001 : Oh Sullivan, you fucking businessman, take care...
Atlas, hein... je n'ai pas pris ce type au sérieux, au départ, et puis je m'en suis mordu amèrement les doigts. Ce voyou anticonformiste avait plus d'un tour dans son sac, et j'aurais peut-être dû me méfier de lui comme me l'avait suggéré Roy. Après tout, les hommes les plus dangereux sont ceux que l'on soupçonne le moins, et cet Atlas ne déroge pas à la règle.
— J. Sullivan —
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Blues Saraceno - Dogs of WarRivamar, 12 mai 1960La chaleur printanière de Rivamar attirait bien des touristes dans cette ville portuaire appréciée, située au sud-est de Sinnoh. Le marché connaissait un franc succès, étant donné que l'on y trouvait sans difficulté des produits venus des quatre coins du monde ; principalement des épices et des tissus colorés, mais aussi des antiquités et quelques appareils électriques bon marché, comme des radios ou, quand on avait de la chance, des téléviseurs à bas prix. L'arène Pokémon, présente depuis la création de la Ligue de Sinnoh, douze ans auparavant, s'était spécialisée dans le type eau, et la championne était sans nul doute l'une des meilleures dresseuses de la région, bien au-dessus de ses sept homologues ; Rivamar était la dernière étape avant l'accession à la prestigieuse ligue.
On pouvait aussi trouver un phare, de luxueux hôtels, casinos et restaurants, ainsi qu'une plage appréciée par les étrangers, mais ce qui nous intéressait, en l'occurence, était la gare de la ville. Un grand bâtiment des années 1920, à l'architecture art déco impressionnante et de toute beauté. Bon nombre de personnes entraient et sortaient de cette bâtisse, en un flot ininterrompu qui faisait tout le charme de ce quartier. Des voyageurs pressés se bousculaient sur les quais, en ne prêtant qu'une attention relative aux autres, mais grâce à la vigilance des agents de sécurité, personne ne tombait sur la voie.
Un train arriva en gare, majestueux véhicule peint en vert foncé, aux dorures scintillantes, ses phares brillant dans la soirée ; la nuit avait déjà commencé à tomber depuis une petite demi-heure, ce qui n'empêchait pas les voyageurs d'affluer. Lorsqu'il s'arrêta, le vrombissement de son moteur s'estompa, laissant place au brouhaha caractéristique du bâtiment, et les portes s'ouvrirent sur des hommes, des femmes, des enfants, et quelques Pokémon les accompagnant, pressés d'enfin pouvoir sentir l'air frais marin de la ville.
Roy Andreivic était un de ceux-là. Trentenaire de taille moyenne, avoisinant le mètre soixante-quinze, il portait un accoutrement sobre ; chemise d'un blanc immaculé, pantalon de costume brun retenu par des bretelles, cravate noire et chaussures de ville de la même couleur. Son visage franc d'homme loyal et direct, rasé de près, dégageait un certain charme, et son regard gris profond ne devait pas y être étranger. Pour compléter le tableau, une courte chevelure d'un noir de jais, parfaitement peignée.
Ce citoyen exilé de Russie depuis une dizaine d'années, passant inaperçu parmi la foule de personnes ayant quitté le train, portait une valise volumineuse sans trop de difficulté. Il revenait tout juste d'un entretien avec un chef d'entreprise qui parlementait avec son patron depuis plusieurs semaines, et, malheureusement, les nouvelles n'étaient pas aussi bonnes qu'escomptées. Il redoutait un peu la confrontation avec son supérieur direct, mais à la réfléxion, ce n'était pas sa faute, et donc, il n'y avait aucune raison que monsieur Sullivan rejette sa frustration sur lui et se mette à l'engueuler copieusement. Il n'eut de toute façon pas vraiment le temps de s'interroger davantage, car une main se posa sur son épaule ; il s'arrêta et se retourna brusquement pour apercevoir le visage familier de son chef.
John Sullivan avait un physique plutôt banal. Un peu plus grand que son bras droit, approchant des quarante ans, il portait toujours des costumes de luxe impeccables ; en l'occurence, un noir rayé de fines lignes blanches, accompagné d'une cravate rose à motifs rouges. Ses courts cheveux bruns gominés et parfaitement peignés en arrière allaient à merveille avec ses yeux d'un bleu aussi clair que le ciel de Sinnoh, mais dont le regard pouvait être très sombre par moments. Il arborait une très fine moustache et un sourire charmant qui lui octroyait beaucoup de succès auprès de la gent féminine — bien que nombre d'entre elles fussent attirées par sa fortune colossale.
"Monsieur Sullivan, souffla Roy Andreivic avec un sourire pincé. Je ne pensais pas que vous viendriez vous-même m'accueillir à la gare.
— Que ne ferais-je pas pour vous, mon bon ami... vous êtes suffisamment important à mes yeux pour que je vous offre cette considération ; et puis, ce n'est pas comme si j'étais débordé, en ce moment.
— Certes oui, monsieur, je vous remercie. Les affaires vont bien, ces temps-ci ?"
L'autre haussa doucement les épaules, sans se départir de son sourire. Le brouhaha du bâtiment ne s'était toujours pas atténué, et ils devaient parler plutôt fort pour se faire entendre l'un de l'autre, aussi sortirent-ils. La fraîcheur de la nuit fut bénéfique à l'arrivant, qui avait passé plus de cinq heures dans le train reliant Unionpolis à Rivamar. Il faisait rarement de longs trajets, mais à chaque fois, ça le lassait très vite, de se retrouver le cul collé contre un siège, avec pour seule distraction la compagnie de quelque autre passager agréable pour faire la conversation ; souvent, les autres n'étaient pas aussi instruits qu'il pouvait l'être.
Les rues, bien que moins peuplées qu'en journée, fourmillaient toujours d'activité. Les néons colorés des diverses enseignes brillaient dans la nuit, éclairant le ciel d'un bleu foncé. Des couples ou des groupes d'amis déambulaient pour se rendre aux derniers spectacles à la mode, et quelques piliers de bar se rendaient dans leurs établissements favoris pour se faire exploser la panse à coup de whiskey, de vodka ou autre alcool fort. L'homme riche en costume de luxe embrassa du regard cette vision qui lui rappelait chaque jour son succès ; il avait contribué à faire de cette cité portuaire un lieu touristique de choix, en y bâtissant ses hôtels de luxe et grands casinos, et petit à petit, avait su s'implanter un peu partout dans la région pour acquérir des millions de pokédollars.
"Vous voyez, Roy, c'est bon, de revenir après une semaine loin d'ici, n'est-ce pas ?
— Eh bien, oui, vous avez raison, Unionpolis était un peu trop calme à mon goût... rien à voir avec Voilaroc, qui est presque aussi divertissante que Rivamar, admit le russe avec un sourire.
— Je suis navré d'avoir dû vous y envoyer, je me rends compte que ça a pu être difficile pour votre femme et vos enfants...
— Bah, n'en parlons pas, je préfère autant oublier tout cela et profiter au mieux de mon retour ici, monsieur Sullivan."
L'entrepreneur acquiesça tranquillement, et son sourire s'élargit, dévoilant des dents blanches parfaitement alignées. Les deux hommes s'installèrent dans la voiture noire garée tout près de la gare, et le chauffeur qui les attendait démarra sans attendre.
"C'est le bon esprit, Roy, c'est le bon esprit, admit-il. Eh bien, dites-moi, les nouvelles sont bonnes ?"
L'exilé soupira doucement, conscient que le moral de son employeur baisserait sensiblement en entendant les mauvaises nouvelles qu'il avait apprises à Unionpolis. Mais il se le répéta une énième fois ; ce n'était pas sa faute et John n'avait aucune raison de s'en prendre à lui.
"Monsieur Wade n'a pas voulu signer le contrat, et je crains qu'il ne soit jamais disposé à le faire. A la vérité, il m'a reçu d'assez mauvaise grâce et vous a même qualifié de lâche car vous ne vous êtes pas présenté vous-même à son bureau."
Sullivan se contenta d'un haussement de sourcils guère éloquent, et alluma une cigarette ; l'odeur de fumée emplit le véhicule.
"Je me doutais bien que ce vieil arrogant refuserait mon offre ; il me méprise bien trop.
— Toutes mes excuses, j'aurais peut-être dû me montrer plus persuasif...
— Non, vous n'y êtes absolument pour rien, Roy, répliqua John. C'est moi qui devrais vous présenter des excuses pour vous avoir envoyé là-bas durant une semaine, et tout ça pour rien.
— Oublions cette histoire, voulez-vous..." soupira le russe.
Un hochement de tête répondit à sa question, et ni l'un ni l'autre ne prononcèrent un mot jusqu'à ce que la voiture arrive à sa destination ; le chauffeur arrêta le véhicule devant un immense hôtel, situé tout près de la côte. On pouvait presque entendre le bruissement des vagues, si l'on tendait l'oreille. Le grand bâtiment art déco s'étendait sur une trentaine d'étages. Il appartenait à Sullivan, et il s'agissait d'ailleurs du premier hôtel qu'il avait fait construire ; il y possédait son bureau, et un étage entier lui était alloué lorsqu'il ne vivait pas dans sa villa un peu plus loin.
Andreivic observa le grand immeuble, enthousiaste ; une semaine loin de chez lui, c'était long, et il devait l'admettre, retrouver la silhouette familière de cet hôtel le réjouissait. L'homme d'affaires au costume rayé jeta nonchalamment sa cigarette sur le trottoir, et le devança, passant les grandes doubles portes. Le hall était fastueux. La plupart des habitants de Rivamar n'avaient jamais vu un tel étalage de richesse ; statuettes en or massif, sol de marbre avec des motifs typiquement modernes, lustres d'argent et de cristal... Les membres du personnel, vêtus de costumes luxueux, saluaient tous John Sullivan avec déférence, comme des esclaves face à leur maître tout puissant. Mais il n'en était rien, il se montrait toujours affable et sympathique avec n'importe lequel de ses employés ; en public tout du moins.
"Je suis content de retrouver cet endroit, monsieur, vraiment. Unionpolis était d'un ennui tel...
— Je ne peux pas vous contredire sur ce point. Elle est un peu à l'image de Cornelius Wade, ce vieux briscard est l'un des plus influents du conseil d'administration de la ville.
— ...en plus d'être un hypocrite idiot et à moitié sénile, grommela l'européen.
— Sur ce point-ci également, je ne peux qu'être d'accord avec vous", ricana John avec un sourire sarcastique.
Les deux hommes empruntèrent l'un des cinq ascenseurs du hall, pour monter jusqu'à l'un des derniers étages, où se trouvait le bureau de l'entrepreneur. Les couloirs étaient tout aussi beaux que le reste, et le bureau ne faisait pas exception. Il s'agissait d'une grande pièce, à la lumière tamisée qui filtrait, en journée, à travers les rideaux de couleur rouge bordeaux. De grandes fenêtres ainsi qu'une double porte donnaient sur un large balcon, d'où on avait une vue imprenable sur la mer, et si l'on regardait bien, on pouvait même apercevoir l'île où se tenait la Ligue de Sinnoh, au loin. Plusieurs fauteuils semblant confortables étaient installés de part et d'autre du grand bureau en chêne, sur lequel se trouvaient, bien ordonnés, quelques livres et documents, une lampe et un cendrier en argent.
Une grande bibliothèques s'étendait derrière le bureau, remplie d'ouvrages divers, allant des livres d'Histoire aux romans classiques, en passant par quelques traités de médecine ou livres de droit ; mélange bien hétéroclite. John Sullivan s'installa à son fauteuil et invita Roy à s'asseoir en face de lui, servant à son subalterne, puis à lui-même, un bon verre de scotch. Le russe en prit une gorgée — décidément, il préférait de loin la vodka — et sourit, sortant sa Pokéball de sa poche et la faisant tourner entre ses doigts, chose qu'il faisait souvent.
"J'ai croisé votre ami journaliste, du Sinnoh News, Bobby Marlowe, finit par dire le plus jeune des deux.
— Ce bon vieux Marlowe, comment il va ? s'enquit John avec un sourire, plantant ses yeux bleus dans ceux gris de son interlocuteur.
— Eh bien, je l'ai trouvé un peu soucieux. Je ne sais pas si vous avez lu l'édition du 7..."
Sullivan plissa les yeux ; de légères rides se creusèrent sur son front, alors qu'il réfléchissait et tentait de se souvenir du journal datant de cinq jours.
"Cet article à propos d'un soldat de la Grande Guerre qui veut changer l'âme humaine ou je ne sais quelle sottise ? Atlas, c'est ça ? Honnêtement, il n'y a pas lieu de s'inquiéter à ce sujet, ce ne sont que des balivernes. Marlowe a bien dit, dans sa note en bas de l'article, qu'il s'agissait juste d'un homme voulant faire parler de lui et qui serait vite oublié. C'est le cas, Roy, ne vous en faites pas.
— Je me permets tout de même d'émettre quelques doutes, parce que cet homme me semblait bien convaincu par ses idées. Je doute que ce soit simplement un soldat rendu fou par la guerre et ce qu'il a vu au front."
John haussa les épaules et vida son verre de scotch, qu'il reposa délicatement sur le bureau, puis lança un regard désintéressé à travers la fenêtre ouverte ; la nuit se faisait plus noire au dehors. Andreivic semblait un peu anxieux, faisant tourner plus frénétiquement sa sphère bicolore entre ses mains.
"Patron, au sujet de... les dernières cargaisons sont arrivées ?
— On les a reçues hier matin, et elles ont été déchargées presque immédiatement, parce que les flics se multiplient ces temps-ci, aux alentours du port... heureusement qu'ils n'ont pas encore eu l'occasion de fouiller mes bateaux, admit distraitement l'homme d'affaires en allumant une nouvelle cigarette.
— Vous ne semblez pas inquiété par tout cela, s'étonna le russe.
— Je devrais l'être ? Vous vous en faites bien trop, Roy. Si personne n'a découvert que je ne devais pas ma fortune uniquement à mes hôtels et mes casinos, la police n'a aucune chance de trouver des preuves contre moi."
L'homme aux cheveux noirs ne pouvait pas totalement y croire. Il tira nerveusement sur l'une des bretelles qui retenaient son pantalon brun, ne cessant de regarder Sullivan, parfaitement serein et imperturbable.
"Si un de nos gars parle... certes, ils ne savent pas énormément de choses, mais s'ils balancent votre nom ou le mien, une bonne partie du commerce va s'écrouler. Et on se retrouvera sous les verrous, surtout.
— Certes oui, mais je vends des Pokémon rares, des armes et des drogues depuis plusieurs années déjà, et j'ai une certaine expérience dans le métier, alors pour le moment, je reste confiant en mes capacités. Si la police vient, je saurai l'accueillir comme il se doit."
Le visage détendu de John finit par convaincre son bras droit ; après tout, il fallait qu'il aie confiance, on ne se jouait pas de John Sullivan facilement. Roy Andreivic put commencer à apprécier pleinement son verre de scotch, après cette journée harassante passée dans le train. Il était de retour à la maison, parmi les siens.