Chloé - Mylène FarmerCe bonus se déroule six ans avant le début de la fanfic.Goutte. Goutte. Goutte.
Il fait une chaleur accablante depuis le début des vacances d'été. Rivamar enregistre les températures les plus élevées de toute la décennie, avec près de trente-cinq degrés chaque après-midi.
Goutte. Goutte. Goutte.
Chloé essuie son front moite de sueur. Ses cheveux sont collés par la transpiration. Ses vêtements, eux aussi humides, gisent sur le sol. Elle a décidé de les troquer contre un maillot de bain une pièce, afin de ne pas trop souffrir de ce climat incandescent.
Goutte. Goutte. Clac.
La porte d'entrée vient de s'ouvrir, et d'être claquée dans la lignée. Des bruits de pas sourds martèlent le sol. Soudain, quelqu'un fait irruption dans la cuisine, où elle observe le goutte à goutte régulier du robinet, victime d'une fuite depuis quelques jours.
Une jeune femme lâche sèchement son sac à main sur le plan de travail et se dirige vers le réfrigérateur pour y prendre une bouteille d'eau fraîche. Elle en boit deux longues gorgées, juste assez pour se désaltérer, avant de la remettre à sa place.
Très grande, la nouvelle venue doit frôler le mètre quatre-vingt, ce que souligne sa silhouette émaciée. Elle porte des vêtements trop petits pour elle, comme si elle avait pris beaucoup de centimètres en peu de temps, ce qui ne lui a pas permis d'en racheter des plus adaptés.
Bien qu'elle ait des cheveux d'un noir de jais, à l'instar de sa petite soeur, ses yeux sont gris et ses traits plus délicats, plus féminins, surtout. Chloé a beau n'avoir que dix ans, elle est déjà un véritable garçon manqué, contrairement à Amanda qui s'efforce toujours de faire bonne impression.
- Mandy, tu m'emmènes à la plage ? interrogea la fillette en détournant son regard de l'évier.
- Nous en avons déjà discuté, tu sais très bien que je ne peux pas. Il faut que je me repose, je repars dans trois heures.
Depuis la mort de leurs parents, décédés dans un accident de train, Amanda s'occupe seule de sa cadette, alors qu'elle est âgée d'à peine dix-huit ans. Afin de subvenir à tous leurs besoins, elle jongle entre deux emplois, qui nécessitent son temps et son énergie.
Les yeux cernés, le visage las, elle s'empare d'une baie repoi dans la corbeille à fruits et plante ses dents à l'intérieur de sa chair juteuse, avant de quitter la pièce sans ajouter un mot. Chloé se renfrogne, la moue boudeuse, en croisant les bras sur sa poitrine.
Elle est encore trop jeune pour prendre véritablement conscience de la situation. Tout ce qu'elle veut, c'est s'amuser, profiter de son enfance et, en cet instant surtout, se rafraîchir. Elle ne comprend pas pourquoi sa soeur la prive de cette distraction.
Jusqu'à ce que leurs parents ne perdent tragiquement la vie, ils se rendaient à la plage tous les samedis, sauf quand il pleuvait, afin d'organiser entre eux un grand pique-nique. A présent, elle passait ses journées cloîtrée à l'intérieur, car Amanda refusait toujours de la conduire où que ce soit.
Cette dernière s'est assoupie dans le canapé défoncé du salon lorsque Chloé fait irruption dans la pièce en criant et en frappant le sol du pied. Alertée par le bruit, elle se réveille en sursaut. Dans sa précipitation, le coussin sur lequel elle a gardé la tête posée jusqu'alors tombe par terre,
- Que ? Quoi ? bredouille-t-elle, hagarde.
- Je veux aller à la plage ! S'il te plaît !
- J'ai dit non, et maintenant, laisse-moi tranquille, Chloé. Va jouer dans ta chambre en silence.
Amanda n'écoute même pas les protestations de sa cadette avant de s'affaler à nouveau. Elle est debout depuis cinq heures du matin et n'a pas la force de se quereller avec sa petite soeur.
Chloé, plutôt que de tourner les talons ainsi qu'elle vient d'en recevoir l'ordre, reste longtemps immobile sur le seuil de la porte, pendant que les paupières d'Amanda se referment. Elle n'a pas l'intention d'en rester là, même s'il lui faut faire un caprice pour parvenir à ses fins.
- Mais Mandy ! Toutes mes copines y vont et...
- Chloé, cela suffit ! Je ne veux pas entendre ce que font les autres. Ils ont toujours leurs parents, eux !
La fillette, qui s'apprête à se mettre à larmoyer, est secouée par un violent hoquet. Sa lèvre inférieure est agitée par un tremblement, de même que son corps. Amanda porte ses doigts à sa bouche, trop tard pour contenir les paroles qui viennent de lui échapper.
- Chloé, je ne voulais pas... Je...
L'intéressée pivote sur elle-même pour s'enfuir en courant en faisant claquer le battant dans son sillage. Amanda esquisse un geste pour se lancer à sa poursuite, mais renonce. Elle prend son visage entre ses mains et s'autorise à exprimer un soupir.
Elle n'aurait pas dû crier sur Chloé comme elle l'a fait. Cela ne doit pas être facile à vivre pour elle non plus, seulement elle n'a pas la carrure nécessaire afin de supporter sur ses épaules le mal-être de sa cadette en plus du sien, bien que cela soit le rôle qui lui incombe.
Elle secoue son joli minois, gâché par la tristesse que dépeignent ses traits, puis se rallonge. Elle s'efforcera d'arranger la situation avec Chloé le soir venu, à condition que celle-ci ne soit pas déjà couchée au moment où elle rentrera.
***Du revers de la main, la fillette balaye les pleurs qui ruissèlent le long de ses joues aux rondeurs enfantines. Elle s'est réfugiée dans la petite cour sur laquelle donne la porte de la cuisine. Accroupie dans l'herbe, elle sanglote sur le Rattata de la famille. Aussi âgé que dodu, il ne tardera sans doute pas à rejoindre ses défunts maîtres.
Chloé en a assez de tout cela. Le chagrin provoqué par la disparition de ses parents s'est étendu à toute son existence. Elle n'a plus le droit de rire, de chanter, de s'amuser et encore moins de sortir, car Amanda prétend toujours que ce genre de comportement la dérange.
Elle veut revoir la mer. De sa maison, elle est impossible à apercevoir. Elle parvient juste à sentir les effluves de la brise marine qui souffle jusqu'à elle. Savoir qu'elle en est si près et qu'elle n'a pas la permission de s'y rendre, pour elle qui l'aime temps, relève d'un supplice atroce.
Si ses parents étaient encore là, ils se seraient empressés de l'emmener là-bas. Au lieu de cela, elle est condamnée à rester ici, bloquée avec la sempiternelle mauvaise humeur d'Amanda.
- Rattata ? appelle-t-elle soudain.
Elle a détourné un instant les yeux du pokémon, qui en a profité pour disparaître hors de son champ de vision. Elle étudie les alentours du regard, en vain. Il ne semble pas être caché derrière la vieille poubelle rouillée, pas pus que sous les chaises de jardin au plastique décoloré.
- Rattata ?
Chloé se relève. L'herbe a laissé des traces rougeâtres sur ses mollets. Intriguée, elle cherche le rongeur. Vieux et gras comme il l'est, il n'a pas pu aller bien loin, lui qui se déplace si lentement. En dépit de cette certitude, il demeure nulle part en vue.
Un bruit attire l'attention de l'enfant. Il provient de l'autre côté de la palissade qui entoure la courette. Une touffe de végétaux sauvages donne l'impression de remuer. Chloé la repousse de ses doigts potelés dans l'espoir d'y découvrir le fuyard, mais elle ne fait désormais que face à un trou béant dans la balustrade.
Elle l'observe longuement, surprise. Elle n'a jamais remarqué l'existence de cette ouverture avant, elle qui vit pourtant dans cette maison depuis sa naissance. Alors qu'elle l'examine de plus près, elle pousse un petit cri. Un museau mauve à la douceur extrême vient se coller contre son nez.
- Rattata, tu m'as fait peur ! s'exclame-t-elle. Comment es-tu arrivé là ?
A ce qu'elle peut voir, il a rongé le bois avec ses dents encore acérées malgré les années. Bien que Chloé possède une carrure passablement robuste, il est suffisamment grand pour lui permettre de se faufiler au travers, ce qu'elle s'empresse de faire.
Elle jette un rapide coup d'oeil par-dessus son épaule, très musclée pour son jeune âge. Une mèche de cheveux est restée accrochée à un fragment de planche saillant, mais elle l'ignore. Elle a un peu de mal à réaliser ce qu'elle vient de faire. Quoique turbulente, Chloé n'est pas une enfant désobéissante pour autant.
Elle a toutefois trop envie de retrouver cette mer qu'elle chérit tant. Si son aînée ne veut pas la conduire à elle, alors elle n'a pas d'autre choix que celui de s'y rendre par ses propres moyens.
***Amanda se tourne sur le ventre et s'étire mollement. Elle ne s'est pas attendue à trouver le sommeil suite à sa dispute avec Chloé, mais son épuisement a eu raison de sa contrariété. Elle frotte doucement ses paupières encore gonflées par sa sieste, puis se met debout.
Elle consulte l'horloge suspendue au mur d'un bref regard. Elle n'a pas dormi longtemps, juste assez pour se sentir d'attaque avant de repartir travailler. Ce rythme quotidien est pénible à maintenir pour elle autant que pour Chloé, cependant elle n'a pas vraiment le choix. Elle doit s'y résoudre.
- Clo ? Je pars !
Ainsi qu'elle s'en douté elle n'obtient pas de réponse. Elle songe à quitter la maison comme cela, sans insister, cependant elle sait qu'elle n'aura pas la tête à l'ouvrage si elle s'en va dans ces conditions.
- Clo ? Viens me dire au revoir, s'il te plaît !
Là encore, elle se heurte au silence. Le caractère boudeur de Chloé a souvent besoin de temps pour s'apaiser, mais Amanda ne peut accepter de partir ainsi. Elle a vraiment été trop loin, cette fois-ci, et elle le regrette. Sa soeur n'est pas responsable de la situation, pas plus que quiconque. Ce ne sont que des circonstances malheureuses.
- Clo... Descends.
Sa voix, d'habitude si autoritaire, se mue presque en une supplique. Sa cadette est la seule personne qu'il lui reste, désormais. Même si les choses ne sont pas toujours simples entre elles, elle ne supporte pas l'idée d'être en froid avec elle.
Debout au milieu du hall, elle attend un signe de la part de Chloé, en vain. Celle-ci ne semble pas décidée à la rejoindre. Par chance, Amanda a encore un peu de temps devant elle. Elle entame la montée de l'escalier en bois grinçant jusqu'à l'étage, où se trouvent les chambres.
- Clo ?
Elle toque doucement contre sa porte, toujours sans résultat. La fillette paraît visiblement déterminée à ne plus lui adresser la parole. Si seulement elle pouvait comprendre, mais comment demander cela a une enfant ?
- Je suis désolée, Clo. Sors, s'il te plaît, que l'on fasse la paix.
L'heure commence vraiment à tourner et il devient urgent pour Amanda de résoudre le problème. Elle hésite un instant, mais pénètre finalement à l'intérieur de la pièce sans y avoir été invitée. Ses traits ordinairement si rigides laissent transparaître une légère stupeur lorsqu'elle la découvre vide.
- Chloé, je n'ai pas envie de jouer à ce petit jeu maintenant. Chloé !
Son tempérament sévère reprend le pas sur sa volonté de réconciliation. Elle l'appelle sèchement à deux reprises. Elle doit se hâter, à présent, car elle n'a pas le droit d'arriver en retard à son poste. Cela s'est déjà produit si souvent que son employeur a menacé de la renvoyer à son prochain manque de ponctualité.
- Chloé, ce n'est pas le moment ! Montre-toi !
***Chloé flâne dans les rues de Rivamar sans que personne ne lui prête la moindre attention. Il est fréquent de voir les enfants et les adolescents traverser la ville en maillot de bain, en particulier l'été. Elle en croise elle-même plusieurs lors de sa promenade solitaire.
Elle s'égare à plusieurs reprises, elle qui n'a jamais parcouru le trajet autrement qu'en voiture, mais parvient à chaque fois à retrouver le bon chemin. Au terme d'une marche qui lui semble interminable et qui lui a donné particulièrement soif, elle perçoit enfin le cri des Békipan, ainsi que celui des vagues qui viennent lécher le sable.
Portée par l'enthousiasme, elle se met à courir. L'asphalte brûlant du trottoir continuellement exposé au soleil est désagréable sous ses pieds nus, néanmoins cela le l'arrête pas. Elle est bien trop pressée d'atteindre son objectif.
Seul un petit mur en pierre la sépare encore de la plage. Elle s'en approche à toute vitesse et, parvenue à sa hauteur, prend appui dessus pour se propulser de l'autre côté à la force de ses bras. Elle atterrit mollement dans les grains chauds et dorés qui se faufilent entre ses orteils.
Elle sourit béatement, heureuse de retrouver cet univers dans lequel elle se sent comme un poissirène dans l'eau. Les gens sont étendus sur leur serviette, sous un parasol ou le corps recouvert de crème solaire, pendant que d'autres se baignent joyeusement dans l'eau saline.
Chloé avance, comme hypnotisée par le ressac, jusqu'à sentir l'écume sous la plante de ses pieds. Elle s'immobilise au contact grisant et rafraîchissant du liquide iodé et le savoure avec délectation. Elle n'a pas besoin d'Amanda, elle est parfaitement capable de se s'en sortir sans elle. Si elle en avait eu conscience avant, elle aurait pu rejoindre son élément de prédilection beaucoup plus tôt.
***- Chloé ! Chloé !
Amanda passe une main tremblante dans les mèches éparses qui lui tombent devant les yeux pour les repousser vers l'arrière. Tout son être est parcouru de sursauts incontrôlés et ses nerfs sont sur le point de lâcher. Elle s'égosille une dernière fois après avoir fouillé la maison de fond en comble. Sa soeur demeure introuvable.
- Bon sang, Chloé ! Où es-tu ?
La jeune femme s'effondre sur la chaise de la cour arrière, en pleurs. Tout ceci est de sa faute. Si elle n'avait pas crié sur sa cadette, celle-ci ne se serait pas volatilisée de la sorte. Qui plus est, il est dix-sept heures passées et elle ne s'est pas présentée à son travail. Elle peut d'ores et déjà le considérer comme perdu, ce qui ne va pas arranger ses affaires.
- Rat !
Elle pousse un cri, affolée. Perdue dans ses noires pensées, elle n'a pas vu Rattata se faufiler entre les mauvaises herbes. Elle s'accorde une minute, le temps pour son coeur de recouvrer un rythme normal, avant de s'interroger à haute voix :
- D'où viens-tu, toi ?
Le pokémon la fixe un instant de ses grands yeux, avant de désigner la balustrade d'un mouvement de la queue. En dépit de ses jambes flageolantes, Amanda se remet debout. Elle examine soigneusement la palissade, jusqu'à repérer dans le trou étroit les quelques cheveux perdus par Chloé. Elle les effleure brièvement, puis se redresse, blême. Sa cadette a fugué.
***Chloé inspire profondément l'air du grand large. La mer s'étend à perte de vue, immense, presque infinie face à elle. Assise sur un promontoire rocheux qui semble transpercer un fragment infime de sa surface bleutée, elle fixe l'inaccessible horizon.
La pointe de ses orteils frôle l'eau tiède. La plage se vide progressivement, au fur et à mesure que l'après-midi touche à sa fin. Bientôt, elle l'aura pour elle toute seule, ce qui n'est pas pour lui déplaire. En attendant, elle se remémore mentalement la berceuse que sa mère lui chantait il n'y a pas si longtemps encore, celle qui évoque le mythe de Manaphy, surnommé "le Prince des Mers".
Alors qu'elle atteint le refrain dans sa tête, elle décide de le fredonner à voix haute. Combien de fois n'a-t-elle pas rêvé de voir une créature mystique surgir des profondeurs, Manaphy ou même l'immense Kyogre, maître incontesté des territoires aqueux d'après la Pokible ?
Elle prend une posture plus guindée et ramène ses jambes sous elle, de façon à pouvoir se pencher vers l'avant. Elle glisse ses doigts dans le liquide et contemple ensuite les gouttelettes qui scintillent comme des diamants, agglutinées au bout de ses ongles coupés courts.
Elle pousse une exclamation émerveillée lorsqu'elle voit un Rémoraid bondir dans les airs en provoquant une gerbe d'éclaboussures qui vient frapper ses mollets. Elle éclate d'un rire amusé, qui paraît intriguer le pokémon car celui-ci nage désormais dans sa direction.
- Coucou, toi ! le salue-t-elle avec entrain.
Elle étend sa main vers lui pour caresser ses écailles rutilantes. Son mouvement, pas assez mesuré, l'entraîne vers l'avant et l'emmène à basculer à travers la surface. Lorsque sa tête émerge hors de l'eau, elle s'esclaffe à nouveau. Le Rémoraid, contaminé par sa bonne humeur, l'asperge d'une attaque Bulle d'O à laquelle elle réplique aussitôt.
Ils jouent gaiement pendant un petit moment, jusqu'à ce que Chloé ne s'aperçoive avec horreur qu'elle s'est dangereusement éloignée du promontoire rocheux duquel elle est tombée. Elle se situe à présent à une deux centaines de mètres du rivage, là où la profondeur se creuse, où le courant s'accentue et où la faune marine devient beaucoup moins amicale.
- Oh non ! Il faut que je regagne la plage. Je suis désolée, Rémoraid !
Le pokémon lui adresse un cri d'encouragement tandis qu'elle entame un crawl déterminé. Malgré son jeune âge, Chloé a toujours démontré des aptitudes physiques hors du commun en matière de natation, à l'époque où elle pratiquait ce sport régulièrement.
Hélas pour elle, un vent violent, fort étonnant dans cette partie de la région au climat doux, se met à souffler sur la baie rivamarine. La surface de la mer commence à s'agiter et les vagues deviennent de plus en plus puissantes, rendant sa progression fastidieuse alors qu'elle n'a même pas parcouru le quart de la distance.
Ses muscles la tiraillent douloureusement à cause de l'effort demandé par ces conditions pénibles. Une crampe l'assaille au niveau de la cuisse. Un hurlement s'échappe de ses lèvres et l'eau profite de cette ouverture pour s'engouffrer dans ses poumons. Des larmes affluent dans ses yeux tandis que ses bronches se mettent à la brûler.
Elle plisse les paupières pour distinguer le rivage, qui demeure excessivement loin. Comme ses forces s'étiolent, elle redoute de ne jamais l'atteindre. Elle tente d'appeler au secours, mais aucun son ne sort de sa trachée, au contraire du liquide amer qui y pénètre sans cesse.
Rémoraid nage à côté d'elle sans le but de la soutenir dans l'épreuve qu'elle traverse, en vain. Chloé est à cours d'énergie. De là où elle est, personne ne peut l'entendre, et peut-être pas même la voir.
Elle s'en veut d'avoir désobéi à Amanda. D'une certaine façon, elle mérite le sort qui est le sien. Ce qui ne devait être au départ qu'une simple frasque se transforme désormais en une véritable menace de mort. Si elle s'en sort, elle ne se comportera plus jamais de la sorte, elle se le promet. Si elle s'en sort...
***Amanda lève les yeux vers le ciel. Le soleil a disparu, masqué par d'épais nuages noirs. D'ordinaire, le temps ne change pas si vite et si radicalement, surtout pas à Rivamar. En dix-huit ans d'existence, elle n'a jamais assisté à un tel évènement.
Cette atmosphère lugubre fait naître en elle un mauvais pressentiment. Toute la colère qu'elle a éprouvée lorsqu'elle a découvert la fuite de Chloé s'est envolée. La seule chose qui lui importe en cet instant est de retrouver sa petite soeur et de la ramener saine et sauve à la maison.
Elle parcourt les rues de la cité en courant à demi. Bien qu'elle jette des regards paniqués à chaque carrefour qu'elle croise, elle a déjà une idée de l'endroit où elle doit chercher sa cadette. Celle-ci s'est certainement rendue à la plage, qui est loin d'être le lieu le plus sûr au monde avec cette tempête qui guette.
Elle doit la mettre à l'abri. Depuis la mort de leurs parents, elle est sa seule responsable, et surtout Chloé est tout ce qu'il lui reste. Elle ne se le pardonnera jamais s'il lui arrive quelque chose.
Elle accélère l'allure. Elle n'est plus très loin de son objectif, désormais. Contrairement à tous les gens qu'elle rencontre, qui se pressent à contresens afin de rentre chez eux, elle continue à avancer.
- Tiens bon, Chloé, marmotte-t-elle entre ses dents. J'arrive.
***Les bras de Chloé s'engourdissent et une brume épaisse s'empare de son corps. Elle ne peut plus lutter. La tempête est trop puissante. Chaque fois qu'elle gagne un mètre, le vent la repousse de deux vers l'arrière. Le sel de ses larmes se mêlent à celui de la mer. Dans un sanglot, elle murmure :
- Pardon, Mandy. Pardon...
Une vague la submerge et la propulse vers les profondeurs. Elle n'essaie même pas de résister : elle n'a plus suffisamment d'énergie pour songer à regagner la surface. Elle s'enfonce peu à peu dans les ténèbres qui l'engloutissent totalement au bout de quelques secondes. L'eau finit de s'engouffrer dans ses poumons.
Des bulles s'échappent d'entre ses lèvres. Elle est en train de se noyer. Quelle ironie pour elle qui a toujours considéré la baie comme son berceau. Elle perd progressivement conscience, tandis qu'elle achève ses dernières réserves d'oxygène.
Alors qu'elle est sur le point de sombrer totalement, quelque chose de fort étonnant se produit, si surprenant qu'elle se demande même si elle n'est pas déjà morte. En effet, un chant magnifique, mélange d'un requiem et d'une mélodie à la pureté et à la beauté presque irréelles, résonne autour d'elle.
Ses paupières se ferment. Elle laisse cette incroyable musique l'emporter avec elle. Elle n'a pas peur, au contraire. Elle a l'impression d'être plus paisible qu'elle ne l'a jamais été auparavant. Le néant se saisit alors d'elle et elle sait que c'est la fin.
***Une forme blanche à la taille démesurée se faufile sous le corps inerte de la fillette et le ramène délicatement vers la surface en le poussant à l'aide de son échine. Dès qu'elle a atteint l'air libre, elle prend la direction de la plage, où une silhouette semble l'attendre, les mains placées sur ses hanches dans une posture altière.
La gigantesque créature au plumage immaculée dépose son fardeau dans le sable, aux pieds de la femme qui l'observe avec attention. Elle s'incline ensuite avec respect, avant de reculer légèrement, de façon à laisser assez d'espace à Chloé pour qu'elle puisse revenir à elle.
Les cheveux de l'humaine qui se tient debout, aussi noirs que le jais, s'agitent autour de son sublime visage. Sa pâleur presque mortuaire contraste avec la teinte écarlate de sa bouche. Celle-ci s'étire en un sourire indéchiffrable pendant qu'elle s'accroupit à côté de l'enfant.
- Les tempêtes que provoque ton approche finiront par nous jouer de véritables tours, Lugia, voire par nous faire repérer. Enfin, tu as réussi à sauver mon futur glyphe eau, c'est le plus important.
Némésis repousse les mèches ténébreuses qui collent aux joues de Chloé. Elle dégage son nez, duquel aucun souffle ne s'échappe. Elle pose ensuite ses doigts au niveau de son poignet afin de mesurer le rythme de son pouls. Il bat faiblement, mais régulièrement. Ses bronches, quant à elle, sont gorgées d'eau.
- Pourquoi elle ? interrogea Lugia. Ce n'est qu'une enfant.
- Tout ce que j'ai mis en oeuvre avec Hélio a pour but d'assurer leur prise en main et leur formation le moment venu. J'espère qu'il se montrera à la hauteur de la tâche que je lui ai confiée.
- Es-tu certaine de pouvoir lui faire confiance ?
- C'est toujours moins risqué que de les garder avec moi, pour leur propre sécurité.
La déesse tend son bras devant elle, la paume tournée vers le ciel. Une sphère bleu aquatique s'y matérialise, pour s'illuminer aussitôt. Elle scintille d'un éclat qui ne fait que s'accentuer au fur et à mesure qu'il gagne en proximité avec la peau humide de Chloé.
La clarté de la boule lumineuse atteint son paroxysme juste avant d'être absorbée par l'organisme de la fillette. Némésis inspire avec satisfaction. Malgré le soin qu'elle porte désormais au choix des membres de sa Confrérie, elle redoute toujours une erreur de compatibilité entre les glyphes et les porteurs qu'elle leur sélectionne. Par chance, tout s'est encore déroulé à merveille.
- Bonne chance, jeune Chloé, murmure-t-elle en se redressant. Tu es promise à un grand avenir. Fais confiance à l'eau, ne la redoute jamais. Elle sera ton arme et ta meilleure alliée. Tu pourras lui confier ta vie, elle s'en montrera digne.
***- Chloé !
Amanda crie le nom de sa soeur dès qu'elle aperçoit son corps inconscient échoué sur le rivage. Elle se précipite vers elle, pâle comme la mort. Le soleil, qui recommence à briller sur la baie rivamarine, ne suffit pas à donner quelque couleur à son visage blafard. Elle s'effondre dans le sable et parcourt à quatre pattes les derniers mètres qui la séparent d'elle.
- Clo ! Clo !
La jeune femme l'attrape par les épaules et la secoue violemment. Lorsqu'elle remarque qu'elle ne respire pas, elle se met à angoisser. Dans un élan de panique, elle martèle son buste musclé de coups de poing en pleurant. Les larmes s'écoulent pour rebondir sur le front de Chloé.
Celle-ci a un soubresaut, puis se redresse. Elle se penche vers l'avant pour vomir l'eau qui obstrue ses poumons. Elle halète bruyamment, tentant de retrouver l'oxygène qui lui a manqué pendant de si longues minutes. Amanda lui accorde à peine le temps de respirer. Elle est déjà en train de la serrer dans ses bras au point de l'étouffer.
- Que s'est-il passé ? s'enquit-elle en prenant la face de sa cadette entre ses mains.
- Sais pas. Je...
L'esprit de Chloé est si confus qu'elle peine à se remémorer les évènements. Elle se souvient seulement de s'être éloignée de la plage et d'avoir été surprise par la tempête. Elle ne comprend d'ailleurs pas quel miracle lui a permis de regagner la rive quand cela lui a paru impossible, surtout si elle s'est évanouie.
- J'ai entendu... débute-t-elle avant de s'interrompre.
C'est absurde. Elle est convaincue d'avoir écouté une voix féminine s'adresser à elle, pourtant cela ne peut pas être possible. Il n'y a personne dans les environs, pas même une seule empreinte. Chloé se remémore toutefois avec précision les propos que ce timbre aussi mystérieux qu'inconnu a tenu à son encontre.
- Elle a dit... que l'eau était mon amie. Qu'elle me ferait pas de mal.
- Qui t'a dit cela ?
- Aucune idée. Je l'ai pas vue.
La fillette s'efforça de se rappeler d'autres détails, en vain. Malgré cela, elle éprouve un sentiment étrange, celui d'être différente, voire plus forte. Elle étudie son corps, dont l'épiderme sèche progressivement. A-t-elle réellement nagé jusqu'à la rive seule ou a-t-elle reçu une aide quelconque, qu'elle est incapable de s'expliquer ?
- Je ne veux plus jamais que nous nous disputions, chuchota Amanda à son oreille en la pressant contre elle. Promis ?
- Promis. Je suis désolée, Mandy. J'ai mal agi.
- Moi aussi. A partir d'aujourd'hui, je vais faire mon possible pour te conduire plus souvent à la mer, ce qui risque de ne pas être difficile, puisqu'ayant perdu mon deuxième emploi, j'aurai plus de temps à te consacrer.
- Je crois que j'ai une meilleure idée. J'aimerais beaucoup reprendre les cours de natation.
Amanda esquisse une grimace discrète. Les leçons de ce genre coûtent chères et, avec un salaire en moins, elle va avoir encore plus de mal à joindre les deux bouts. Elle n'ose cependant pas dire non à Chloé qui la fixe d'un regard rempli d'espoir, surtout pas après ce qui vient de se passer.
- Un cours par semaine, consent-elle enfin à accepter. Pas plus tant que je n'aurai pas un nouvel emploi.
- T'inquiète pas, Mandy. J'ai l'intention de devenir une grande championne et de remporter des tonnes de compétitions. Ce jour-là, nous serons tellement riches que tu n'auras plus jamais besoin de travailler.
- Tu as bien confiance en toi, tout à coup, la taquina gentiment Amanda en lui pinçant le menton.
Les fines lèvres de Chloé s'étirent en un sourire qui illumine ses traits presque masculins. La voix inconnue se répercute encore dans son esprit lorsqu'elle déclare, les yeux brillants d'excitation :
- C'est parce que je suis promise à un grand avenir.