034 - Ce bon vieux Sander
Un verre rempli de vin à la main, Riley Black s'installa dans le canapé du salon, aux côtés du rouquin dubitatif qui venait lui-même de vider son verre. La trentenaire aux longs cheveux noirs et aux yeux d'or en but une gorgée, et se tourna vers lui, croisant ses jambes pour être assise plus confortablement.
"Eh bien, ça ne va pas ? Tu as l'air absent."
Pour toute réponse, l'agent de police sous couverture haussa les épaules, et s'enfonça un peu plus dans le canapé confortable, observant les quelques tableaux disséminés dans le salon. Il ne se sentait pas du tout chez lui, dans cet immense manoir appartenant au ministre de la Justice, mais celui-ci avait insisté pour que tous ses subalternes proches restent à portée de main. Chaque fois que les cristaux qui pendaient aux lustres tintaient, Edward avait l'impression étrange qu'il pourrait tomber à tout moment et l'écraser de tout son poids, tandis qu'il se viderait peu à peu de son énergie vitale. Il grimaça, à cause d'une migraine qui commençait à s'installer dans son crâne.
"J'ai un peu mal au crâne. Ca va, c'est rien, finit-il par répondre.
- T'étais où, hier soir ? Je t'ai cherché.
- Oh, ce type, ce Sander... on a traîné dehors un moment, et on a fait un combat. Je savais pas que t'étais là, hier, je te croyais partie.
- Je ne suis jamais loin", souffla-t-elle.
Elle termina son verre de vin, après avoir fait tournoyer doucement le liqude à l'intérieur du récipient, sous les yeux attentifs de son collègue, qui n'avait rien de mieux à faire que d'observer. Riley le posa sur la table, dans un léger tintement, et s'étira longuement, étant tout juste levée.
"Alors comme ça, t'as combattu Sander... je parie qu'il t'a laminé, avec sa fameuse technique de combat particulière. Il fait ça à tout le monde, et il nous massacre à chaque fois, le bougre...
- Ouais, il est... spécial, disons... admit le rouquin.
- N'aie pas peur de dire qu'il est complètement bizarre, je crois que tout le monde partage ton avis."
Edward secoua légèrement la tête.
"J'aurais pas dit ça. Il est pas juste bizarre, je sais pas... C'est un excentrique, il a l'air très sympa comme ça, mais au fond, il doit être dangereux.
- On l'est tous, en tant que criminels, observa la femme aux cheveux noirs, un léger sourire en coin sur le visage.
- Certes, mais... en plus d'être dangereux, il est imprévisible, je le sens. Il faut faire attention, avec lui.
- Il est déjà loin, maintenant, en chemin pour tenter de récupérer la formule. On n'a pas à s'en faire, notre rôle consiste simplement à attendre qu'il ait réussi ou échoué. Si tel est le cas, on prendra le relais. Howard attend beaucoup de Sander, il le considère comme un assassin d'exception."
Le policier sous couverture hocha la tête, bien que sceptique. Il aurait davantage vu cet homme excentrique en smoking comme un cambrioleur aux méthodes spectaculaires que comme un assassin. Mais lui aussi, de toute évidence, cachait bien son jeu derrière une façade, un masque qu'il portait en permanence. Dans un sens, Edward s'inquiétait un peu pour Walter et son groupe ; bien qu'ils soient des criminels, ils semblaient tout de même relativement raisonnables, et bien moins dangereux que le Juge et son empire mafieux.
"Tu ne doutes pas de ses capacités ? Je veux dire, il a été nommé comme remplaçant d'Esther, mais on ne sait pas vraiment ce dont il est capable, en dehors de son talent particulier pour les combats de Pokémon.
- Oh, détrompe-toi, je sais qui il est, et ce qu'il sait faire. On peut qualifier Sander d'illusionniste", assura Riley.
x x x
La lumière ne filtrait que sous forme de minces rayons, passant à travers les planches de bois durement fixées aux fenêtres, signalant l'état d'abandon de la demeure. Une odeur de renfermé régnait dans la pièce, le plancher craquait chaque fois qu'elle faisait un mouvement, ainsi ligotée sur sa chaise, et l'impressionnante quantité de poussière la faisait tousser toutes les cinq minutes. Linda ne comprenait pas ce qui s'était passé. Elle s'était réveillée, assise là, mais n'avait aucun souvenir de ce qui avait bien pu se produire avant cela.
Elle se rappela brusquement de l'individu étrange qui était venu la voir, avant qu'elle ne sombre à nouveau dans l'inconscience sous l'effet du sédatif. Un grand jeune homme de son âge, bien habillé, l'air affable et sympathique, mais qui pourtant était armé de cette fine et longue tige de métal, cette aiguille... il lui avait parlé de... elle cherchait encore de quel mot il s'agissait. Lobotomie, peut-être ? Oui, c'était ça, il avait évoqué une lobotomie transorbitale, mais lui avait aussitôt assuré qu'il ne lui ferait rien de ce genre-là. Devait-elle le croire ? Elle ne savait pas ; son esprit était encore très embrumé, et elle ne parvenait pas à réfléchir posément. Et puis, c'était quoi, au juste, une lobotomie transorbitale ? Elle le lui demanderait, s'il revenait, pour être fixée.
"Eh, vous ! Je sais que vous êtes là, quelque part !" cria-t-elle, dans l'espoir que l'homme se montre.
La seule réponse qu'elle obtint fut l'écho de sa propre voix, répercuté sur les murs de la grande pièce vide et sombre. Elle soupira, et tenta une nouvelle fois de bouger, mais ses membres étaient tout engourdis, probablement à cause du sédatif, et la chaise grinçante était plus lourde que prévu, donc presque impossible à bouger. Les liens qui la retenaient lui brûlaient la peau, et lorsqu'elle bougeait ne serait-ce qu'un peu, c'était encore pire, comme si on lui écrasait des cigarettes fumantes sur les bras. Un vrai calvaire que ces épaisses cordes tressées, songeait-elle.
"C'est pas vrai... merde..."
Elle pensa soudainement à son frère et à ses amis. Ils devaient se faire un sang d'encre pour elle, sachant qu'elle avait disparu, et peut-être qu'ils viendraient la chercher... mais comment ? Avaient-ils un moyen de savoir où elle se trouvait ? Ou bien s'étaient-ils faits enlever, eux aussi ? Elle n'eut pas davantage de temps pour se plonger dans ses réfléxions, car la lourde porte grinça, lui vrillant les oreilles, et son charmant geôlier apparut, l'air aussi avenant que dans son souvenir. Une Lippoutou se trouvait derrière lui, gesticulant comme si elle dansait.
"Mademoiselle Linda.
- Qui êtes-vous, à la fin ? Où est-ce qu'on est ? Qu'avez-vous fait des autres ?
- Une question à la fois, je vous prie... soupira-t-il. Je suis Sander Dowell, remplaçant d'Esther parmi les Quatre, et voici Pamela, ma coéquipière. Nous sommes actuellement près d'Arpentières, dans un vieux manoir abandonné ayant la réputation d'être hanté.
- Hanté ? répéta-t-elle, incrédule.
- Quant à vos amis, ils devraient arriver d'un moment à l'autre, et tomberont dans mon piège, si tout se passe comme prévu."
La blonde écarquilla les yeux, à la fois stupéfaite et horrifiée. Tout cela n'était qu'une machination pour entraîner Walter dans les filets de cet assassin. Elle servirait d'appât pour que ses amis et son frère viennent à lui. Un plan diaboliquement ingénieux, s'il était bien orchestré. Visiblement, ce Sander savait ce qu'il faisait. Avant de quitter la pièce, suivi de près par Pamela, sa Lippoutou qui ne tenait pas en place, il lui adressa un sourire.
"Navré d'avoir à vous utiliser de la sorte, mademoiselle. Ce n'est pas mon genre, mais j'obéis aux ordres qui me sont donnés. N'y voyez rien de personnel."
Linda voulut répliquer, mais la porte se referma sur un silence assourdissant. Ses doutes et ses peurs vinrent de nouveau assaillir son cerveau bouillonnant qui ne demandait qu'un tout petit peu de répit ; malheureusement, trop d'inquiétudes la tiraillaient, et elle ne se sentirait soulagée qu'en sachant les autres hors de danger. Elle ne supporterait pas qu'ils risquent leur vie pour elle.
x x x
Le petit avion se posa à l'aéroport minuscule d'Arpentières, et tous les passagers en sortirent. Pressés, Walter, Liz et Will quittèrent en toute hâte le bâtiment, craignant qu'il ne soit arrivé quelque chose de grave à Linda. Leurs pas ne produisaient aucun son sur la terre volcanique sèche et rouge de la petite ville reculée. Les habitants locaux, au train de vie tranquille, observaient ce trio hétéroclite qui se dirigeait d'un même pas en direction du vieux manoir hanté, chose que peu de monde osait encore faire.
"Hey, ralentissez un peu, vous voulez bien ? A se presser inutilement, on ne fera que se fatiguer, et on aura plus aucune ressource pour affronter ce qui nous attend au manoir."
La remarque de Walter interpella les deux autres, qui cessèrent de marcher pour se tourner vers lui. Liz était hargneuse, les poings serrés, elle semblait vouloir en découdre avec ce mystérieux personnage qui avait enlevé Linda. Quant à Will, il avait la mâchoire crispée et ne disait mot depuis tout à l'heure, nerveux. Le voleur, bien entendu, voulait retrouver son amie, mais évitait de laisser transparaître ses émotions, ce qui pourrait entraver le bon déroulement de leur mission de sauvetage.
"Ecoutez, j'ai envie de retrouver Linda autant que vous, mais si on se précipite, on risque de faire des conneries, et si on fait des conneries, j'ai pas besoin de vous dire ce qui va arriver, pas vrai ? Alors voilà comment on va procéder. On va marcher tranquillement jusqu'au manoir hanté, vous allez reprendre votre calme, et on va s'occuper comme il faut de cet imbécile heureux qui nous a fait cet affront. Est-ce que ça vous convient ?"
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, et hocha la tête, amère. Il avait raison, elle ne pouvait pas se permettre de se laisser emporter sous prétexte qu'une amie — elle avait fini par la considérer comme telle, au fil des épreuves traversées — était en danger. Qui sait quel énergumène effrayant ils allaient affronter, cette fois ? Le blond se contenta de baisser la tête et de regarder un moment le sol, perturbé.
"Ouais. Je te suis, finit-il par dire, à l'adresse de son ami.
- Oh, je m'attendais à ce que tu fonces tête baissée comme un con... mais tant mieux, je préfère te savoir en bonne compagnie. En route !"
L'air enjoué que Walter s'efforçait d'afficher laissait ses deux compagnons de marbre. Il se tut, voyant bien que ses tentatives pour détendre l'atmosphère se solderaient toutes par un échec cuisant. Le trio marcha, à une allure tout de même assez rapide, jusqu'à la maison dite hantée, longeant un large sentier de terre battue entouré d'une végétation hésitante et irrégulière.
Une fois qu'ils furent arrivés sur la propriété, un nouveau problème se posa ; la grande grille en fer forgé était solidement fermée par de lourdes chaînes reliées par un cadenas imposant. Le terrain, s'étendant de part et d'autre de la demeure, était tapissé d'herbes folles et de cendre volcanique venue du mont Renenvers, situé à proximité. Walter s'approcha et essaya de faire bouger les chaînes, mais elles étaient bien trop volumineuses pour être retirées.
"Laisse, je vais m'en occuper, soupira Will en saisissant la Pokéball de son Tartard.
- Range moi ça !" grommela le voleur.
Interloqué, le blond obtempéra et rangea la sphère bicolore dans sa poche. Sous le regard attentif autant qu'étonné de Liz, le brun s'approcha de son ami, une expression inhabituellement sérieuse sur le visage. Quoi qu'elle puisse en dire, la jeune femme lui préférait largement son sourire en coin moqueur, plutôt que cet air sombre.
"Will, écoute, je sais que tu veux qu'on retrouve Linda au plus vite, mais... ça serait pas discret du tout, de défoncer le portail à coup de Dynamopoing. Tu nous foutrais juste un peu plus dans le pétrin, en faisant ça. Alors reste calme, on va se contenter d'escalader la barrière et on va la chercher, ça marche ?"
Le frère jumeau de Linda acquiesça, troublé, mais reconnaissant.
"Merci... merci d'être là, de me soutenir, Walt.
- Je serais quoi, si je te laissais dans la merde ? Allez, reprends-toi, vieux."
Sans attendre de réponse de la part de son ami, le voleur s'approcha du portail et, sans difficulté, grimpa avec agilité pour se retrouver de l'autre côté. Il aida ses amis à se réceptionner, et tous trois traversèrent le jardin inhospitalier, jusqu'à la porte imposante du manoir. Walter, précautionneux, colla son oreille contre le lourd battant de bois, mais aucun son ne lui parvenait, en provenance de l'intérieur. Lentement, il abaissa la poignée, et la porte daigna s'ouvrir sur un grincement sonore.
"On fait vite fait du repérage, et ensuite, on se sépare, ça vous convient ?" chuchota-t-il.
Les deux autres acquiescèrent, faute d'avoir une autre idée. Le hall principal était pourvu d'un escalier qui menait au premier, et de deux couloirs débouchant sans doute sur les ailes latérales de la maison. Liz fut impressionnée par la couche de poussière recouvrant les quelques meubles encore présents. Jamais, même lorsqu'elle vivait dans la rue, elle n'avait vu un endroit si poussiéreux.
Après avoir sommairement visité les lieux, comme convenu, les trois amis se séparèrent en deux groupes, Walter allant seul d'un côté, et les deux autres explorant l'étage. Will marchait devant, un petit couteau à cran d'arrêt dans la main, prêt à protéger Liz en cas de problème. Celle-ci, tenant fermement la Pokéball de Porygon-Z, le suivait sans broncher, rendue anxieuse par le craquement des vieilles marches de bois.
Lorsque le blond poussa la porte menant au couloir de l'étage, la jeune femme sentit une boule se former dans sa gorge atrocement sèche. Quoi qu'il y ait ici, elle ne le sentait pas bien du tout. Elle avait une étrange impression qui ne cessait de lui hanter l'esprit.
"J'entends des pas... souffla Will en s'arrêtant.
- T'es sûr ?" s'étonna Liz, l'imitant.
Elle tendit l'oreille, et effectivement, le son caractéristique de pas feutrés se rapprochait. Elle brandit sa Pokéball, prête à l'envoyer, mais lorsqu'elle distingua le visage de la silhouette maintenant visible, elle se raidit et se stoppa dans son élan. Cela faisait déjà treize ans, mais elle l'aurait reconnu entre mille.
"San... Sander..."
Le sourire affable de l'homme s'élargit, tandis que les yeux de la jeune femme s'écarquillaient, devant un Will interloqué. Ces deux-là se connaissaient ? Impensable. Pourtant, l'attitude de Liz ne trompait pas.
"Désolé de te revoir dans de telles circonstances, Liz Bradley...", souffla le type aux cheveux noirs, l'air sincèrement peiné.