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Paradis Ébène [Concours S/L 2016] de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 30/09/2016 à 13:57
» Dernière mise à jour le 30/09/2016 à 22:06

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Chapitre 4 : Sang double.
~ Vingt-deux ans après ~
Lieu : Alola ; île de Mele-Mele
Aude



 Ah, l’exotisme ! Le soleil d’or, les plages accueillantes, les forêts tropicales, les nègres amusants, les Pokémon étranges, la nourriture singulière ! Je ne regrettais pas du tout d’avoir forcé Charles à s’installer à Alola il y a seize ans.

Je n’avais pas le choix à l’époque, toutes mes amies parlaient de partir découvrir l’archipel des sauvages ; je ne pouvais perdre la face. Moi, Aude Alban, femme de Charles Alban, le plus riche entrepreneur de tout Kalos, ne pouvait laisser d’autres femmes découvrir ce monde exotique avant moi ! Mon honneur était en jeu.

J’admets avoir eu peur au début ; tous ses sauvages, partout ! Cette primitivité affolante ! Toutefois, nous autres Kalois avions apporté énormément de choses modernes à ses îles, et après toutes ses années, le niveau de vie y était très correct, voire aussi luxueux qu’à Illumis. J’y étais heureuse et épanouie, à un tel point que je ne voulais plus revenir à la métropole.

— Aaah… le paradis, me délectai-je.

Assise sur mon transat sur la terrasse, je m’amusais de la vision des nègres travaillant plus bas dans des champs. Je bus une gorgée de vin, du moins, j’espérais boire ; ma coupe était vide.

— Mina ! l’appelai-je vivement.

La jeune Aloloise arriva promptement, dans son uniforme de domestique. Mes yeux se rivèrent instinctivement sur son crâne ; bien, toujours aucun cheveux. Sa peau, légèrement moins noire que ses semblables, me faisait toujours autant frissonner.

— Vous m’avez demandé, madame ?
— Je vous ai déjà dis d’attendre que je vous donne la parole pour parler ! m’irritai-je. Quand est-ce que vous comprendrez cela ! Ce n’est pas si difficile !
— Oui madame.
— Et ne me répondez pas !
— Très bien madame.

Cette sale petite ! C’était une sauvage, alors forcément son intellect était limité, mais parfois, je me demandais si elle ne faisait pas exprès.

— … quoi qu’il en soit, maugréai-je, veillez m’apporter une bouteille Fort-Vanitas 1785, tout de suite.
— Êtes-vous sur madame ? C’est déjà la deuxième depuis ce matin.

Je me levai brusquement, empoignant l’impertinente par la nuque.

— Écoute-moi bien, petite idiote. Je n’ai pas de leçon à recevoir d’une crasse comme toi. Tu as de la chance que je sois si tolérante, d’autres maisons t’aurais déjà jetée au Sharpedo ; mais toute tolérance à sa limite, suis-je bien clair ? Au prochain écart, je te promets que tu n’oseras même plus me regarder de dos.
— …
— Bien, puisque tu sembles avoir enfin compris, dépêche-toi d’obéir.

Mina s’éclipsa, sans un mot. Je me laissais tomber dans mon transat, énervée et pensive. Et si elle savait ? Je faisais de mon mieux pour le cacher, pour cacher ma honte, mais quelquefois, ce que je voyais dans ses yeux me mettait le doute. Un doute pernicieux, oppressant. J’étais heureuse de vivre à Alola, cependant, Mina était la seule ombre au tableau. Plus le temps passait et moins je pourrais le cacher. Il serait temps d’agir.


____________________

Mina

 Je le savais. Ses actions sans aucun sens, son attitude ambiguë, ses regards craintifs, ma peau moins sombre ; tout cela avaient fini par former des preuves irréfutables. J’étais sa fille.

Si chaque soir, elle me rasait la tête, c’était qu’on ne découvre pas ma chevelure blonde, aussi blonde que la sienne. Si ma peau virait légèrement au brun, c’était à cause du sang blanc qui se mélangeait à mon sang noir. Si elle m’interdisait d’aller hors de la maison, c’était pour me cacher aux yeux du monde. Si elle me fixait toujours avec appréhension, c’était par crainte que je sache. Et je savais.

J’avais entendu par d’autres domestiques que mon cas n’était pas rare. Les Blancs pouvaient utiliser nos corps comme ils le voulaient, mais parfois, un enfant naissait. Les hommes Blancs avaient la chance de simplement pouvoir exiler la domestique aux premiers signes de grossesse ; pour les femmes Blanches, c’était plus compliqué.

Madame Alban avait décidé de me garder où d’autres m’auraient abandonnée. Je pense que je devrais la remercier pour ça. Mais au fond, je savais qu’elle l’avait fait plus pour elle que pour moi.

Je n’étais pas dupe. Comme tous les jeunes nègres, j’étais allée à l’école. J’y ai appris le langage Blanc. J’y ai appris à connaître les Blancs. J’étais l’une des plus douées de ma classe, et je voyais bien que ma vitesse d’apprentissage leur faisait peur. Dès que mes progrès furent devenus trop conséquent, j’avais été forcée de quitter l’école.

Cependant, les Alban étaient riches, très. Ils avaient une bibliothèque. Un lieu de prestige qu’ils ne visitaient jamais. À chaque fois que j’avais du temps libre, je m’y infiltrais et dévorais les bouquins. C’était là que j’avais engrangé toutes mes connaissances. Des connaissances sur le monde Blanc.

Un monde magnifique, fourmillant de valeurs tout aussi magnifiques. La liberté, l’égalité. On ne nous les apprenait pas à l’école. Nous devions êtres soumis aux Blancs, car ils étaient forts, car ils étaient sages, car ils étaient parfaits. Et nous, nègre, nous n’étions que de la patte obscure qu’ils devaient modeler afin qu’on leur ressemble un minimum. Qu’on perde toute identité.

Et ça marchait. J’étais une Aloloise. Une enfant née après l’installation des Blancs. Et pourtant, lorsque les plus vieux parlaient leur langage, je ne comprenais pas. Je ne connaissais que le langage Blanc. Le langage des ennemis. Quand j’entendais ces paroles Aloloises incompréhensibles, ses paroles qui étaient pourtant mes racines, je sentais mon cœur se déchirer.

Il me manquait quelque chose. On m’avait volé quelque chose. J’étais un être incomplet. Un être étrange qui ne savait même pas qui il était. Je ne pouvais prétendre à être comme les Alolois. Je ne pouvais prétendre à être comme les Kalois. J’étais un monstre, un mélange contre-nature, perdu entre deux mondes. J’étais fruit de l’immonde.

Mais c’était de cette immondice que je tirais ma force. Là où les nègres s’écrasaient, je comprenais, j’analysais. Je jouais l’idiote devant les Blancs, c’était ma façon de me rebeller. Un jeu dangereux. Madame Alban ne plaisantait pas lorsqu’elle se mettait en colère ; si j’avais continué à lui répondre, je serais déjà dans un cachot à subir diverses tortures. Il y avait des limites à ne pas franchir.

Cependant, le jeu me lassait. Il ne m’amusait plus. Je voulais plus. Je n’en pouvais plus. Plus je lisais, plus j’engrangeais des connaissances, plus je me cultivais, plus le temps passait, plus je voyais que rien ne changeait ; plus j’enrageais.

Il était temps de passer à l’action. Il fallait appeler à la rébellion. Il fallait retrouver son identité. Car il n’y avait plus d’identité. Les nègres étaient des meubles, des choses échangeables et jetables. Les Blancs parlaient de nous comme s’ils parlaient d’un ensemble de marchandises, ils ne voyaient pas notre identité, notre « je ».

Un « je » qu’il fallait retrouver, qu’il fallait faire ressortir. Le « je » de l’identité. Les Blancs nous avaient réifiés, eh bien, il était temps de se subjectiver. Mais comment convaincre les Alolois qu’ils pouvaient eux aussi faire valoir leur « je » alors que les Blancs les avaient persuadés depuis des années qu’ils n’étaient que « ça » ?

J’arrivais dans la cuisine, je pris servilement la bouteille de vin demandé par madame, je fis demi-tour.

C’était une question dont je ne possédais la réponse. Seule je ne pourrais rien faire, et justement, j’étais seule. C’était frustrant. Je voulais. Je voulais être libre. Je voulais retrouver mes racines. Je voulais savoir qui je suis. Mais je ne le pouvais pas. J’étais contrainte à seulement vouloir, sans pouvoir. J’enfouissais mes rêves, un à un, dans l’enfer de mon cœur. J’enfouissais mon « je », pour ne rester que « ça ».

J’entrai de nouveau sur la terrasse.

— Madame, présentai-je la bouteille.
— Ce n’est pas trop tôt ! grommela-t-elle.
— …
— Vous allez restée plantée là encore longtemps ? Allez ! Dégagez, votre odeur me donne envie de vomir !

Je pris acte de la demande et disparus de sa vue ; et de son nez. Avec le temps, je ne me sentais même plus blessée par ses insultes, insinuations, et sautes d’humeurs, elles étaient aussi naturelles que l’azur du ciel.

Et maintenant, que devais-je faire ? J’avais la chance d’être exclusivement au ordre de madame Alban, son mari ne faisait jamais appel à moi. De même, je n’étais pas une servante classique soumise aux volontés de la gouvernante. En quelque sorte, j’étais la plus libre des prisonnières. Peut-être était-ce là la manifestation d’une sorte d’amour maternel ? Je ne saurais dire.

Normalement, j’usais de cette liberté pour lire. Cependant, depuis peu, la lecture m’énervait. J’étais à bout. Lire des pages et des pages sur la grandeur Kaloise, sur leur bonté, leur gentillesse, leur tolérance, alors que là, juste dehors, mes yeux lisaient la souffrance, l’esclavagisme, la torture, l’écrasement, le déracinement, le supplice, le martyr !

Et parlons en du martyr ! Dans leur livre saint où était censé se trouver la parole de leur fameux Arceus, les Kalois faisaient grand cas des premiers serviteurs du Dieu, qui auraient été martyrisés pour leur religion pendant des siècles jadis ! Les croyants d’aujourd’hui sanctifiaient ces martyrs, les vénéraient ! Ces mêmes croyants qui nous massacraient allégrement actuellement ! Un tel illogisme me dépassait.

C’était cela l’homme Blanc, un être illogique. Il prônait des choses mais faisant l’inverse, il disait nous apporter le savoir mais s’empressait de nous confier faucille ou balai, il disait vouloir notre bien mais ne lâchait pas son fouet. Un être illogique, mais puissant. Très puissant.

De nouveau, ma fibre de révolte résonna, et avec elle, ma frustration. J’avais envie d’exploser. J’en avais tellement envie ! Je voulais crier, beugler, aboyer, vociférer, éructer toute ma fureur ! Cependant, je ne pouvais pas. Il y avait un obstacle, un bouchon, qui empêchait mon volcan d’éclater. La peur. La peur des Blancs. Ils étaient inscrits si profondément dans notre peau que notre instinct nous hurlait de nous ternir à carreau, comme s’ils étaient notre prédateur naturel.

Je ne pouvais pas l’accepter ; j’étais contrainte de l’accepter. Si seulement, si seulement je pouvais juste braver les interdits, juste un peu, juste désobéir…

Soudain, une idée me vint en tête. À ce moment de la journée, madame Alban restait sans bouger à dorer au soleil ; et avec la bouteille que je ne vais de lui apporter, il y avait bon espoir qu’elle s’endorme jusqu’à ce soir. J’avais donc le champ libre.

Oui, c’était le moment où jamais pour braver l’un des interdits ; celui de sortir de la demeure. La dernière fois j’avais pu explorer l’extérieur, c’était pour aller à l’école ; et encore, le voyage était droit, inflexible, rapide.

Malicieuse, je me glissais vers la sortie, prenant bien garde à ce que personne ne me voyait. Je dévalais silencieusement l’escalier, courbait le dos, me déplaçait à pas de Pichu. Brusquement, un bruit me fit sursauter ; je dus plaquer violemment mes deux mains sur ma bouche pour ne pas trahir mes desseins.

Mon cœur battait à tout rompre. Si j’étais aperçu, mon plan tombait à l’eau. Je n’avais pas confiance en les domestiques de la maison. Eux-mêmes ne m’appréciaient pas à cause de ma promiscuité avec madame Alban et aussi, ils n’hésitaient pas à dénoncer les travers de chacun pour se faire bien voir. Il régnait dans cette demeure une corruption ambiante qu’il ne fallait surtout pas ignorer.

— …

Plus bas, deux yeux me fixaient. Deux yeux perfides, noircis d’égoïsme. Je grinçais des dents. J’aurais presque préféré que ce soit un domestique. Non, celui qui se mettait en travers de ma route était bien plus mauvais, c’était le Miaouss de madame Alban.

La simple vue de sa Pokémon me hérissait le poil. Je parlais de corruption, cette sale bête en était l’exemple parfait. Chaque jour, il se plaisait à jouer des mauvais tours aux servants, ce qui leur fallait d’injustes coups de fouets. Je le considérais comme le diable de la maison. Il pouvait frapper n’importe quand, n’importe où, et n’importe qui pouvait se retrouver au cachot par sa faute. Une menace constante. Quand il nous regardait, il semblait ne voir que des jouets à sa disposition ; seule du dédain émanant de ses yeux aiguisés.

Au fil du temps, son corps avait même fini par prendre la couleur de ses cruelles farces, devenant, chaque jour, petit à petit, aussi violet qu’il était violent.

J’hésitais à abandonner mon projet. Le diable avait posé son attention sur moi. Il souriait. Qu’est-ce que cela signifiait ? Je ne savais pas, et ça me terrifiait. Puis, comme un coup de vent, il disparut, sans doute avait-il lui aussi ses propres affaires.

Mon cœur était toujours aussi affolé. J’essayais néanmoins de me calmer. Le Miaouss était parti. Il n’y avait plus de danger. Je pouvais donc continuer ma route. Ce que je fis. Mon cœur ne se calmait pas.


***

 Chacun de mes pas s’enfonçant légèrement dans la terre fraîche me procurait mille sensations. Excitation, culpabilité, ivresse, agitation, crainte, vertige, chaleur, extase ! Tout me semblait nouveau, du simple nuage ivoire aux cailloux argentés, en passant par l’herbe jade. En quittant le manoir, c’était comme si j’avais pénétré un monde merveilleux. Un monde qui n’avait pourtant jamais cessé de caresser mes yeux.

Mais la force du Blanc surpasse le merveilleux. J’entendis des râles, des plaintes, des cris, des claquements ; un terrifiant fracas qui ancra de nouveau ma peau à la terre.

Des nègres, à moitié nu – et encore, si leurs guenilles trouées pouvaient compter comme vêtement – travaillaient sans relâche. Je les apercevais du haut de la terrasse, parfois. À chaque fois, ma rage bouillonnait. Et maintenant que je ne les observais, non pas de haut, mais du même niveau, d’égale à égale ma fureur se démultipliait ; je me mordis la lèvre jusqu’au sang.

Je voulais tellement faire quelque chose pour les aider, ou rien que pour les soulager ! Mais que faire ? Moi, faible jeune fille, m’interposer entre les fouets ? Rosser foule de Blancs et de nègres traîtres à mains nues ? Encaisser les jugements des fusils de ma frêle peau maudite ?

Encore une fois, je ne pouvais que constater mon impuissance. Encore et toujours. Je me répétais sans cesse. Toujours le même schéma. J’enrageais et j’abandonnais.

Il me restait encore du temps de liberté ; poussée par une curiosité malsaine, je m’approchais des esclaves. Car oui, même si les livres parlaient d’abolition de l’esclavage, la colonisation n’est qu’une autre de ses formes, une forme plus politiquement correcte.

Tous portaient sur leur peau les stigmates de l’atrocité. Cicatrices béantes, cloques purulentes ou encore, pour certains, un cadenas fermant leur bouche encore saignante. N’en pouvant plus de la réalité, je m’éloignais.

Je m’éloignais pour découvrir pire. À l’extrémité des champs, des nègres tournait en ronds, au rythme des fouets, chacun portant de lourds sac enchaîné à leur cou. Des Gris – ces nègres corrompus – riaient.

— Avancez chiens ! s’égosillaient-ils. Allez !

Je restais un moment interdit. Quelles étaient le but de la manœuvre ? En quoi faire tourner ses pauvres opprimés en rond rapportait aux Blancs ? Je ne comprenais pas ; il n’y avait rien à comprendre.
C’était juste de la violence gratuite. Aucune utilité. Je le voyais dans leurs yeux, je l’entendais dans leurs rires, les Gris s’amusaient. Ce n’était qu’un jeu. Comme on jouait à malmener des fourmis.

Un nègre s’écroula soudainement, épuisé par sa vie. Les Gris le fouettèrent abondamment, avant de faire appel à un Guérilande qui dansa joyeusement au-dessus du supplicié. En quelques secondes, l’épuisé fut remis sur pied, et retourna à la danse macabre.

Je m’enfuis, à toute jambe. Pas à cause de la cruauté, du sadisme de ce que je venais de voir. Non, ce n’étaient pas nouveau, l’infamie régnait sur les îles, je ne le savais que trop bien.
Si des larmes chaudes coulaient sur mes joues, ce n’était qu’à cause de moi.

Pendant un instant, j’avais trouvé cela normal. Les nègres sont les opprimés. Une réalité accablante, mais qui avait fini par se banaliser. C’était normal que les nègres souffrent, c’était normal que les nègres hurlent, parce que les Blancs les dominaient. C’était normal. Banal. Naturel.

A force de la vivre, cette réalité abominable s’était ancrée dans mon sang. Une fatalité terrible. Je ne voulais pas. Je ne voulais pas d’une réalité pareille ! Et surtout, je ne devais pas, moi, en mon âme et conscience, me laisser emporter par cette banalité.

Mes pleurs m’emmenèrent plus profondément dans la propriété des Alban. Je laissais ma peau s’écraser dans la boue. Je vis mes poings furieux marteler l’humus, du sang couler abandonnement de ma bouche scellée, mes larmes souiller le sol.

— Pehea ʻoe ?

Une étrange voix m’interpella soudain. Pris de panique, mon corps se redressa, et peu à peu, ma raison revint. C’était un nègre ; les torchons qui l’habillaient criaient son statut.

— … qui… qui es-tu ? demandais-je instinctivement.

Le nègre sembla brusquement se méfier, son regard se fit inquisiteur. Ah oui. Évidement, ce n’était pas la première fois. Entre eux, les nègres parlaient leur langue, seuls les traîtres parlait le Blanc. Mais moi, on ne m’avait jamais appris la langue nègre, elle m’était étrangère. J’étais une traîtresse par défaut.

Nous restâmes un bon moment à nous fixer dans le blanc des yeux.

Je sentis mon cœur se déchirer à nouveau.

Pourquoi ? Je ne savais pas. Il y avait quelque chose, quelque chose chez ce nègre, comme s’il m’était familier…

Puis, je le vis. Ses yeux, d’un vert émeraude.

Des yeux que je n’avais jamais vu ailleurs, ailleurs que dans un miroir. Aucun autre nègre n’en possédait, aucun autre Blanc également. Des yeux qui signaient ma singularité, une singularité que je partageais désormais avec ce nègre.

— … Père ?!

Ce mot m’était sortit de la bouche sans que ne m’en rendit compte. Après coup, je me trouvais stupide de l’avoir prononcé. Soyons sérieux un instant, il y avait une multitude de nègres travaillant dans les champs pour les Alban, statistiquement, il était impossible que le premier qui m’adressait la parole soit mon père. C’était sûrement mes fantasmes qui prenaient vie.

— …

Le nègre me regarda plus intensément, son immense carrure meurtrie me surplombait tel un arbre sur l’herbe ; s’il le voulait, il pourrait me briser en deux en un seul geste. Une expression troublée ornait peu à peu son visage.

— Qui… tu es ? prononça-t-il difficilement.

Sa voix me transperça le crâne. Elle aussi, me semblait familière. Et si c’était vrai ? Et si c’était vraiment mon père ? Comment en être sûr ? Et si c’était vraiment le cas, savait-il qu’il avait une fille ? Certainement pas, il était assuré que madame Alban n’irait pas mettre le père au courant.

Le destin. Un autre mot qui me frappa. J’avais toujours ri de ces retournements de situation impossible dans les romans. Mais actuellement, j’en vivais un. C’était le destin qui mettait ce nègre, mon père, sur ma route. Il y avait des chances sur des milliers, et pourtant, s’étaient arrivés. Le miracle était arrivé.

J’avais maintenant la preuve, tout pouvait arriver. Qu’importe l’infime probabilité, il y avait toujours ce facteur « providentiel » qui pouvait tout basculer.

Un retentissement.

Un cri.

Du sang.

Une chute.

Un bruit.

Le silence.

L’arbre tombé révéla les ténèbres derrière lui. Madame Alban, possédée d’un fusil, et un Miaouss jubilant sur son épaule.