005 : A l'orée de la folie
L'immense bureau, situé au trente-deuxième étage d'une très haute tour de verre en plein cœur de Safrania, était désert. Les baies vitrées donnaient une vue imprenable sur toute la capitale. Son occupant devait se sentir puissant, dominant ainsi la ville de sa hauteur. Sur le grand bureau d'ébène, une multitude de feuilles de papier étaient éparpillées, dont un dossier brun marqué d'un tampon rouge disant "confidentiel". Sans doute un énième dossier top secret connu seulement d'une poignée de personnes à travers la région. Un long manteau noir était accroché au portemanteau, situé immédiatement à droite de la porte d'entrée. Le silence régnait en maître sur la pièce spacieuse, comme s'il contrôlait tout.
Après de longues minutes, la pièce fut de nouveau baignée d'une lumière tamisée agréable. Quelqu'un entra, d'un pas assuré, et accrocha une veste bleue marine à côté du manteau, pour aller s'installer rapidement sur le fauteuil derrière le bureau. L'homme avait une cinquantaine d'années, et était encore bien portant. Plutôt grand, il se tenait toujours bien droit, martial, comme un militaire. Ce qu'il avait été une trentaine d'années plus tôt. Les traits durs, il paraissait sévère, mais son regard gris foncé prouvait une droiture exceptionnelle. Ses cheveux, roux il y a quelques années, étaient déjà devenus grisonnants avec l'âge, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir l'air tout à fait respectable. Le président Winzer Deling, dirigeant de Kanto depuis presque six ans, en était arrivé à la moitié de son second mandat en tant que tel. Il ne pourrait se présenter qu'une dernière fois avant de terminer définitivement sa carrière politique plus qu'honorable.
Il parcourut rapidement les gros titres du journal qu'il avait amené avec lui, et soupira, une main soutenant sa tête. Il en avait l'habitude, maintenant, mais voir toutes ces nouvelles peu réjouissantes au sujet du Saint Culte de Giratina le décontenançait toujours autant. Cette fois, en revanche, il s'agissait d'une tout autre nouvelle ; en effet, deux membres de la secte avaient été retrouvés morts dans une ruelle de Céladopole le matin-même. Le premier avait eu les rotules brisées, et le second avait été abattu d'une balle dans le crâne. Deling ignorait qui pouvait bien être l'auteur de ce massacre, mais il le remercia silencieusement. En effet, c'était montrer à la population de Kanto que ces dégénérés fanatiques n'étaient pas infaillibles.
Mais bon, de toute manière, cette affaire n'était plus de son ressort. Plus directement du moins, depuis qu'il avait engagé neuf Agents tous plus spéciaux les uns que les autres, et ce afin de mener à bien l'annihilation pure et simple de cette secte d'allumés ne jurant que par Giratina. Peut-être que cela donnerait l'illusion à la populace qu'il faisait quelque chose pour eux, et il pourrait ainsi redorer un peu son blason. Car le président n'était pas franchement apprécié des habitants de la région, ça non. Bien qu'il soit un homme d'honneur, ayant beaucoup fait pour sa nation lors des dernières guerres, il avait trempé dans quelques affaires pas très légales et avait ainsi acquis une réputation mitigée auprès de ses concitoyens.
Le téléphone posé au bord de son bureau - et qui était à deux doigts de tomber - sonna, et il ne tarda pas à décrocher, non sans un soupir fatigué.
- Un rapport de 005 et 006 vient d'arriver dans nos données, monsieur, l'informa son assistante personnelle au bout du fil.
Deling hocha la tête, puis prit conscience qu'elle ne le voyait pas.
- Très bien. Où en sont 002, 007 et 009 ?
Elle répondit qu'ils se rendaient sur leur lieu de mission, puis mit fin à la communication, laissant le chef d'état à ses problèmes.
* * *
A des kilomètres de là, sur l'île de Solphiana, l'une des plus grandes de l'archipel d'Oblivia, tout au Sud de Pokéis, un trio marchait d'un même pas à travers les rues ensoleillées de la ville portuaire de Balnéaria.
Léoniya, l'Agent 002, était une jeune femme des plus timides, qui regardait constamment ses pieds, pour ne pas avoir à faire face au regard de ses coéquipiers. Quoique 009, un certain Harvey si elle se souvenait bien, ne parlait pas plus qu'elle. Seul James, l'Agent 007, brisait le silence, se parlant à lui-même. Il avait abandonné depuis longtemps l'idée de parler avec ses coéquipiers et s'était résigné à se faire la conversation tout seul.
- Cette ville est vraiment reposante... dommage qu'on soit obligés d'aller dans cette foutue jungle, j'aurais bien pris des vacances.
009 ouvrit enfin la bouche, et ce ne fut que pour le rappeler à l'ordre.
- Si le président nous y a envoyé à trois, c'est qu'il y a une raison, alors reste avec nous.
L'homme en smoking leva les yeux au ciel et balaya tous ses soucis d'un revers de la main. Il se fichait royalement de l'avis d'un introverti comme ce Harvey, de toute manière. Ils continuèrent à traverser les rues de la ville, jusqu'à arriver à l'orée de la jungle. Une étendue de plantes exotiques et de Pokémon, d'une beauté époustouflante mais également très dangereuse.
- Il faut vraiment qu'on aille là-dedans ? Je vais abîmer mon smoking... soupira James.
Les deux autres ne manquèrent pas de lever les yeux au ciel, et le trio s'engouffra dans la jungle. Leur mission consistait à trouver un ancien laboratoire désaffecté situé non loin des ruines de l'île, qui seraient habitées par le Pokémon légendaire Suicune, selon les légendes locales. Ils marchaient rapidement, de sorte à pouvoir perdre le moins de temps possible dans cette nature dangereuse.
- Dites, les pipelettes, vous pourriez être un peu plus sociables, non ? se plaignit 007, qui en avait pour le coup vraiment assez de devoir parler tout seul.
- Tu tiens... tu tiens absolument à parler ? s'étonna Léoniya, qui n'avait envie que de se cacher au fond d'un trou, un peu intimidée par l'homme en costume noir.
James haussa les épaules. Bon, après tout, si c'était un tel supplice de les faire parler... il fit sortir son Arbok de sa Pokéball, histoire d'avoir un peu de compagnie.
- Ils sont pas marrant, hein, vieux ?
Le Pokémon Poison hocha la tête, comme pour donner raison à son dresseur. Oui, décidément, ça lui faisait du bien d'avoir un bon ami avec lui.
Léoniya et Harvey se regardèrent, un peu amusés.
Elle n'avait pas vraiment d'opinion sur l'Agent 007, si ce n'était qu'elle le trouvait tout à fait attirant physiquement et plutôt drôle, à se plaindre sans cesse du monde qui l'entourait. Malgré cela, elle n'avait pas spécialement envie de sympathiser avec lui, du fait qu'elle soit très timide.
009, lui, appréciait le côté bon vivant de James, mais avait du mal à savoir s'il pouvait se montrer sérieux ou si, au contraire, il resterait indéfiniment un mauvais plaisantin bavard. Il aurait été bien mieux assorti avec Helena Fisher, l'Agent 003, ou Sully Winshaw, le 004.
Le groupe progressa de plus en plus dans la jungle, sans mot dire. De temps en temps, il arrivait que James lâche une mauvaise blague, mais comme personne ne riait, ça calmait un peu ses ardeurs. Ils finirent par arriver non loin des fameuses ruines - couvertes de mousse, au passage - près desquelles se trouvait normalement le laboratoire qu'ils cherchaient. Il y avait de l'eau un peu partout, même au sol, et il serait dangereux de marcher trop rapidement.
- Tenez-moi par la main, comme ça, si un de nous tombe, les autres pourront le retenir.
La suggestion de 007 ne dérangea personne, et ils se mirent à avancer, le plus doucement possible, pour ne pas glisser. Aucun des trois n'eut la malchance de tomber, auquel cas Arbok ne se serait pas gêné pour se moquer du malheureux.
- J'aperçois le laboratoire, intervint Léoniya.
En effet, à quelques mètres, bien dissimulée par les feuillages, se trouvait une porte métallique qui devait peser bien lourd. Heureusement pour eux, elle n'était pas totalement fermée, et ils purent entrer dans le bâtiment, dont l'entrée était aussi trempée que l'extérieur. Après avoir fait quelques pas, ils purent de nouveau marcher sur un sol sec.
- J'ai l'impression d'avoir foulé un sol mouillé toute ma vie ! soupira James, soulagé.
- Tu ne devrais pas crier victoire trop vite. On a du boulot et je doute que ce soit une partie de plaisir, rappela Harvey, toujours avec son calme olympien habituel.
007 haussa les épaules et ne put que grimacer à la vue de son smoking complètement trempé. Il aurait mieux fait de porter autre chose ; maintenant, il était totalement gelé et ça ne l'aiderait sûrement pas à mener à bien sa mission.
Léoniya avait sorti une lampe torche de son sac et commença à avancer, suivie de près par les deux hommes. Elle ne manquait pas de courage, mais elle redoutait ce qu'elle allait trouver au bout de ce couloir sombre et peu rassurant. Elle s'arrêta brusquement lorsqu'elle marcha sur quelque chose, et James se cogna à son dos.
- Merde, il se passe quoi ?
- J'ai marché sur un truc... souffla 002, apeurée.
Elle braqua le faisceau lumineux vers le bas, et manqua de hurler en voyant un cadavre presque intégralement décomposé. Maintenant qu'elle y faisait attention, l'odeur était bizarre.
- Y'a un cadavre...
- Putain, fais voir ça !
- Inutile de paniquer, un mort ne vous fera rien, tempéra 009.
James se demandait comment ce type faisait pour rester serein en toute circonstance, même en présence d'un macchabée malodorant à ses pieds, mais se retint de poser la question. Il s'accroupit, et effectivement, ce n'était pas joli à regarder. Des vers sortaient de ses orbites et il ne restait quasiment plus aucune trace de chair. Ses vêtements, composés d'un costume-cravate noir et d'une blouse de scientifique rouge, étaient différents de ceux standards, mais bien reconnaissables ; il s'agissait d'un uniforme du Saint Culte de Giratina.
- J'ignore où le président a trouvé l'existence de ce labo, mais putain, j'ai pas envie de savoir ce qu'ils y font... marmonna l'homme en smoking, bien moins prompt à plaisanter qu'auparavant.
Harvey inspecta à son tour le corps et trouva, dans l'une des poches de la blouse, une liasse de billets.
- Cinq mille pokédollars en billets de Kanto...
Léoniya haussa un sourcil.
- Comment peux-tu savoir d'où ils viennent ?
Le brun timide, pour la première fois, esquissa un léger sourire en agitant la liasse.
- Je travaille à la Banque Centrale de Johto, à Doublonville. Normal que je m'y connaisse en pokédollars.
- Vu comme ça... concéda James. Bon, et maintenant, alors ?
Les deux autres haussèrent les épaules.
- On va au premier ? suggéra la rouquine, faute d'avoir une autre idée.
Aucun ne répondit, mais le trio se remit en marche. L'homme en smoking rappela son Arbok dans sa Pokéball, ayant perdu toute envie de discuter, et monta à leur suite au premier étage par l'escalier, l'ascenseur étant en piteux état. Les couloirs du premier semblaient être encore plus mal en point qu'en bas ; des portions de mur s'étaient écroulées par endroits, et des dalles au sol avaient été déplacées par une quelconque explosion, ou Arceus savait quoi d'autre. Lorsqu'un cliquetis métallique retentit, les trois Agents frissonnèrent.
- C'était quoi, ce truc ? geignit Léoniya.
James haussa les épaules.
- Je sais pas, et honnêtement, j'ai pas trop envie de savoir.
- Je suppose que ce bruit a un rapport avec notre présence ici... souffla Harvey, sur ses gardes.
- Merde, si c'est une créature mutante, je vais avoir du mal à me retenir de hurler !
Ils se remirent à avancer, désireux de mener à bien leur mission, plus lentement encore cette fois-ci. Harvey décida de passer devant, avec la lampe de 002, car il semblait avoir moins peur que les autres. En réalité, il avait autant les jetons, mais avait moins de mal à rester concentré qu'eux. Pas à pas, ils progressèrent dans les couloirs inquiétants du complexe scientifique, et James manqua de crier lorsqu'un néon se mit soudainement à grésiller. Là, ça commençait à devenir vraiment très glauque.
- Quelqu'un sait ce qu'il se passe ici ? demanda Léoniya, de plus en plus incertaine.
- Je ne le vois pas, mais je crois bien que ça approche, murmura Harvey en aggripant la croix arcésienne qu'il avait autour du cou. Mon pendentif semble réagir avec cette présence.
- Réagir ? répéta James, incrédule.
Pour toute réponse, le banquier retira sa main du collier, et en effet, une lueur blanche apaisante scintillait dans le noir. Comme si l'objet saint cherchait à éradiquer le mal qui approchait dangereusement des trois Agents. Soudain, une lueur... non, deux lueurs rouges, semblables à des yeux, apparurent, et une silhouette se découpa dans le noir. Ils voulurent reculer, mais ils étaient hypnotisés par cette chose qui avançait, de plus en plus près d'eux...
- s'il... plaît...
- Je crois bien que c'est humain, constata 009.
En effet, alors qu'elle n'était qu'à quelques mètres d'eux, la chose fut enfin visible. Elle détournait ses yeux à la lueur rouge étrange, probablement à cause du faisceau lumineux de la lampe, mais elle avait un visage humain. Il s'agissait d'une femme. Entièrement nue, d'ailleurs. Ses courbes voluptueuses n'avaient rien de disgracieux, mais ce qui attira le regard - en même temps que la stupeur et le dégoût - chez les Agents fut ce qu'elle avait dans le dos. Six excroissances noires semblables à de la fumée et se terminant par une pointe rouge, exactement comme les ailes de Giratina dans sa forme originelle, qu'il ne revêtait que dans son monde, ou en présence de l'Orbe Platiné, un artéfact sacré aujourd'hui perdu.
- Par la barbe du tout-puissant ! jura James.
- Ne parle pas du Créateur comme ça, je t'en prie... protesta Harvey.
- Quel cul béni... c'est pas le moment ! Ce truc a l'air totalement bizarre !
- S'il vous plaît...
La voix désincarnée de la pauvre femme à moitié mutante ne cessait de répéter cette supplique, les mains tendues vers le ciel, comme dans un appel au secours adressé à Arceus lui-même. Léoniya était fascinée par cette rencontre "du troisième type" et ne pouvait en détacher ses yeux gris. C'était enivrant et effrayant à la fois de se retrouver devant une créature transcendant les espèces. Harvey, lui, tenait fermement sa croix arcésienne et priait, inlassablement, pour le Salut de leurs âmes qui seraient bientôt perdues si cette créature les tuait.
- C'est moi ou pour une fois, je suis le seul à avoir les idées claires ? fit James pour lui-même. Y'a du progrès.
- Tuez... tuez-moi... pitié...
L'homme au smoking, prudemment, saisit le pistolet qui était accroché à sa ceinture et retira la sécurité, prêt à tirer à tout moment sur cette créature du démon. Il visa bien la tête, histoire de ne pas avoir à gaspiller trop de balles, et tira un coup. Seulement, la litanie sinistre de la pauvre femme ne s'arrêta pas là, et elle ne sembla pas si morte que cela.
- Merde, elle est immortelle, cette horreur ?
- Vide ton chargeur ! suggéra Léoniya, qui avait un tant soit peu repris ses esprits.
Harvey poursuivit ses prières, comme si cela allait faire disparaître cet esprit du Malin. Ce n'était pas sans effet, puisque la créature ne pouvait pas s'approcher d'eux, comme si un mur invisible les séparait, mais elle n'en était pas morte pour autant. S'ils voulaient sortir vivants, nul doute qu'ils devaient s'en débarrasser avant cela. James obtempéra et tira coup de feu sur coup de feu dans la cervelle de la mutante, qui finit par s'écrouler au sol, encore vivante, toujours à répéter ces suppliques de mort et de repos éternel. Sa matière grise s'échappait par tous les orifices de son visage, et son crâne était perforé en de nombreux endroits ; un spectacle atroce à voir, et sûrement encore plus à vivre.
- Je vais dégueuler si on sort pas d'ici, geignit James en rangeant son arme.
009 lâcha son pendentif religieux et consentit à suivre ses camarades dehors, non sans un dernier regard pour la pauvre femme qui avait certainement subi des atrocités dans ce laboratoire. Si le Saint Culte de Giratina s'évertuait à créer des humains mutants à l'image de leur dieu, effectivement, le président avait raison de s'inquiéter...
- Je revis ! sourit James, une fois dehors et sous les pluies torrentielles de la jungle de Solphiana. Cette pluie merdique m'aurait presque manqué !
Léoniya esquissa un sourire, pas mécontente d'être sortie, elle non plus. Cette créature mi-humaine mi-Pokémon... elle n'avait pas pu détacher son regard de cet être incroyable, et pourtant, maintenant qu'elle l'avait fait, elle ressentait un dégoût incomparable. Pas pour la femme, non ; pour les auteurs de ce massacre génétique. Cette secte d'allumés allait le lui payer cher, elle en fit le serment silencieux.
Harvey ne tarda pas à les rejoindre dehors. On aurait dit qu'il avait versé une larme, mais c'était peut-être la pluie, qui ne tarda pas à envahir son visage aux traits doux. Son costume beige étaient entièrement trempé lui aussi, et ses cheveux bruns courts collaient à son front. Il s'assit sans mot dire sur une pierre et attendit que ses camarades soient prêts à repartir. Si le président voulait tester leurs limites psychologiques, il y allait fort. Car le croyant doutait fermement de pouvoir résister très longtemps à ce jeu morbide.
Les mains dans les poches, James s'était un peu éloigné des deux autres, juste au bord de la rivière. Il repensa à tout ce qu'il venait de vivre, et s'autorisa un sourire triste. Cela faisait certes un bon moment qu'il n'avait pas tué quelqu'un, mais là, il était vraiment rouillé. Il avait dû vider entièrement son chargeur pour pouvoir venir à bout de cette abomination. Cependant, il était en quelque sorte reconnaissant au président Deling de l'avoir choisi pour cette mission. Car maintenant, il était certain de pouvoir affronter ces enfoirés sans avoir à se retenir. Il pourrait tuer sans s'inquiéter des conséquences, puisque de toute façon, ces malades faisaient la même chose. Simplement, lui le faisait pour une cause plus juste que la leur.
- Peu importe l'acte, si l'intention est louable, récita-t-il machinalement, se rappelant un passage célèbre des textes arcésiens.