004 - Ethan Sterling
Le crayon grattant le papier était le seul son audible dans la pièce. L'homme écrivait à toute allure, son cerveau bouillonnant, tournant à plein régime. Cette journée avait été riche en découvertes au laboratoire, et il en était ravi. Depuis quelques temps, ça n'avançait plus dans ses recherches, mais aujourd'hui avait été un tournant majeur dans ces expériences qu'il entreprenait depuis plusieurs mois. Il devait rapidement trouver quelque chose de fiable pour la sauver. Il ne tolérerait pas que tous ces efforts soient vains.
Il relut les notes qu'il venait de rédiger de son écriture fine et élégante, quoiqu'un peu illisible à cause de la précipitation, et esquissa un très léger sourire, chose qu'il n'avait plus fait depuis longtemps et à laquelle il ne semblait plus donner trop de sens ces derniers temps. Mais il pouvait se le permettre une seconde, car aujourd'hui, il avait bien travaillé et ses recherches prenaient une tournure appréciable. Il s'autorisa même une cigarette et un verre de rhum pour se récompenser de cette dure journée. Son moment de détente fut de courte durée cependant, car il entendit des pas se rapprocher, et la porte s'ouvrit sur un homme de stature imposante, qui n'attendit pas d'invitation pour venir à sa rencontre.
"Vous pourriez au moins frapper avant d'entrer. Ce n'est pas la politesse qui vous étouffe."
L'autre ricana de sa voix rauque et s'approcha suffisamment de la faible source lumineuse pour que son visage soit visible. Il avait des traits imprécis, durs, qui lui donnaient comme un air animal, et ses canines plus pointues que la normale n'y étaient certainement pas pour rien. Ses yeux d'un marron presque noir semblaient sans fond, et ses cheveux longs attachés en une queue de cheval contribuaient à cet air faussement négligé qu'il tentait de se donner, de même que sa barbe de trois jours. Sa tenue n'était constituée que d'une chemise blanche, surmontée d'une veste en cuir et d'un jeans délavé, le tout lui donnant l'apparence, à quelques détails près, d'un biker chevronné. Rien à voir avec l'homme calme qui venait de le réprimander.
"Pourquoi venir ici aujourd'hui ? Vous avez enfin fait ce que je vous ai demandé ?"
Constatant que le grand type ne lui répondait toujours pas, il se leva à son tour, jusqu'à ne se trouver qu'à un mètre de lui. La différence de taille était plutôt frappante. Alors que le colosse dépassait certainement les deux mètres, le scientifique avait bien quinze ou vingt centimètres de moins. Il inspirait toutefois le respect, et on ne saurait pas si cela était dû à cet air sérieux sur son visage, ou bien à ses yeux gris clairs perçants, ou encore à cette aura qui émanait de lui. Contrairement à son interlocuteur, qui ne disait mot, il se dégageait de lui une certaine élégance, et ce n'était pas uniquement dû à son costume impeccable, ni à sa montre hors de prix. Ses cheveux bruns bien peignés et son visage relativement séduisant ajoutaient un côté noble au personnage.
Après quelques instants, qui parurent durer une éternité, le grand homme à la queue de cheval finit par répondre, de sa voix grave, rocailleuse.
"Je l'ai fait, ouais. Mais avant de discuter, je veux ma paye.
- Vous manquez cruellement de bonnes manières..." soupira le scientifique.
Il retira cependant une liasse de billets de la poche intérieure de sa veste, et la tendit au colosse, qui n'attendit pas une seule seconde avant de se mettre à compter, ce qui arracha une grimace exaspérée à son employeur. Mais après tout, s'il avait choisi ce type, c'est qu'il était l'un des plus rentables.
"Vingt-cinq, trente, trente-cinq... quarante mille, tout y est. Parfait, boss. Des questions à propos de l'enlèvement ? Je suppose que vous savez déjà tout, non ?
- Pas exactement. J'aimerais savoir en détail ce qu'il s'est passé. Ce serait dommage que vous ayez commis une erreur et que cet argent ne vous serve plus à rien."
L'homme en costume avait dit cela d'un ton extrêmement calme, mais cela suffit à alarmer le colosse, qui savait pertinemment ce que cette déclaration impliquait. Il était peut-être un peu stupide, mais pas assez pour ne pas relever le sous-entendu à peine voilé.
"J'ai fait ce que vous m'avez dit, j'ai enlevé la fille, vu qu'elle n'a pas voulu dénoncer Freeze. Il avait déjà quitté les lieux, je n'ai trouvé personne dans le musée.
- Vous êtes certain de tout me dire, monsieur Kane ?"
Le grand gaillard déglutit. Quelque chose dans son regard avait dû le trahir. A moins que ce type lise dans les pensées, ce qui était tout bonnement inconcevable. Les pouvoirs surnaturels, ça n'existait pas. Il se ressaisit et décida de ne pas cacher davantage la vérité. Ce serait dommage de se faire descendre après avoir récupéré un tel pactole.
"J'ai bien dû lui tirer une balle tranquilisante assez puissante dans l'épaule, mais j'ai mal visé et touché un point sensible.
- Et vous avez laissé du sang derrière, je suppose ?
- J'avais pas le temps de nettoyer, vous auriez fait la même chose à ma place, pour sauver votre peau ! se justifia le mercenaire.
- Au contraire, je ne vous reproche rien. Ce sera beaucoup plus facile pour Freeze de retrouver notre trace ainsi, et nous n'aurons aucun mal à lui soutirer ce que nous cherchons.
- Parlez pour vous, moi, j'ai fait mon boulot, c'est bon."
Le regard que lui lança son employeur lui fit comprendre qu'il n'avait pas à discuter. Il n'avait rien à dire, s'il recevait des ordres, il se devait de les exécuter, ça n'allait pas plus loin. Même si, au fond de lui, une petite voix lui hurlait de déguerpir au courant, loin de cet homme mystérieux dont il ne savait rien de plus que le nom.
"Bon. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de plus pour vous ? Je vous préviens, ça va vous coûter pas mal de fric."
Cette déclaration ne sembla pas perturber le moins du monde le scientifique, qui sortit davantage de billets de sa poche. De nouveau quarante mille pokédollars, que le mercenaire observait avec envie. Non, finalement, il le ferait, ce boulot. Jamais il n'avait été mieux rémunéré que par ce type, en quarante ans d'existence. Quarante mille, ça représentait environ ce qu'il gagnait chaque année du temps où il était un homme respectable. Et maintenant, il se faisait la même somme d'argent bien plus rapidement grâce à ce travail certes discutable, mais pas difficile pour lui. Il s'en irait une fois qu'il aurait assez d'argent pour vivre dans le luxe sous les cocotiers de Papeloa sans besoin de travailler pour le restant de ses jours.
"Vous resterez à mon service jusqu'à ce que cette affaire soit réglée, c'est tout. Je vous paierai ponctuellement.
- Bon, si ce n'est que ça. Je crois que je peux m'en sortir.
- Et, je veux que vous le sachiez, je vous surveille. S'il vous prend l'envie de déserter, je le saurai, soyez-en certain."
Le colosse haussa les sourcils, et tenta de dissimuler son malaise derrière un sourire carnassier, qui dévoilait ses canines pointues.
"Bien, patron."
Il se retourna pour s'en aller, mais l'homme en costume l'interpella de nouveau.
"Une dernière chose, Kane. Où est-elle ?
- Qui ça ? La fille ? Je l'ai confiée à une infirmière, elle va bien. Et ses Pokémon aussi.
- Parfait. Rentrez chez vous, il se fait tard.
- Ouais... à plus, m'sieur Sterling."
Freddy Kane ne se fit pas prier pour quitter la pièce sombre, trop intimidé par son employeur, qui pourtant ne s'était pas emporté une seule seconde. A vrai dire, personne ne l'avait jamais vu en colère parmi ses subalternes, et aucun n'en manifestait la moindre envie. Il parvenait à les effrayer grâce à seule présence. Un avantage qu'il avait su exploiter pour obtenir tout ce qu'il voulait d'eux.
Une fois le bruit de pas totalement disparu, il termina le verre de rhum encore à moitié rempli posé sur la table, et se tourna dans une direction où il semblait ne rien y avoir.
"Je sais que tu es là, et ça ne me plaît pas que tu espionnes mes conversations, Esther."
Un léger rire féminin et gracieux retentit, mais la personne qui se dissimulait dans l'ombre ne se montra pas.
"Ethan, ne me dis pas que ma présence te gêne ? Ne sois pas comme ça, voyons. Je m'en fiche, de ce stupide mercenaire. Je ne suis ici qu'en tant que scientifique et amie, tu n'as rien à craindre de moi."
Ethan Sterling soupira, las.
"Je ne sais pas ce que tu fais vraiment ici, mais je sais qui tu es. Et je n'hésiterai pas à me servir de cette information pour te discréditer si tu viens à me poignarder dans le dos. Esther n'est qu'un pseudonyme, et il ne te protégera pas éternellement.
- Tu te trompes, répliqua la femme. C'est bien plus qu'un pseudonyme. Esther... est le nom que j'ai donné à mon véritable moi, celui que je suis obligée de dissimuler au grand public pour ne pas compromettre mon business illégal.
- Qu'est-ce que ça change, au fond ? Tu es malhonnête envers toi-même. A quoi bon cacher ton vrai toi ? Tu n'as pas besoin d'être une icône du combat Pokémon, si ça ne t'intéresse pas plus que cela."
Elle ricana de nouveau, peut-être un peu plus distinctement cette fois-ci, et prit un ton beaucoup plus sévère.
"Ne me fais pas la morale, Ethan. Toi aussi, tu te mens. Qui est vraiment le véritable Ethan Sterling ? Est-ce l'homme froid et calculateur, ou bien...
- Assez. Laisse-moi tranquille, je n'ai pas la force de débattre avec toi, répliqua le trentenaire, catégorique.
- Bon. Si c'est ce que tu veux."
La jeune femme prit congé, le laissant là, seul dans une pièce à peine éclairée. Il se laissa tomber sur la chaise la plus proche et se prit la tête dans les mains, en proie à une violente migraine. Cela lui arrivait de plus en plus souvent, ces temps-ci. Sa vie n'était qu'une succession de tourments, et il causait le malheur autour de lui. Mais bientôt, il réparerait sa plus grosse erreur, et il aurait besoin de Walter Leary, le voleur connu sous le pseudonyme de Freeze, pour arriver à ses fins. Qu'il le veuille ou non, il l'aiderait à accomplir son objectif. A quoi bon se donner tout ce mal, sinon...
Ethan se servit un autre verre, décidant de noyer sa mauvaise humeur dans l'alcool pour un temps. Il était certain que Freeze viendrait à lui, tôt ou tard, pour élucider la disparition de sa partenaire, qui avait causé l'échec de son braquage au musée de Maillard. Car ils étaient pareils, tous les deux. Ils ne supportaient plus l'échec.