Apocalyptica de Drayker

Lorsque Lina rouvrit les yeux, le monde était à l'envers.

Ses cheveux crasseux, au lieu de pendre dans son dos, montaient droit vers le ciel, tombant dans ses yeux. Elle les écarta péniblement, et aperçut les caisses de vivres et de matériel qui gisaient au plafond. Le cadavre du Carchakrok était également là. Les sillons que ses griffes avaient laissés dans la tôle du plancher laissaient filtrer une légère lumière, qui donnait mal au crâne à Lina.

Une lumière. Qui venait du sol. La terre elle-même brillait. Comment était-ce possible ?

Lina se tortilla pour jeter un coup d’œil à Kate. La jeune femme avait les yeux clos. Le sang qui gouttait de ses plaies tombait vers le plafond de tôle. Lina regarda à travers le pare-brise et vit le ciel ocre qui coulait à l'intérieur de l'habitacle.

La jeune fille gémit et essaya de se détacher. Elle se sentait incroyablement faible. L'adrénaline était retombée, et son corps, déjà bien mal en point à cause de l'infection, semblait criait grâce. Sa tête était étrangement lourde, et sa vision était floue.

La jeune fille se demanda pourquoi elle était encore en vie, et pourquoi le monde s'était renversé. Elle ne se rappelait pas de ce qu'il s'était passé. Elle ne se souvenait que de la secousse qui l'avait empêchée de presser la gâchette. Puis, le noir.

Un jappement attira l'attention de Lina. Faible, à moitié inconsciente, elle releva péniblement la tête vers le plancher et aperçut un Riolu qui la regardait en penchant la tête d'un air intrigué. Le petit Pokémon avait l'air épuisé, mais intact.

« Coucou, toi... Pourquoi tu tiens à l'envers ? » murmura Lina d'une voix faible.

Une silhouette immense se profila derrière le petit Pokémon. Une silhouette au teint mat, qui rappelait vaguement quelque chose à la jeune fille. Le géant cria quelque chose, puis s'approcha d'elle, en racontant des choses que Lina ne comprenait pas. Il la prit dans ses bras, tandis qu'une deuxième silhouette, plus fine, arrivait en courant. Lina voulut se débattre. Elle n'avait aucune envie que le géant l'emporte. Il allait la faire tomber dans le ciel, elle le savait.

Derrière les deux silhouettes, une troisième apparut - une créature immense, faite de feu et de neige. Lina remua faiblement, mais sa vision s'assombrit dangereusement. Un voile de douleur passa devant ses yeux, et ce fut le noir.

~*~
Kate s'éveilla péniblement, et sentit immédiatement la douleur déchirer sa main et son avant-bras droit. Elle battit faiblement des paupières et regarda son bras en écharpe sans comprendre.

L'hybride Métamorph mit un petit moment à réaliser où elle était. La toile de la tente où l'on avait allongée claquait au vent, et le sol sableux ne trompait pas. Elle était en vie.

Elle grimaça et voulut s'aider de sa main pour se redresser. Mauvaise idée. La douleur lui transperça l'avant-bras, et elle lâcha prise en gémissant. S'aidant de son autre main, elle se rassit en grommelant, et examina le bandage.

Le Carmache ne l'avait pas ratée. Son pansement était tâché de sang, mais une fois de plus, Jade avait fait du bon travail.

Kate essaya de rassembler ses souvenirs, mais ne parvint pas à comprendre comment elle et Lina avaient pu s'en tirer. Sa mémoire s'étiolait et s'effilochait dès l'instant où le Carmache lui avait cloué la main sur le volant. Elle avait dû perdre connaissance peu de temps après. Mais comment la jeune fille avait-elle fait pour les tirer de là ?

Un bruissement d'étoffe se fit entendre, et l'imposante silhouette de Thrak pénétra à l'intérieur de la tente. Dehors, le soleil déclinait.

« Je me disais bien que tu étais réveillée, la salua le colosse de sa voix rocailleuse. Comment tu te sens ?
- J'ai mal, mais ça va, grogna Kate en laissant pendre son bras et sa main blessés. Comment va Lina ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Lina va bien. Elle se repose. Elle a failli y rester. Quant à ce qui s'est passé... C'est une longue histoire, éluda Thrak.
- On va tous vous... te raconter, intervint Jade, qui venait de passer par l'ouverture de la tente. Mais avant, il y a quelque chose d'autre à régler. »

Kate releva la tête et avisa l'ex-étudiante en médecine qui la regardait, lèvres pincées. Visiblement, elle avait toujours autant de mal à la tutoyer. La jeune femme observait l'hybride Métamorph avec une inquiétude non dissimulée.

« Qu'est-ce que c'est que cette tête ? sourit Kate. Je vais bien. Bon, j'ai l'impression d'avoir un gros trou dans la main droite, mais à part ça, ça va. Pas la peine de t'en faire.
- Le Carmache a touché les tendons, lança Jade d'un ton hésitant, comme si elle ne l'avait même pas écoutée. C'était assez...
- Ça va aller, t'en fais pas. Tu as fais du beau boulot.

Kate observa sa paume blessée et voulut défaire le bandage, mais Thrak l'en empêcha en posant l'une de ses énormes mains sur son bras.

« Attends.
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Kate, que l'inquiétude de ses compagnons commençait à contaminer.
- Jade n'a pas fini.
- … Mais qu'est-ce que vous avez, tous les deux ? Je veux juste jeter un œil à la plaie. J'ai le droit, non ?
- Tu... tu as essayé de bouger tes doigts ? » lança timidement Jade.

Kate arqua un sourcil. Une peur sournoise enserra son cœur lorsqu'elle réalisa que non, elle n'avait pas bougé les doigts de sa main droite depuis son réveil.

Sans comprendre l'insistance de Jade et Thrak à ce sujet, elle baissa la tête vers sa main et fit jouer ses doigts.

Qui ne bougèrent pas.

A la place, un éclair de douleur transperça sa paume, et Kate sentit les larmes lui monter aux yeux. Serrant les dents, elle s’acharna, et se mit à paniquer en voyant que ses doigts tremblotaient à peine.

« Je... Je n'arrive pas à les bouger ! gémit-elle.
- Du calme, souffla Jade en s'accroupissant près d'elle.
- Je n'y arrive pas ! » s'exclama Kate.

Elle fixa sa main d'un air médusé. Ses doigts ne répondaient plus. Thrak la prit par les épaules et la força à se calmer.

« Ça suffit. Tu te fais du mal.
- Les tendons fléchisseurs sont sectionnés, expliqua doucement Jade. Je peux recoudre une plaie, mais pas suturer des tendons.
- Je... Je les sens, mais je ne peux même pas les bouger... » murmura Kate.

L'hybride Métamorph inspira profondément. La commissure de ses lèvres se mit à trembler, et elle battit plusieurs fois des paupières pour chasser l'humidité de ses yeux.

« Ça mettra combien de temps à guérir ? » demanda-t-elle en faisant un effort pour reprendre sa dignité.

Thrak et Jade échangèrent un regard, et Kate comprit.

« Ça ne guérira pas. » répondit Jade d'une voix désolée.

~*~
« Arrête-toi.
- Hein ?
- Arrête-toi. » répéta Lyrian.

Tous deux étaient à l'avant du fourgon que conduisait Joshua. A leur gauche, le soleil déclinait inexorablement, signe qu'ils allaient -à peu près- dans la bonne direction.

Ils avaient roulé toute la journée. Joshua connaissait à peu près la route qui menait à Omnia, même s'il n'y était jamais allé. Hélas, le Changement avait modifié la topographie du désert, le sable avait recouvert les routes et effacé les traces, si bien qu'il était incroyablement difficile de savoir s'ils allaient dans la bonne direction - ce qui l'exaspérait au plus haut point. Pendant toutes ces heures de voyage, Lyrian n'avait pas parlé, se contentant de regarder par la fenêtre tandis que le garçon s'échinait à conserver leur cap.

Aussi Joshua, déjà passablement irrité par ce voyage incertain, eut-il un peu de mal à obéir à Lyrian sans broncher.

« Qu'est-ce qu'il y a ? T'as rien dit de la journée, et maintenant tu te réveilles ?
- J'ai entendu quelque chose, répondit Lyrian. Coupe le moteur, il me gêne. »

Le ton de l'hybride borgne n'était ni sec, ni aimable, mais il n'admettait aucune réplique. Joshua serra les dents et freina en levant les yeux au ciel, avant de couper le contact.

« Merci . »

Lyrian sortit et claqua sa portière. Dans le rétroviseur passager, Joshua l'aperçut disparaître derrière les portes arrière. Le garçon soupira. Décidément, il aurait donné cher pour effectuer ce voyage en compagnie de n'importe qui d'autre.

Plus il passait de temps avec Lyrian, et plus l'hybride le laissait perplexe - quant il ne l'effrayait pas purement et simplement. Son compagnon d'infortune paraissait à peine humain ; c'était comme si toute émotion l'avait quitté. La balle que Lina lui avait logé en plein dans l’œil semblait l'avoir réduit à l'état de coquille vide - une coquille bestiale et sanguinaire, qui menaçait de se retourner contre Joshua à chaque instant.

Et pourtant, cette coquille l'avait sauvé, et continuait d'assurer sa survie aujourd'hui.

Joshua soupira et détacha sa ceinture. Il passa par-dessus le frein à main, saisit une gourde à l'arrière du fourgon, et sortit en refermant les portes arrières derrière lui.

Lyrian se tenait une dizaine de mètres en arrière, immobile, le regard fixé vers l'est.

Joshua s'approcha en buvant une gorgée d'eau. Le soleil avait beau avoir déjà bien entamé sa descente vers l'horizon, la chaleur restait encore intense.

« Alors, qu'est-ce qu'il y a ? demanda Joshua en s'essuyant la bouche.
- Tu n'entends pas ? fit Lyrian sans même prendre la peine de se retourner.
- C'est toi, le super-héros, pas moi, rétorqua l'humain.
- … Tu parles de plus en plus comme Lina. »

Joshua ne releva pas. La dernière chose dont il avait envie était de parler Lina - il pensait déjà à elle bien assez souvent.

La jeune fille était-elle encore en vie ? Il n'avait pas trouvé son cadavre, à Salmyre. Kate et les autres l'avaient sûrement emmenée - mais avait-elle survécu à son infection ? Les médicaments avaient-il pu la sauver, ou alors son corps inerte gisait-il quelque part dans ce désert infernal ?

« Tu vois les montagnes là-bas ? Il y a quelque chose d'étrange. Elles font du bruit. » déclara Lyrian en pointant le sud.

Joshua plissa les yeux et fixa l'horizon. Il n'entendait rien de particulier, si ce n'est le vent qui soufflait à leurs oreilles. Les montagnes ocres se dressaient loin derrière eux, au sud.

« T'arrives à entendre quelque chose, toi ? s'étonna Joshua.
- Oui. Ça racle contre le sol, ça hurle. Je l'entends d'ici. »

Joshua haussa les épaules, et crut que Lyrian divaguait encore.

Puis, il se souvint que quelques heures plus tôt, il n'y avait pas de montagnes derrière eux. Pris d'un doute, il courut jusqu'au fourgon, ouvrit les portes, fouilla dans les sacs à l'arrière et en sortit une carte d'Algosya, qu'il étala. Lyrian le suivit.


« Qu'est-ce que tu fais ?
- Il devrait pas y avoir de montagnes, grommela Joshua. Tiens, regarde. »

Il pointa plusieurs points successifs sur la carte.

« Là, c'est le canyon. Là, le labo. Et au milieu, Salmyre. Nous, on devrait être pas loin de la frontière nord-est du désert. Ce qui veut dire qu'au sud, c'est les formations rocheuses où il y avait la colonie. Autrement dit, rien d'assez haut pour qu'on puisse le voir à cette distance.
- On n'est peut-être pas là où tu le penses, suggéra Lyrian.
- On n'a fait que rouler plein nord. On a peut-être dévié, mais pas de beaucoup. » contra Joshua en se retournant.

Il examina ces étranges montagnes, et une impression étrange l'assaillit. Les formations rocheuses avaient beau être à plusieurs centaines de kilomètres, il avait l'impression qu'elles s'étaient rapprochées. Et, plus étrange encore, il ne parvenait pas à voir le sommet.

« Je les entends de plus en plus, avertit Lyrian.
- C'est pas des montagnes... » murmura soudain Joshua dans un éclair de lucidité.

Il remballa la carte, claqua les portes du fourgon et jeta un regard terrifié derrière eux.

« Rentre à l'intérieur, ordonna-t-il en se dirigeant lui-même vers le poste de conduite.
- Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- C'est pas des montagnes. C'est une tempête de sable. »

~*~
Lina s'éveilla difficilement. Dehors, le vent soufflait toujours, faisant claquer la toile de la tente sous laquelle on l'avait allongée.

En grommelant, elle se redressa hors de sa couchette et s'étira. Elle ôta son T-shirt crasseux et examina son corps amaigri par la fatigue et la maladie. Elle avait écopé de plusieurs nouveaux hématomes et meurtrissures, mais ne semblait pas blessée.

Comment est-ce que t'as encore fait pour t'en tirer, ma vieille? s'interrogea-t-elle en se rhabillant.

Prudente, elle se leva, et constata que, bien qu'extrêmement faible depuis son infection, elle tenait debout.

Des voix semblèrent lui parvenir depuis l'extérieur, déformées et happées par le vent. Comment allait Kate ? La dernière image qu'elle gardait d'elle était le Carmache qui lui plantait ses griffes dans la main.

Bon sang, mais comment avaient-elles survécu ? Tout était perdu. Elle était prête à se tirer une balle pour s'épargner la souffrance, quand...

Quand le monde s'est renversé, se rappela-t-elle soudain.

La secousse. Le basculement. Ils avaient percuté quelque chose, et le fourgon s'était retourné. Les souvenirs lui revinrent, et elle se remémora le rapide éclair de conscience qui l'avait frappée lorsque Thrak lui avait ôté sa ceinture pour la sortir de là.

Mais qui s'était chargé du Carchakrok et des autres ?

Intriguée, faiblarde, la jeune fille décida d'arrêter de se poser ces questions inutiles, et écarta l'étoffe qui la séparait du monde extérieur.

Dehors, le soleil s'était couché. Thrak et Jade étaient assis autour d'un feu qui crépitait doucement. Emmitouflée dans une couchette près du foyer, Kate dormait à poings fermés. Son visage portait les marques de l'épuisement, et les bandages tâchés de sang enroulés autour de sa paume et son avant-bras droits ne trompaient pas.

Mais Lina ne porta guère plus d'attention à l'état de la jeune femme blonde.

Son attention était en effet entièrement accaparée par l'immense Arcanin qui somnolait près du feu, la tête posée sur ses pattes, sa crinière de neige volant tranquillement au vent.

Interrompant sa conversation avec Jade, Thrak releva la tête et aperçut Lina.

« Salut, Lina. Bien dormi ? »

L'Arcanin ouvrit une paupière et fixa Lina de son regard majestueux. Puis, comme si cela n'avait guère d'importance, il referma son œil et retourna à sa sieste. Médusée, la jeune fille s'approcha, tandis que le colosse se redressait en s'étirant.

« Comment tu te sens ? demanda Jade, inquiète.
- B-Bien. Mais qu'est-ce que... murmura Lina en contemplant le Pokémon.
- Ah, ça. Je te présente l'Arcanin qui a mis en déroute le banc de Carmache à lui tout seul, et qui, accessoirement, nous a tous sauvé la vie. »