III - Tensions diplomatiques
Ce jour-là, au laboratoire, on recevait un invité peu commun, puisqu'il s'agissait d'un représentant du gouvernement, donc, par extension, un supérieur de tout le monde au Complexe d'Etudes sur le Rêve. On devait courber l'échine devant lui, sinon, on était mal vu, et on s'attirait inutilement des ennuis dont on ne voulait pas le moins du monde. Tous le personnel se trouvait réuni dans la salle de conférence du grand bâtiment, qui n'avait plus été utilisée depuis des années. Mais lors de la remise en état du complexe, on avait aussi restauré cette immense pièce au plafond haut, remplie de rangées de chaises. Le quart de la salle devait être occupé, au maximum. Sur l'estrade, le superviseur des recherches ainsi que sa femme attendaient, anxieux, la venue de l'homme qui avait apparemment besoin de discuter de choses importantes avec eux. Ils connaissaient bien la réputation de leur invité, et craignaient pour leur étude scientifique.
"Tu es certain que ça va bien se passer ? Je commence à douter de plus en plus... murmura Rachel à son époux.
- Je pense que si nous avons des arguments, il ne pourra rien contre nous dans l'immédiat. Il faut juste le convaincre avec des mots, rien de plus.
- Là, c'est ton domaine, Malcolm, je n'y connais rien.
- Laisse-moi donc faire, d'accord ? Tout ira bien."
Après ce bref échange, ils se murèrent de nouveau dans un silence religieux, écoutant d'une oreille distraite les bavardages des chercheurs dans l'assistance, et guettant de l'autre l'arrivée de leur important visiteur, qui commençait à se faire désirer. Mais bien sûr, la ponctualité n'avait jamais vraiment été son point fort. On ne lui disait rien, car il savait remettre les impudents à leur place, et avec une force remarquable ; il ne mâchait jamais ses mots, en d'autres termes.
"Je ne comprends pas vraiment l'intérêt de tous nous rassembler ici, monsieur Orwell..." fit soudainement remarquer Oryse, la jeune stagiaire du laboratoire.
Malcolm haussa un sourcil, étonné qu'on ne lui pose la question qu'après tout ce temps. Certains parmi tous les scientifiques réagirent également à la remarque de l'adolescente, qui attendait visiblement une réponse. L'homme songea que, de toute façon, il n'était nullement pressé, au vu du retard conséquent du visiteur.
"Eh bien, c'est simple. Nous travaillons tous ensemble sur cette étude en plus de nos heures de boulot habituelles, car ce sujet nous intéresse. C'est notre projet, nous serons donc là tous ensemble pour le défendre face à un représentant du gouvernement qui ne voit pas nos activités d'un très bon œil. D'autres questions ?"
Personne ne manifesta la moindre objection, et la question fut donc laissée de côté. Lorsque, finalement, l'homme que tout le monde attendait arriva, Malcolm Orwell murmura un "Alléluia" qui ne manqua pas de faire sourire son épouse, qui était pourtant assez stressée depuis le matin à l'idée de cet entretien. Mais Rachel se montrerait courageuse. Après tout, elle aussi, elle y tenait, à cette étude sur les rêves. Pas autant que son mari, certes, mais suffisamment pour se défendre face à ce type excentrique qui marchait dans leur direction.
A vrai dire, il ne ressemblait pas vraiment à l'idée que l'on pouvait se faire d'un représentant du gouvernement. Une crinière de cheveux roux hirsutes, attachés en queue de cheval, accompagnés d'une paire d'épais sourcils noirs surmontant un regard sévère, attirait déjà bien l'attention. Sans oublier le pantalon de toile trop court, les sandales d'été et le poncho de style mexicain. Il arborait également sa ceinture de Pokéball, fièrement, comme une écharpe. Lorsqu'il se fut suffisamment approché pour lui serrer la main, Malcolm, qui devait bien mesurer un bon mètre soixante-quinze, eut l'impression de se retrouver face à un géant. En effet, l'homme atteignait au moins les deux mètres.
"Bonjour à vous, docteur Orwell. Je suis ravi d'enfin pouvoir vous rencontrer en personne.
- Euh... oui, bienvenue au Complexe d'Etudes sur le Rêve. Souhaitez-vous faire une visite, ou bien..."
Le trentenaire ne parvenait pas vraiment à garder son sérieux face à ce qui semblait être l'une des figures d'autorité de la région. Il l'avait déjà vu à la télévision ou dans les journaux, et savait à quoi s'attendre, et pourtant, il doutait sincèrement de pouvoir se fier à cet étrange énergumène. Rachel prit les devants.
"Monsieur Goyah, je vous en prie, je me charge de vous faire faire le tour des installations, si vous...
- Inutile, la coupa sèchement l'homme à la crinière rousse. Je ne suis venu que pour une seule chose."
L'atmosphère sembla devenir pesante, tout à coup, et tous les scientifiques dans l'assistance, qui se trouvaient pourtant à une distance respectable de l'estrade, purent le sentir aussi bien que les deux superviseurs de l'étude qui faisaient face à ce géant en poncho. Lequel se gratta le menton avec un air désabusé.
"Je vous ai fait peur, ou quoi ? Détendez-vous un peu !
- C'est une question très sérieuse que nous traitons, monsieur, nous ne plaisantons pas. Ce projet nous tient trop à cœur pour que nous l'abandonnions, répliqua Malcolm, déterminé à ne pas se laisser marcher sur les pieds.
- Mais, qui parle d'abandonner le projet ? Je ne vous empêcherai pas de le mener à bien. J'admets que ça m'intrigue, moi aussi."
Tout le monde dans la salle sembla ne plus rien comprendre à la situation. Pourtant, cet homme n'appréciait pas particulièrement la science, et n'avait aucun intérêt à laisser l'étude se poursuivre. Rachel pencha la tête sur le côté, un peu perdue, et s'adressa au représentant du gouvernement.
"Pourriez-vous nous expliquer précisément la raison de notre venue ?
- J'avoue que je suis dans l'ombre, moi aussi... ajouta son époux.
- Rien de plus simple. Je suis juste venu vous conseiller de libérer Mushana."
Evidemment. Goyah était un très fervent écologiste qui défendait plus que tout les droits des Pokémon. Et donc, il n'appréciait pas de savoir qu'un Mushana était enfermé dans une cuve pour servir de sujet de test à des scientifique désireux de reconnaissance. Mais les Orwell ne diraient pas leur dernier mot, de même que les chercheurs qui les aidaient dans ce projet. Oryse en particulier y tenait énormément.
"Libérer Mushana ? Cela nous retarderait considérablement dans nos recherches", se contenta de répondre Malcolm, pragmatique.
Mais Goyah n'en avait cure. Il ne souhaitait pas savoir un Pokémon exploité de la sorte uniquement pour satisfaire leur soif de connaissance. Il s'agissait d'un être vivant, avec une conscience propre et des sentiments. Naturellement, cela n'intéressait aucunement ces hommes et ces femmes de science qui ne juraient que par les analyses, les chiffres et les preuves sur lesquelles s'appuyer. Il n'y parviendrait peut-être pas. Mais il n'abandonnerait jamais, cela, il en était certain.
"Faites-moi au moins visiter le complexe. Nous discuterons de tout cela plus tard, si vous le voulez bien. J'espère parvenir à vous faire entendre raison."
Il murmura cette dernière remarque à mi-voix, et le superviseur de l'étude lui offrit un sourire sarcastique en retour. Orwell n'allait pas être un homme facile à convaincre.
"Le monsieur effrayant veut vraiment que vous abandonniez le travail ?" demanda le garçon aux cheveux verts, l'air inquiet.
Oryse cessa un instant de prendre des notes dans son calepin, et se tourna vers Rachid, qui traînait de plus en plus souvent au laboratoire pour venir voir Mushana. Les deux s'entendaient très bien, malgré le fait que le Pokémon passe la plupart de son temps à l'intérieur de sa cuve, ce qui l'empêchait de passer du temps avec l'enfant. L'adolescente sourit.
"Non, bien sûr que non. Tes parents vont sans doute passer une fois qu'ils en auront fini avec la visite, pour voir comment se porte Mushana.
- Tu me rassures, j'ai eu peur.
- Tu serais peiné de ne plus revoir ton ami Pokémon, c'est ça ?" en déduit la stagiaire à la longue tignasse noire, en remontant ses grosses lunettes.
Le garçon hocha la tête et se blottit contre son amie, ayant besoin de réconfort. Il se doutait bien qu'il y avait des chances que le Complexe d'Etudes sur le Rêve ferme ses portes si Goyah n'était pas assez satisfait. Et Rachid ne pouvait s'empêcher de songer à cette terrible éventualité. Il ne souhaitait pas être séparé de Mushana, ni d'Oryse. Ils étaient un peu comme sa famille, en plus de ses parents et de ses frères, Armando et Noa.
"Dis Oryse ?
- Oui ?
- Un jour, on sera capable de voir nos rêves, à nous aussi ?"
La jeune fille se mit à réfléchir, intriguée par la question de l'enfant, puis hocha la tête. S'ils parvenaient à percer le secret des rêves de Pokémon, nul doute qu'ils en feraient de même avec ceux des humains. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais le son caractéristique de l'ouverture d'une porte magnétique attira leur attention. Malcolm Orwell marchait dans leur direction, l'air épuisé. Ses cheveux bruns étaient complètement désordonnés et il arborait une expression lasse.
"Monsieur Orwell ! Vous vous sentez bien ?" s'enquit Oryse, inquiète.
L'homme balaya toutes les inquiétudes de la stagiaire d'un simple geste de la main, et se dirigea d'un pas assuré vers la cuve de Mushana.
"Papa ?
- Je t'écoute, Rachid.
- Il y a un problème avec Mushana ? Tu as l'air préoccupé..." fit remarquer le jeune garçon.
L'homme se souvint de la discussion que Goyah et lui avaient eue, et haussa les épaules.
"Il a peut-être quelques soucis de santé, c'est tout. Va rejoindre ta mère, je dois en discuter avec Oryse.
- D'accord..."
A contrecœur, Rachid quitta la grande pièce, laissant les deux chercheurs seuls derrière lui. Il était inquiet pour son ami, mais il se contenterait d'écouter les conseils de son père, pour l'heure. Il ne pouvait rien faire, alors que lui, il était le superviseur de l'étude, et donc le plus à même de régler les problèmes.