001 : L'homme lumineux dans les ténèbres
"- J'en ai plein la figure, j'suis aveugle ?
- T'es pas aveugle, t'en as juste plein les yeux, c'est rien."
- Mr. Brown & Mr. Orange, Reservoir Dogs
- On vous a déjà dit que c'était tout à fait inégal de s'attaquer à un homme seul, messieurs les fédéraux ?
L'homme qui venait de parler était parfaitement calme, debout derrière son fauteuil de bureau, bien que trois agents fédéraux relativement baraqués le regardaient de travers. Il ne ferait sans doute pas le poids face à eux dans un combat au corps à corps, étant donné la différence de taille. Il mesurait un peu plus d'un mètre soixante-dix, contre au moins un mètre quatre-vingt dix pour les autres, et n'était pas aussi costaud qu'eux. Il soupira, passa sa main dans ses cheveux bruns clairs légèrement en bataille, dévisagea tour à tour les représentants de l'ordre, et finit par sourire en braquant son regard gris-vert sur l'homme qui semblait être le chef.
- Enfin, asseyez-vous, l'ambiance est pesante depuis que vous êtes là et... je déteste cette sensation de mal-être, surtout quand je suis dans mon propre bureau, dans ma boîte. Vous comprenez.
Sur ces sages paroles, le maître des lieux esquissa un geste pour s'asseoir, mais le pistolet que l'un des hommes pointa sur lui l'en dissuada rapidement. Il quitta son air désinvolte pour une expression un peu plus sérieuse, sans cesser de sourire néanmoins.
- Si vous m'expliquiez ce que vous me voulez, au lieu d'agir en parfaits hommes de Cromagnon, je suis certain qu'on pourrait s'entendre, vous et moi. Alors ?
Probablement agacés par ce type qui ne les prenait pas au sérieux, les trois agents fédéraux se regardèrent.
- Je propose qu'on le bute tout de suite, chef, il me sort par les yeux !
Celui qui se faisait appeler "chef", l'homme qui dirigeait l'équipe, secoua vivement la tête et lança un regard désapprobateur à son collègue.
- Je te rappelle que ce type est soupçonné d'être Derringer, l'un des consultants en matière de crime les plus influents d'Unys ! Si on le tue et que c'est bien lui, on va perdre toutes les infos dont on a besoin ! Est-ce que ça t'arrive de réfléchir ?
Le troisième homme, qui ressemblait encore plus à une brute épaisse que ses deux acolytes, gratta sa tête dépourvue de cheveux et s'adressa au leader.
- Mais qu'est-ce qu'on attend pour se jeter sur lui, alors, au lieu de perdre notre temps ? Ce crétin d'un mètre soixante peut rien contre nous trois, patron...
- Un mètre soixante-treize, j'y tiens messieurs ! intervint le principal intéressé, qui écoutait toute la conversation des représentants de l'ordre.
Deux des agents fédéraux haussèrent les sourcils, étonnés par la désinvolture du suspect, alors que le chef d'équipe levait les yeux au ciel tout en secouant la tête, atterré.
- Alors comme ça, poursuivit l'homme aux yeux verdâtres, les si géniaux fédéraux d'Unys me suspectent, moi, Tim Lightman, un honnête homme d'affaires et scientifique... d'être le terriiiiible Derringer ? Le type qui fait trembler tous les politiciens du pays grâce à son intelligence hors normes ? Oh, vous me faites marcher !
Il avait dit cela en riant presque, se moquant ouvertement des trois hommes, qui ne semblaient pas apprécier son attitude insultante à leur égard. Le leader des agents haussa les épaules.
- Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce qu'on vous embarque pour vérifier quelques trucs, alors ?
Tim Lightman sourit de toutes ses dents blanches bien alignées.
- Pas d'inconvénient, assura-t-il en s'approchant des fédéraux pour bien les observer. Mais dites-moi, monsieur crâne chauve, pourquoi vos collègues ont une arme et pas vous ?
Le concerné écarquilla les yeux, vérifia son équipement, et effectivement, put constater qu'il avait oublié d'emporter son arme de service avant de partir ce matin.
- Comment vous avez fait pour...
Le suspect ne répondit pas et, très rapidement, sortit de sa poche un pistolet de petite taille, ne pouvant contenir que deux balles à la fois. Les fédéraux grimacèrent en comprenant qu'il s'agissait d'un Derringer, l'arme spécifique au génie criminel qu'ils traquaient. Les deux agents armés n'eurent pas le temps de se poser plus de questions, car une balle vint se ficher dans leur crâne, mettant ainsi un terme à leur existence. A cause de l'impact, du sang gicla sur le mur et tacha même un tableau accroché dessus.
- C'était mon préféré, de tous ceux qui se trouvent ici... vous devriez avoir honte.
Sur ces bonnes paroles, il se mit à courir, devançant l'agent fédéral au crâne chauve, qui mit plusieurs secondes à comprendre la situation. Etant donné qu'il était sur son propre terrain, Tim Lightman n'eut aucun mal à descendre rapidement tous les étages de l'immeuble de son entreprise scientifique. Une fois sorti du bâtiment, il n'attendit pas pour prendre sa voiture noire, toujours coursé par l'homme sans cheveux, qui monta également dans la voiture de police.
- Je ferais pas ça tous les jours... marmonna le scientifique en tentant de semer le représentant de la loi.
Il pensait s'en sortir relativement vite, mais ce fut sans compter sur son poursuivant, qui envoya un Pokémon massif ressemblant à un lion noir et bleu, avec un regard des plus mauvais. Le Luxray ne tarda pas à arracher le pare-choc de la voiture avec l'une de ses pattes puissantes, ce qui fit légèrement paniquer le conducteur, qui vira brusquement à gauche.
- Il faut croire que ce n'est pas mon jour de chance ! commenta Lightman en accélérant, tout en veillant à ne renverser aucun passant, ayant bien assez d'ennuis comme cela.
L'agent fédéral chauve ne le suivait peut-être plus de près, mais son Pokémon, en revanche, était toujours à ses trousses, toutes griffes dehors. La créature féline ne se priva pas de renverser un lampadaire à l'aide d'une attaque électrique, mettant accessoirement le feu à un banc situé juste à côté. Le conducteur de la voiture noire fut suffisamment réactif pour ne pas se prendre le lampadaire, mais il ne put pas en dire autant de la voiture de derrière.
- Plus jamais je ne laisserai un Luxray vivre après ça... même si je regrette d'en arriver à des fins aussi radicales, je n'ai pas le choix...
Le Pokémon lion ne devait pas s'y attendre, car il ne parvint pas à éviter la voiture de Lightman qui lui fonçait dessus en marche arrière. Il fut projeté contre la façade d'un immeuble et retomba au sol, inconscient, blessé, mais encore vivant. L'homme descendit de sa voiture et repéra un taxi caractéristique de Volucité, de couleur orange. Il ne perdit pas de temps pour s'y installer. Le chauffeur s'étonna.
- Euh... monsieur, j'allais justement terminer mon service...
- Posez pas de questions et emmenez moi au manoir von Shaft tout de suite ! J'ai un Luxray qui me colle au cul et ça me plaît pas vraiment !
Tim lui fournit un billet de cent pokédollars, et le conducteur de taxi n'hésita pas une seconde avant de démarrer son véhicule.
*
* *
Le taxi s'arrêta, et son passager en descendit le plus tranquillement du monde, comme s'il ne s'était jamais fait agresser par un Luxray en plein cœur de Volucité. Le chauffeur ne prit pas de temps avant de redémarrer son véhicule et de filer, satisfait d'avoir gagné cent pokédollars de plus.
Tim soupira et regarda la grande demeure, entourée par des haies et une grille fermée, qui se tenait fièrement devant ses yeux. Il s'agissait de la résidence de l'un de ses amis proches, aussi ne prit-il pas la peine de s'annoncer avant d'ouvrir le portail en fer forgé. Aucun employé de maison ne l'empêcha d'entrer et d'arpenter les longs couloirs du manoir von Shaft à sa guise ; ils le connaissaient bien, et ils savaient que Tim Lightman n'était pas du genre à obéir à qui que ce soit.
Il ne se gêna pas, une fois arrivé au deuxième étage, pour entrer sans frapper dans le bureau du maître des lieux. Un tableau que le scientifique haïssait était suspendu au-dessus du grand meuble en acajou, derrière lequel un homme d'une trentaine d'années était assis, l'air exaspéré. Il avait des cheveux d'un blond clair. Très clair, peut-être même trop clair. Ses yeux d'un bleu azur fixaient l'intrus avec une lueur d'amusement. Finalement, l'homme se leva, épousseta inutilement son costume bleu marine impeccable et salua son ami.
- Eh bien, tu ne devrais pas être au travail à cette heure ?
Tim haussa les épaules, les mains dans les poches.
- Oh, j'ai pris le thé avec trois fédéraux, ce matin. Malheureusement les circonstances ont décidé que deux d'entre eux devaient mourir, alors...
- Au diable le destin, tu es toujours aussi doué pour te faire des ennemis... souffla le blond.
- Je peux en dire autant de toi, Leonard. Les parrains de la mafia ne sont pas des saints.
En effet, il était de notoriété publique que Leonard von Shaft, en plus d'être un député relativement influent et respecté, était également le parrain de la famille von Shaft, une mafia allemande qui avait bien un siècle d'existence, et qui s'était exilée à Unys après la Seconde Guerre Mondiale. Autant dire qu'il n'avait pas que des personnes sympathiques dans sa famille, loin de là. Le blondinet soupira, invita son ami à s'asseoir et se laissa lui aussi retomber sur son fauteuil.
- D'accord, tu as gagné, je l'admets. Mais les affaires vont bien en ce moment, et personne n'a tenté de me tuer depuis un mois.
- C'est encourageant, admit Tim avec un demi-sourire.
Leonard leva les yeux au ciel.
- Raconte-moi plutôt cette histoire avec les fédéraux. Ils t'ont démasqué, ça y'est ?
- Le problème, c'est que j'ai pas pu tuer les trois, donc oui, on peut dire que le dernier survivant m'a démasqué. Au départ, ils avaient juste des soupçons, mais maintenant, je suis comme qui dirait en cavale.
- Et tu viens quémander l'aide de papa ? en conclut l'allemand.
Tim passa sa main dans ses cheveux avec une moue sceptique qui fit rire son interlocuteur.
- J'aurais pas formulé ça comme ça... "papa", mais oui, c'est l'idée. J'ai des contacts un peu partout dans la région, mais ce qui est certain, c'est qu'il faut passer par la Ville Noire. Les flics sont en grande partie corrompus là-bas, ce sera très simple de brouiller les pistes.
Le blondinet sembla considérer la proposition un moment, puis reporta son regard vers la fenêtre.
- Ecoute, j'ai plein de trucs à régler par rapport à mon boulot de député et à mes affaires familiales, je sais pas si...
Tim lui adressa un regard suppliant - c'était dingue à quel point manipuler le cerveau humain était facile pour lui -, les yeux brillants.
- Bon... si tu me promets d'éviter les effusions de sang, je peux effectivement t'accompagner jusqu'à la Ville Noire...
- Bien sûr, tu laisserais les commandes à ton frangin, je suis certain que tout se passera trèèès bien !
Leonard sembla moins certain.
- Tu sais aussi bien que moi que Friedrich est un peu... impulsif quelquefois. Mais tu as sans doute raison, je m'inquiète trop. Heureusement que je n'ai ni femme ni enfants, tu imagines si je devais partir avec toi - et Arceus sait que je le ferais -, le drame...
Tim, qui paraissait s'en foutre comme de sa première chaussette, hocha la tête et prit son ami par le bras, l'entraînant dehors.
- T'es bien enthousiaste aujourd'hui...
- J'ai une affaire à régler et tu vas m'y aider, très cher, sourit le brun en montant dans la voiture du mafieux. J'ai déjà dû te parler des DeFranco ?
Leonard haussa les épaules.
- Vaguement... une histoire de dettes, si je me souviens bien...
- Tout juste. Et j'entends bien récupérer mes vingt mille pokédollars, meurtre ou pas.
L'allemand hocha la tête, commençant tout juste à regretter amèrement sa décision.