Apocalyptica de Drayker

« Il est mort, Lina. Lâche-le. »

La jeune fille, en pleurs, s'accrochait au cadavre de Thrak sous le regard désapprobateur de Will. Cela faisait plus d'une heure qu'elle restait ainsi, refusant de laisser le colosse s'en aller. Voyant qu'elle ne réagissait pas, Will s'approcha et la saisit par les épaules.

« Il faut le laisser partir.
- Dégagez, grogna-t-elle. Laissez moi.
- Il est mort. Ça ne sert à rien de s'accrocher à lui comme ça.
- DÉGAGEZ ! » hurla Lina, démente.

Elle le repoussa aussi violemment que le lui permettait sa maigreur extrême. Will grommela, mais la laissa tranquille. Elle finirait par comprendre.

~*~
Après avoir passé plusieurs heures accrochées au cadavre du géant au teint mat, Lina finit par accepter que Will emmène le corps.

« Il faut l'enterrer, décréta-t-elle, la voix tremblante. Je vais le faire.
- Non. Tu tiens à peine debout. On va l'incinérer.
- Il faut l'enterrer !
- Tu veux que le premier Mascaïman venu dévore son cadavre ? » rétorqua l'homme en emmenant le chariot sur lequel se trouvait la dépouille de Thrak.

Incapable de protester, Lina le suivit en titubant à travers le dédale de couloirs, jusqu'à une salle qui ressemblait vaguement à une morgue. Le carrelage était froid, et le mur face à l'entrée était percé de nombreuses alcôves fermées par des portes percées d'une fenêtre. Au prix de grands efforts, Will réussit à placer le corps du colosse dans l'une des alvéoles, et en referma la porte. Il appuya sur un bouton près de l'alcôve, et à travers la vitre, Lina vit des flammes jaillir et lécher le corps sans vie de Thrak.

Elle resta plantée devant la vitre, incapable de se détacher de ce spectacle. Il était étrange de voir Thrak allongé là, au milieu des flammes. Avec un dégoût macabre, Lina constata que si les vêtements du colosse brûlèrent rapidement, ses chairs, elles, semblaient résister.

En grognant, Will pianota sur l'écran de contrôle et les flammes redoublèrent d'intensité. Elles dansaient en se pavanant autour du corps de Thrak, sans que rien ne change.

Lina entendit l'homme marmonner quelque chose dans sa barbe broussailleuse. Elle l'observa du coin de l’œil, et le vit discuter avec quelqu'un qu'elle ne voyait pas, fixant le mur comme s'il allait lui répondre.

« Tu crois ? grommelait-il à voix basse. Hybride roche ? Mmh. »

Ce type est complètement taré, se dit Lina.

Will finit par abandonner et sortit de la pièce. Lina, elle, était clouée sur place, incapable de détacher son regard des flammes qui peinaient à laisser son ami s'en aller. C'était un spectacle macabre, mais l'écrasante culpabilité et le désespoir qui enserraient son cœur la rendait incapable de se détourner.

Il ne mérite pas ça.

Il fallut cinq ou six heures pour que la crémation de Thrak s'achève. Lorsque Will revint dans la pièce, il trouva Lina recroquevillée sur le carrelage, en pleurs.

~*~
Les jours qui suivirent la mort de Thrak furent incroyablement difficiles. Lina, cloîtrée dans sa chambre, avait l'impression de devenir folle. Elle pleurait, dormait, se réveillait pour voir un nouveau plateau repas déposé près de son lit, puis se remettait à pleurer.

Elle avait demandé à voir ses compagnons.

« Ils ne sont pas remis. Sanae s'occupe d'eux. Il ne faut pas la déranger. Tu les verras quand elle aura fini. » lui avait répondu l'homme.

Alors elle attendait. La seule chose qui n'avait pas changé était sa faim ; elle dévorait ses repas tel un Pokémon sauvage affamé. Elle s'en voulait d'être aussi vorace. Ne perdait-on pas l'appétit en période de deuil ? Elle se sentait coupable d'être aussi affamée, mais son instinct lui hurlait de se jeter sur cette nourriture offerte.

Elle se sentait terriblement seule. Elle avait tenté de sortir et de trouver elle-même ses compagnons, mais elle était trop faible pour se déplacer seule, et elle avait invariablement fini par se perdre dans le dédale des couloirs du bunker.

La solitude lui pesait terriblement. La majorité du temps, Will lui apportait ses repas pendant qu'elle dormait, et elle ne voyait personne. L'ennui et l'isolement l'angoissaient. Et si Kate, Joshua et Jade étaient morts ? Et si cet homme barbu qui parlait seul n'était qu'un dégénéré qui voulait la retenir le plus longtemps possible ?

Les rares fois où elle croisait Will, il répondait à peine à ses questions, l'air ailleurs. Pour une raison que Lina ne s'expliquait pas, l'homme semblait ne pas l'aimer. Pourtant, il l'avait sauvée, non ?

Plusieurs fois, elle le vit parler seul à voix basse. Ses lèvres remuaient comme s'il s'adressait à quelqu'un, mais il n'y avait personne. Personne d'autre qu'elle et ce fou qui s'occupait d'elle, mais la retenait contre son gré.

Et puis, un jour, alors qu'elle l'interrogeait une énième fois sur le sort de ses compagnons, Will avait proposé un marché.

« Sanae est partie se reposer. Je te laisserai les voir, mais d'abord, je veux que l'on parle. » avait-il dit alors que Lina n'y croyait plus.

Elle n'avait aucune idée du temps qu'elle avait passé seule dans cette chambre aseptisée. Des jours ? Des semaines ? Elle avait compté dix plateaux repas. Ou était-ce vingt ?

Aussitôt, elle avait accepté. Elle n'avait même plus la force de protester, de poser des questions, de demander comment il osait monnayer une simple visite à ses compagnons.

Les questions de Will étaient simples.

« Qui est Lyrian ? »

Je ne sais pas. Un monstre. Un dieu. Un connard.

« Quel âge as-tu ? »

Vingt-et-un ans. Je crois. J'ai perdu le fil.

« Y a-t-il des hybrides parmi tes amis ? »

« Quelles sont leurs capacités ? »

Elle lui avait parlé de Kate.

« Comment as-tu survécu, après l'apocalypse ? »

« Comment as-tu rencontrés les autres ? »

« Ce ruban noir, qu'est-ce que c'est ? Pourquoi est-ce que tu y tiens tant ? »

« Que vous est-il arrivé avant que vous arriviez jusqu'ici ? »

Elle lui avait tout raconté. De la mort de Stasie jusqu'à leur arrivée au bunker. Elle avait caché les détails intimes, comme sa tentative de suicide.

« Combien as-tu tué d'êtres humains ? »

Elle lui avait avoué qu'elle avait perdu le compte.

Leur échange avait duré longtemps. Will, assis sur une chaise, avait trituré sa barbe sauvage pendant de longues secondes, examinant Lina d'un regard perçant. Il était peut-être taré, mais il était loin d'être idiot. Il la jaugeait. Il la jugeait. Il la condamnait, peut-être. Elle ne lui faisait pas confiance, mais visiblement, lui aussi se méfiait d'elle.

Puis, au bout d'un silence qui parut interminable, il avait parlé.

« Je sais que ce n'est pas facile. Je sais que tu te méfies de moi. Et tu as probablement raison. Je t'avais dit que je répondrais à tes questions. Vas-y. Demande-moi ce que tu veux. Après, on ira voir tes amis. »

Lina avait cligné des yeux, peinant à comprendre.

« Vous me voulez du mal ? avait-elle demandé.
- Non, répondit immédiatement Will. Si c'était le cas, j'aurai laissé l'Apocalyptica te tuer, là-dehors. Pareil pour tes compagnons. »

La naïveté de sa question fit prendre conscience à Lina de l'état dans lequel elle se trouvait. Elle était plus perdue qu'une petite fille. Elle ne s'était jamais sentie aussi vulnérable, aussi perdue. Elle était ridicule.

Reprends-toi, ma vieille.

Inspirant profondément, elle se ressaisit et tâcha de trouver des questions moins enfantines.

« C'est quoi, un Apocalyptica ?
- Le grand projet de X-Corp. Et de Taylor. »

Son visage s'assombrit, et l'espace d'un instant, il fut ailleurs, comme s'il se remémorait un souvenir douloureux.

« J'ai encore du mal à comprendre ce qu'il s'est passé, reprit-il après quelques instants de flottement. Je sais qu'il y a plusieurs années, X-Corp s'est lancée dans l'étude des transmissions de gène entre humains et Pokémon. Les applications étaient diverses. Militaires, bien sûr, mais pas que. Tu as parlé à leur I.H.M., non ? Il a dû vous raconter ça. Augmentation des capacités humaines, super-soldats, espionnage, mais aussi avancées médicales.
- Ils expérimentaient sur des gens, grogna Lina.
- Oui. Ils promettaient aux condamnés de les soigner de leur maladie incurable via un traitement révolutionnaire, ils offraient aux prisonniers à perpétuité de réduire leur peine en aidant la science. Ils ont fait un très beau travail de propagande. Et Taylor les aidait.
- Pourquoi ? Pourquoi est-ce que le Chancelier participait à ces horreurs ? Il avait été élu par les gens !
- C'est là que ça coince. Il avait massivement investi dans la société. Il avait pris de gros risques, et pas que financiers. Si ses liens avec X-Corp avaient été découverts, il aurait été poursuivi en justice et probablement enfermé, Chancelier ou pas. Et pourtant, il a continué. Mais il ne s'intéressait pas aux projets d'hybridation classiques. Il a exigé que les meilleurs généticiens de la société bossent sur un projet secret, même au sein de X-Corp.
- Le projet Apocalyptica.
- Oui. Je ne sais pas en quoi ça consistait, ou pourquoi Taylor y tenait tant que ça, mais on en connaît tous les deux les résultats. Des hybrides capables de choses que l'on ne peut même pas imaginer. Tu verras quand tu rencontreras Sanae. Elle t'expliquera ça mieux que moi.
- Pourquoi est-ce que je ne l'ai toujours pas vue ?
- Elle a passé son temps à s'occuper de tes amis jour et nuit. Maintenant, il faut qu'elle récupère.
- Ça fait combien de temps que je suis ici ?
- Bientôt trois semaines. »

Lina accusa le coup.

« Comment vont les autres ? demanda-t-elle sans se démonter.
- Ils sont en vie, et stables, mais ils ne se réveilleront pas tout de suite.
- Pourquoi est-ce que je n'ai pas pu les voir avant ?
- Il ne faut pas déranger Sanae. Elle a besoin d'énormément de concentration. »

La jeune fille ne répondit rien et mit quelques secondes à réfléchir à sa prochaine question. Elle ne croyait pas que cet homme lui mente, mais on n'était jamais trop sûr. C'était un étranger, et il se comportait de manière trop bizarre pour qu'elle puisse accorder sa confiance, même après les révélations qu'il venait de faire et sa volonté manifeste de mettre les choses à plat.

« Lyrian s'est soigné d'une balle dans la tête du jour au lendemain. Pourquoi est-ce qu'elle a mis autant de temps à guérir les autres, votre Sanae, si elle est comme lui ? critiqua-t-elle.
- Je ne crois pas que tous les Apocalyptica sont égaux. Sanae a peut-être plus de mal à soigner, mais elle a d'autres talents. »

Lina frissonna. Elle s'en rappelait vaguement. La femme aux cheveux blancs n'avait même pas cillé lorsque Lyrian s'était jeté vers elle à pleine vitesse. Elle n'avait même pas eu besoin d'esquisser un seul geste, et pourtant l'hybride avait été projeté en arrière, comme s'il avait rencontré une force invisible.

Lyrian était déjà incroyablement dangereux, et cette Sanae l'avait vaincu ? Y avait-il une limite à leur puissance ?

« Lyrian. Il est où ? Il est mort ? »

L'homme gratta sa barbe et fixa un point par-dessus l'épaule de Lina. Cette dernière se retourna, mais il n'y avait rien d'autre que le mur. Qu'est-ce qu'il regardait ? Il était encore en train d'halluciner ?

Après un temps de réflexion, Will secoua la tête en signe de dénégation.

« On ne tue pas un Apocalyptica, lâcha-t-il comme s'il s'agissait d'une maxime.
- Vous avez aussi répondu ça, quand on s'était parlé la dernière fois. Pourquoi ?
- Ils sont les fruits d'un projet génétique mené par les plus grands génies de notre époque, avec des moyens financiers quasi-illimités et l'appui du Chancelier, expliqua le barbu. Ils ont été créés pour ça, Lina. Créés pour être aux humains ce que les légendaires sont aux autres espèces de Pokémon. Tu as vu ce dont était capable Lyrian. Sanae est encore plus puissante. Aucun arme, aucun Pokémon, aucun hybride ne peut vaincre un Apocalyptica.
- Même un autre Apocalyptica ?
- Peut-être. Je ne vois pas quoi d'autre, de toute façon. Mais pour répondre à ta question, Sanae n'a pas tué Lyrian. Il s'est enfui dans le désert quand il a vu qu'il n'était pas de taille. Elle aurait pu le poursuivre, mais mieux valait qu'elle s'occupe de vous.
- Alors cet enculé est encore quelque part, là-dehors… grommela Lina.
- On est en sécurité, ici. Et s'il revient, Sanae s'occupera de lui.
- Il y en a combien, de ces foutus Apocalyptica ?
- Sanae est le sujet 27. C'est tout ce que je sais. »

Il s’apprêtait à ajouter autre chose, mais se ravisa. Lina s'arrêta un instant, pensive. Elle avait jadis eu du mal à croire à l'existence des hybrides comme Kate ou Thrak ; elle avait été forcé d'admettre que les croisements entre humains et Pokémon existaient quand elle avait été témoin de leurs capacités extraordinaires. Et maintenant, elle commençait à peine à comprendre à quel point ce n'était rien comparé à ce dont étaient capables ces Apocalyptica…

« L'Arcanin, se rappela soudain la jeune fille. C'était vous ?
- Il s'appelle Fenrir, acquiesça Will. Je me suis dit que vous pourriez avoir besoin d'aide.
- Comment vous avez su qu'on arrivait ?
- Demande à Sanae. C'est elle qui m'a prévenu. Quand elle m'a dit que vous étiez sur la route, j'ai envoyé Fenrir vous chercher et vous ramener ici. Il est arrivé juste à temps, visiblement.
- On l'a perdu de vue pendant la tempête. Il est ici ?
- Oui. Il est revenu avec un Riolu, qui n'a pas quitté le chevet de Jade depuis son arrivée ici. »

Le silence retomba quelques secondes, pendant lesquelles Lina s'efforça d'assimiler toutes ces informations.

« Pourquoi ? Pourquoi nous aider ? Qu'est-ce que vous avez à y gagner ? » questionna-t-elle finalement, sur la défensive.

Le barbu croisa les bras et la regarda d'un air impassible.

« Rien. Je ne vous ai pas recueillis pour exiger quoi que ce soit de vous. Le monde est en ruines. Il faut s'entraider si l'on veut survivre. C'est tout. »

Lina plissa les yeux, dubitative.

Des hommes qui lui avaient promis de ne rien exiger d'elle, elle en avait rencontrés, dans sa vie.

Et à chaque fois, ils n'avaient jamais tenu leur promesse.