant. Elle appréciait ces moments tranquilles, seule, à rêvasser, la tête confortablement blottie dans l'herbe fraîche. Ils ne duraient jamais assez longtemps, ces moments, malgré tout. Une voix marmonnée l'extirpa de ses pensées flottantes :
____—__Tu comptes rester comme ça longtemps ?
____C'était Artis ; lui et sa voix grave quelque peu enrouée, sa chevelure brune broussailleuse, son air nonchalant qui ressemblait à s'y méprendre à du dédain mal dissimulé.
____Églantine le dévisagea sans quitter sa position de flâneuse, affalée dans l'herbe moite. Comme elle rangeait ses cheveux châtains, aux reflets roux, derrière ses oreilles, il lui suffisait de jeter son regard légèrement vers la droite pour détailler cet impertinent qui venait troubler sa quiétude. Il était là, écrasant de son postérieur les pauvres brins d'herbe, ses yeux taquins semblaient se moquer de la jeune songeuse. Étrangement, c'était comme s'il était assis à côté d'elle depuis une éternité. Comment était-il arrivé là ? Elle ne s'en souvenait plus.
____—__Encore, et toujours, en train de rêver ? souffla-t-il, un sourire secrètement agacé pendu aux lèvres.
____Il se saisit d'une cigarette, sortit un briquet et commença à en faire tourner la molette. La timide étincelle brilla au milieu de la noirceur ambiante, comme une étoile terrestre ; le petit bruit sec et aigu – agréable à l'ouïe, somme toute – de la pierre du briquet vint briser le silence nocturne. Artis tira sur sa cigarette, bloqua ses poumons, avant d'expirer bruyamment une fumée irritante et malodorante en noyant son regard dans l'immensité du ciel obscur.
____—__Les ailes de Lunala sont particulièrement jolies, aujourd'hui, lança-t-il pensif. Pas un nuage, les étoiles et la Lune brillent splendidement.
____Églantine se releva, mollement, comme on le fait ces matins où l'on supplie cinq minutes de plus à son réveil.
____—__Depuis quand tu fumes ? demanda-t-elle, à peine surprise, à peine sortie de sa rêverie.
____—__Quoi ? Depuis toujours, qu'est-ce que tu racontes ?
____—__Menteur.
____Artis était si imprévisible. Il était victime d'étranges pulsions qui le poussaient à commettre des stupidités parfois même inimaginables pour le commun des mortels. Elle savait pertinemment que le jeune homme à l'allure désinvolte n'était pas un consommateur régulier de tabac. Et, évidemment, lui, il savait qu'elle ne croirait pas son « depuis toujours ». Pourtant il avait décidé de mentir. Juste pour voir sa réaction, comme il le disait si souvent, « juste pour rire ».
____—__Et depuis quand tu te soucies de la beauté de la nuit ? continua-t-elle, perplexe quant à la sensibilité si soudaine de son ami, d'ordinaire froid et impassible face aux merveilles de la nature.
____—__Ben quoi ? J'ai pas le droit de m'extasier bêtement devant des boules de feu qui flottent dans le vide à des milliards de kilomètres, comme tu le fais tous les soirs ?
____Elle le reconnaissait mieux là. Toujours ces petites piques lancées çà et là. « Juste pour rire ».
____—__Bon, j'avoue, c'est ton truc à toi, ça, reprit-il. Moi, je m'en contrefous, de ces mythes avec Lunala, Solgaleo et le reste, lâcha-t-il avec une froideur jalousée par le grand mont Lanakila.
____—__Tiens donc... Malheureusement, tu ne m'apprends rien. Artis, ému devant un paysage ? Non. Artis, « ému » tout court ? Une belle blague ! soupira Églantine.
____Il lui répondit avec un sourire forcé, étiré par l'agacement d'un « touché ! » refoulé. Sa cigarette s'était éteinte. Il porta son briquet à son bout et, tout en luttant pour la rallumer, il bafouilla ; le petit cylindre de tabac remuait au coin de sa bouche :
____—__Demain, c'est le jour où on passe le test pour entrer dans les rangs de la Team Skull, t'as pas oublié, j'espère ?
____—__Ah ! Et tu penses augmenter tes chances en te mettant à fumer, pour avoir un air de « gros dur » ?
____—__Qui sait ? Sur un litige, ça pourrait jouer, rit-il.
____Un « gros dur »... C'était l'exact opposé d'Artis. Il était grand et mince, presque maigre, arborait une peau brune qui cachait mal son air quelque peu maladif. Il portait négligemment une moustache et un bouc peu fournis, et ce n'était pas avec une cigarette entre les doigts qu'il allait intimider qui que ce fût.
____—__Oui, bien sûr... fit Églantine en remuant lentement sa tête.
____La jeune fille releva son visage et fixa l'horizon. Elle lança, sans un regard vers son ami, comme si elle s'adressait à la Lune :
____—__T'es vraiment bête, en fait.
____Ces mots flottèrent au gré du vent quelques longues secondes avant qu'Artis ne reprît la parole :
____—__En tout cas, tu devrais pas tarder à te coucher, une dure et importante journée nous attend demain.
____Il n'avait pas tort. L'heure avançait inéluctablement et, avec elle, le Soleil menaçait de chasser la Lune de ses premiers rayons matinaux. Il était temps de rentrer dormir mais, malgré tout, Églantine ne voulait pas dire au revoir à la nitescence nocturne. Elle souhaitait rester là, encore un peu, sous la bienveillance de Lunala, même si elle adorait retrouver son lit et son oreiller, se tortiller des heures dans le confort de ses draps, s'enfoncer doucement dans les méandres du royaume des songes. Quels rêves lui réservait cette nuit au ciel scintillant ? Elle jubilait à l'idée de se réveiller le lendemain matin, au sortir de quelque fantaisie onirique, confuse et à demi-endormie.
____Lorsqu'elle redirigea ses yeux bleu gris mi-clos vers Artis, ils ne rencontrèrent que le vide de la nuit. Plus personne ne se tenait là, il s'était volatilisé.
____Incroyable, presque irréel.
____Cela faisait des années qu'elle le côtoyait mais le bougre était resté aussi énigmatique qu'à leur première rencontre. Peu lui importait, elle se laissa tomber dans son lit de pelouse fraîche et humide ; dans le fond, c'était ce qui le rendait drôle et charmant.
____Elle eut à peine le temps de fermer l’œil qu'une voix, plus grave encore que celle d'Artis, plus sourde et plus profonde, vint lui chatouiller les tympans :
____—__Eh bien, n'est-il pas assez tard pour que je t'ordonne de rentrer immédiatement, jeune fille ?
____Cette fois-ci, on la dérangeait par la gauche et l'énorme mèche rougeoyante qui se dandinait à côté de son œil l'empêchait d'observer le propriétaire de cette voix caverneuse. Elle se releva précipitamment, rongée par la curiosité de découvrir le visage de l'inconnu.
____—__Qui es-tu ? s'enquit-elle, fermement.
____—__Gouroutan.
____C'était une grosse bête, au pelage blanc et à l'allure grossièrement humanoïde. Mais Églantine connaissait bien les Gouroutan, elle avait donc évidemment compris qu'il en était un. Sa question était tout autre et elle attendait, légèrement contrariée, une autre réponse.
____—__Ok... grogna-t-elle au Pokémon. Mais sinon... Qui es-tu, « Gouroutan » ?
____—__Et toi donc. Qui es-tu, Églantine ?
____Un flot de colère bouillonna en elle. Ce Gouroutan était encore plus bizarre qu'Artis, presque aussi agaçant.
____—__Tu sais, j'crois que tu peux pas répondre à « qui es-tu ? » avec un autre « qui es-tu ? », remarqua-t-elle pertinemment en roulant des yeux avec âpreté.
____—__Mais voyons ! Nous nous sommes déjà rencontrés... Dans un rêve !
____Elle écarquilla les yeux. « Prends-moi pour une idiote », pensa-t-elle. Ils n'étaient pas dans un de ces contes barbants, où était-il allé chercher cette idée saugrenue, ce non-sens absurde ? Elle le fixa longtemps, incrédule.
____—__Bon, je vois que tu as oublié. Très bien. En tout cas, moi, je te dirai qui je suis si tu me dis qui tu es, toi.
____Il avait fortement insisté sur le « moi » et le « toi », en utilisant précisément son gros index tendu pour la désigner, elle, puis lui. Elle se résigna :
____—__Très bien. Je suis Églanti...
____—__« Je suis »... Comme une évidence !
____Gouroutan lui avait sèchement coupé la parole, la jeune fille demeura déboussolée quelques instants.
____—__Mais avoue-le, Églantine, tu ne sais rien de toi-même, continua le mystérieux Pokémon. Plutôt, tu as tout oublié de toi, n'est-ce pas ?
____C'était la stricte vérité. Un an avait passé depuis le décès de sa mère. Le traumatisme qu'il avait causé avait complètement rasé sa mémoire, comme une plaine défrichée. La pauvre gamine, qui ne se souvenait que de son prénom, avait été envoyée chez une jeune femme qui l'éleva comme sa fille. De son enfance, il ne subsistait que des bribes éparses ; un visage flou, une voix lointaine, un parfum incertain... Ses parents n'étaient plus que des silhouettes mal découpées dans un doute insupportable ; sa maison, une sombre bâtisse aux volets constamment clos. Voyant qu'il avait atteint le cœur de la fille, Gouroutan poursuivit :
____—__La vérité sur ta mère... Mieux, la vérité sur toi-même, ne te fait-elle pas envie ?
____Églantine se pencha brusquement vers lui, mue par un transport de colère.
____—__Qu'est-ce que tu sais de ma mère ? brailla-t-elle.
____—__Rien. Mais je sais où tu pourrais trouver ce que tu cherches.
____Un sourire énigmatique souleva les commissures des lèvres de Gouroutan. Il montrait toutes ses dents, et ses petits yeux, brillants de malice, semblaient sonder l'âme de la jeune fille.
____Comment un Gouroutan pouvait-il être la clef du mystère de sa vie ? Un an durant, pas un jour n'avait passé sans qu'une désagréable sensation n'eût transpercé son cœur, meurtri par la culpabilité d'avoir oublié, et un Pokémon surgissant incongrûment de l'ombre lui proposait sur un plateau d'argent ses souvenirs perdus. À quel genre de farce assistait-elle en ce moment ?
____Le regard foudroyant, elle dévisagea longuement cet impertinent hominidé. Ses lèvres serrées retenaient avec peine un flot d'injures à son intention. Juste avant l'éruption, avant qu’Églantine ne laissât s'exprimer toute sa rage, Gouroutan reprit la parole :
____—__ Mais pour l'heure, il est temps de se quitter.
____Il se leva, lui tourna le dos et entama une marche pataude. Églantine se jeta sur lui et agrippa son épaule.
____—__Attends, où tu vas comme ça ? hurla-t-elle.
____Frustrée, elle serrait douloureusement l'épaule du mystérieux Pokémon.
____—__Tu ne vas nulle part tant que tu m'as pas donné d'explication sur ton baratin, là, vociféra-t-elle.
____—__Oh, mais je ne vais nulle part, c'est toi qui vas rentrer. On se reverra demain, et je parie que tu auras tout oublié, répondit Gouroutan.
____Églantine lâcha son épaule en même temps qu'elle releva dubitativement un sourcil.
____—__Je crois pas, non. Je me souviendrai de toi, de ta tête, de tout ça... Et l'histoire se terminera mal si je te recroise sans que tu m'aies dit tout ce que tu sais !
____—__Tu rêves, jeune fille.
____—__Oh que non...
____Elle serra amèrement le poing. Un long silence pesa, durant lequel ils se lorgnèrent lourdement ; l'une contenant mal son agacement, l'autre totalement placide et serein. Gouroutan brisa ce silence, toujours le même sourire aux lèvres :
____—__Si. « Tu rêves », jeune fille.
____L'incompréhension se lisait clairement sur le visage de la jeune Alolaise.
____Le sourire du Pokémon simiesque s'effaça lentement, petit à petit.
____Et, progressivement, le monde autour en fit de même...
** *
____Églantine ouvrit les yeux.
____Un mince rai de lumière matinale se faufilait à travers l'interstice de ses volets. Elle se frotta les paupières en baillant avec toute la disgrâce du réveil, encore confuse au sortir de ce rêve bien singulier. Des images flottaient dans sa tête et déjà, elle commençait à oublier les détails du songe. Avec qui conversait-elle, à l'instant ? Était-elle réellement en train de discuter avec quelqu'un ? Avait-elle en fait simplement rêvé ? Il ne restait de ce monde imaginaire que des images volatiles qui s'échappaient une à une fugacement, comme l'eau qui ruisselle entre des doigts curieux.
____Puis, le nom d'« Artis » apparut, comme un éclair soudain. Avec lui, la « Team Skull », suivie du « test d'entrée ». Elle se souvint alors. Artis qui fumait, Artis qui s'émerveillait devant la Lune et les étoiles. Artis qui lui rappelait qu'ils devaient se préparer à entrer dans les rangs de la Team Skull...
____Quel rêve absurde.
____Cela faisait presque un an qu'elle avait pleinement intégré la bande de malfrats et qu'elle y avait rencontré cet idiot d'Artis.
____Les songes se révèlent souvent bien étranges, inexplicables.
____Elle jeta un œil à son réveil. Huit heures dix, indiquait-il froidement. Elle devait retrouver son équipe pour discuter de la prochaine mission à huit heures et demi. D'un geste brusque et paniquée, elle fit voler sa couverture, retira en vitesse ce qui lui servait de pyjama depuis bien trop longtemps – un vieux short et un t-shirt délavé un peu petit – avant d'enfiler son uniforme... Plutôt son ridicule costume.
____Les membres de la team Skull devaient acheter eux-mêmes leurs vêtements de « travail » et sa pauvreté excessive l'empêchait d'arborer fièrement les couleurs de la bande. Elle portait un t-shirt mal coupé, trop court au niveau de la taille, trop large d'épaule, mauve clair par-dessus tout. Elle avait cousu un crâne sur le tissu usagé, pour sauver l'honneur, mais il ne cachait en rien la misère de sa tenue. Devant le miroir de sa chambre, elle se consola en regardant son béret, son foulard, ses chaussures et sa chaîne, qu'elle avait miraculeusement pu se procurer.
____Anaïs dormait encore. C'était la jeune femme qui l'avait recueillie après le soudain décès de sa mère. Églantine avait été envoyée dans un foyer, où elle avait peu à peu oublié toute son enfance, jusqu'à ce qu'il n'en persistât plus que de lointains murmures subconscients. C'était il y a un an. De fait, un an plus tôt Anaïs l'avait accueillie les bras ouverts, comme une mère. Comme une grande sœur. Car Anaïs paraissait bien jeune pour veiller sur une « enfant » de l'âge d'Églantine. Dix-huit années, bientôt dix-neuf, avaient été brusquement effacées de sa mémoire...
____En passant rapidement par la cuisine, la jeune fille attrapa un morceau de brioche qui traînait dans un placard, mordit dedans et lança dynamiquement à travers la maison :
____—__À plus tard, Anaïs, j'y vais !
____L'horloge du salon indiquait huit heures et vingt-trois minutes. Églantine coinça son pain entre ses dents, claqua la porte, et rejoignit la rue en courant, comme une damnée. « Je vais encore me faire allumer... » soupira-t-elle intérieurement – à juste titre.
____Le Soleil berçait déjà l'île d'Ula-Ula de ses doux rayons matinaux, teintant le ciel d'un rose quelque peu orangé.