Prélude : Sinnoh News, édition du 07/05/1960 : ATLAS ?
"Dans les tréfonds de l'âme de chacun se trouve une noirceur telle que même la plus éblouissante des lumières ne pourrait pas l'éclairer ; aucun homme, aucune femme, aucun enfant, aucun Pokémon n'est exempt de cette part obscure. Quand l'homme de foi du village vous dit qu'il peut vous absoudre, effacer toute trace de péché ancrée en vous, il profère un mensonge ; le sait-il ? Je n'ai pas la réponse à cette question. Certains en sont certainement conscients, d'autres vivent dans l'ignorance du fait qu'ils se détournent de la vérité. Moi, je suis des premiers. J'ai vu ce qui caractérise vraiment l'âme, et mes yeux n'oublieront pas cette image.
C'est arrivé pendant la Grande Guerre. Ce nom pompeux est la dénomination que l'on donne au conflit ayant opposé les forces Conservatrices et les forces Progressistes, durant toute l'année 1959 et les premiers mois de 1960. La première faction était constituée des régions de Johto, Sinnoh et Unys, qui avaient toujours connu une politique dure mais efficace ; à l'inverse, Kanto, Hoenn et Kalos vivaient sous une régence relativement souple mais manquant cruellement de fermeté, et donc propice au développement rapide de la criminalité. Si cette guerre porte ce nom, c'est que malgré sa courte durée, jamais l'Histoire de notre continent n'a connu pareille hécatombe.
Originaire de Sinnoh, je fus donc mandaté, en décembre 1959, par l'armée Conservatrice, qui manquait cruellement d'effectifs. Aux côtés des soldats de carrière se trouvaient mêlés journalistes, épiciers, avocats, libraires, musiciens... sans distinction, nous étions tous mélangés dans diverses unités, sous le commandement de véritables militaires compétents, qui nous voyaient davantage comme des boulets à se trimballer aux chevilles que comme des atouts venus en renforts. Je dois admettre qu'ils n'avaient pas tort ; je ne savais même pas comment charger un pistolet avant d'être envoyé au camp d'entraînement d'un mois visant à nous apprendre les rudiments de la guerre.
"Cours plus vite, sinon tu feras trois kilomètres supplémentaires !" me répétait l'instructeur en éducation physique.
"Un handicapé chargerait ce fusil avec plus de succès ! Même ma grand-mère borgne viserait mieux que toi, pauvre gratte-papier !" me réprimandait fréquemment l'instructeur en tir.
Toutes ces remontrances n'avaient pas d'effet réel sur moi et mon état d'esprit ; j'étais toujours le même bureaucrate craintif, ce pauvre courtier en assurances qui n'avait pas d'ambition particulière dans la vie, outre trouver une femme et fonder une famille avec elle, acheter une belle voiture et une grande maison où couler mes vieux jours. J'étais en tous points ordinaire, et n'avais aucun intérêt dans cette guerre stupide, ce conflit idéologique qui ne me concernait pas le moins du monde. J'étais certes davantage un Conservateur qu'un Progressiste, comme la majorité des habitants de Sinnoh, mais ça ne faisait pas de moi un homme engagé pour ma patrie ; je préférais de loin me terrer dans mon modeste appartement plutôt que d'aller au front prendre des balles qui étaient destinées aux politiciens de ma région plutôt qu'à moi.
Sitôt que le rude mois hivernal toucha à sa fin, le général qui supervisait notre formation nous envoya au front, sur le Mont Chimnée, à Hoenn, pour assister les forces déjà présentes et remporter la bataille. Contre toute attente, notre arrivée sur les lieux fut salvatrice pour l'armée Conservatrice, car nous parvînmes à nous débarrasser des forces adverses sans trop de problèmes. Sans doute la présence de quelques prodiges du tir parmi nous, militaires improvisés, nous aida grandement. Mais ce qui me dégoûta le plus fut sans nul doute le fait de devoir recourir au meurtre de Pokémon ; l'armée Progressiste envoyait ces créatures au combat contre nous, et, évidemment, pour survivre et rendre notre patrie fière, nous devions les tuer.
Ma première victime fut un Galifeu que j'abattis d'une balle dans le crâne. Mes doigts tremblaient et peinaient à maintenir mon fusil en place, après que je vis les chairs exploser et les tissus organiques se répandre alentour, dans une flaque de sang et de morceaux de corps. Ma tête se mit à me faire mal, ma vision se brouilla et je ne pus voir qu'en noir et blanc ce qui m'entourait pendant un moment. Les restes du Pokémon étaient d'un noir d'encre, et à ce moment-là, je crus bien voir toute la noirceur de l'âme ; je le crois toujours. Cette guerre a fait de moi quelqu'un d'autre, et je le compris, la première fois que j'ai volé la vie d'un soldat ennemi sans ressentir de remords.
La guerre se poursuivit jusqu'en avril 1960, mais à cause d'une blessure grave à l'épaule, je fus démobilisé fin février. Le fait de quitter le front, mes camarades, cette vie dangereuse sans confort, cela m'a semblé être une délivrance telle que j'ai dormi une journée entière, plus paisiblement que jamais, sur le lit d'hôpital inconfortable qui m'était alloué.
Lorsque le conflit a touché à sa fin, grâce à un traité de paix signé par les six représentants désignés, un pour chaque Etat concerné, la vie a repris son cours, à Sinnoh comme partout ailleurs sur le continent. Tout a été oublié pour tout le monde, sauf pour nous, les soldats s'étant battus au front pour une idéologie qui ne nous concernait peut-être même pas. Cauchemars, épisodes dépressifs, troubles psychologiques... j'ai eu la chance de ne pas être atteint par tout cela. Moi, ce qui m'a touché, c'est la clairvoyance. J'ai compris à quel point l'âme humaine peut-être pervertie et immonde, et j'ai décidé de changer cela. Qui je suis ? Cela n'a aucune importance, et n'en aura probablement jamais. Ce que je fais, je le fais pour le genre humain et non pour moi.
Vous pouvez m'appeler Atlas."
Commentaire du rédacteur en chef :
Ce texte anonyme nous a été envoyé par un excentrique visiblement tourmenté par les affres de la guerre. Je ne prétends pas détenir la vérité absolue, n'étant qu'un journaliste là pour informer la population et non pour l'endoctriner avec mes opinions, mais il me semble clair que cet homme — cet "Atlas", s'il tient à cette dénomination — est juste un soldat parmi d'autres, traumatisé par ce qu'il a pu vivre au front. Si je le qualifie d'excentrique, c'est dans sa manière de parler de ce qu'il a vécu et des effets que cela a pu avoir sur lui ; jamais un militaire ayant survécu à un massacre tel ne s'est livré à de telles élecubrations philosophiques sur l'âme humaine.
Cet homme est-il sain d'esprit ? C'est une question à laquelle un spécialiste de la psychologie pourrait répondre, mais je n'en suis pas un.
Cet homme dit-il vrai, quand il affirme vouloir changer l'âme humaine ? C'est une question à laquelle Dieu pourrait répondre, si tant est que notre seigneur Arceus le veuille bien.
Qui est Atlas ? Sans doute un type ayant voulu faire parler de lui un petit moment, et qui sombrera dans l'oubli tôt ou tard.
R. Marlowe.