Chap.3 : Toisons noires et souvenirs gris
Il courait.
Il ne le ressentait pas comme tel. À cet instant, et ce depuis un laps de temps qu'il n'aurait pu exprimer, les mots n'avaient plus de sens. Les mots n'étaient rien. Les mots n'existaient et n'existeraient jamais.
C'était autre chose. D'autres sensations toutes aussi vives et profondes. Un balancement différent. Une perception unique qu'aucun humain ne peut ne serait-ce qu'appréhender.
Et pour cause, ses sensations n'étaient pas humaines.
À chaque pas, chaque fois que sur le sol s'imprimait la trace de trois griffe, chaque fois que le sang battait au creux de ses coudes, chaque fois que sa fourrure était battue par les branches, les végétaux, le souffle de l'air qu'il cherchait à dépasser, chaque fois que ses sens captaient quelque chose d'unique, sa conscience se fermait un peu plus, l'intangible et inimaginable frontière entre ses deux états s'éloignait progressivement et, lui qui la maîtrisait presque totalement, lui qui avait appris à s'en approcher sans la franchir pour devenir quelque chose d'impossible, une chimère vivante et parfaite, sentait ce qu'il appelait "raison" et "désir" disparaître, dissous par tout ce qui constituait l'instinct d'un Pokémon.
Il courait.
Il fuyait. L'instinct est utile à la bête traquée. Sa peur, c'est d'oublier le "pourquoi" de sa fuite. Ce serait sa fin.
Il devait rester humain. Il avait tant de choses à faire, à dire, à enseigner aux autres. Il était le seul à avoir ce savoir et à pouvoir le transmettre. Peut-être même le seul à vraiment le comprendre.
Mais peu importe. Car pour l'instant, il n'était plus rien. Bientôt, il serait esclave. À nouveau.
S'il ne courait pas assez vite.
Il ne devait pas, il ne le pouvait pas. Alors il continuait. Même si il craignait que cela ne soit vain.
Il courait.
*****
L'herbe haute et fine craquait sous ses pas. Quelques buissons et arbustes brûlés par la chaleur plantaient des ombres tremblotantes sur la vaste étendue plane jaune et brune. Un bois chétif tentait de prendre d'assaut le flanc d'une basse colline. Mais ce n'était pas vers cette verte fraîcheur salvatrice que ce dirigeait Jorian, même si la chaleur était telle qu'il se félicitait d'avoir emmené de l'eau.
Il s'était arrêté pour respirer l'air de temps en temps rendu plus supportable par une brise agréable et pour attendre.
Devant lui, à une centaine de mètres, se découpait un mont rocheux de taille respectable sans pour autant snober et écraser le moindre être vivant de sa taille. Avec lui commençait de manière brutale et plutôt inattendue sur ce terrain plat la chaîne montagneuse de la partie est d'Unys, souvent nommé Le Renenvers en hommage à l'ancien volcan qui en était le sommet culminant. L'horizon, de ce côté-là, était déchiqueté sur ses hauteurs par les sommets aigus qui perçaient la brume des monts en retrait, tandis qu'il s'arrondissait avec la canopée de multiples et lointaines forêts alors qu'il redescendait pour finir par épouser la courbure naturelle de la planète.
De celles-ci surgit une forme dont les battements d'ailes étaient rendu minimes et flous par la distance.
Jorian aurait bien suivit des yeux sa progression si le ciel n'était pas si clair, éclatant et aussi insupportable à fixer que le soleil dont il s'amusait à copier la teinte.
Alors le garçon se remit à avancer, sachant qu'il était aussi visible sur le champ dégagé et uni que ne l'était la silhouette du rapace sous la voûte aveuglante. Les coups de vent secouaient branches craquantes, graminées ondulants et feuilles détachées qui virevoltaient sans limite dans l'immense espace, faisant bruisser le tout tranquillement dans une respiration végétal. Les craquements des herbes sèches et de la terre agglomérée que l'on écrase venaient se superposer à sa respiration profonde et maîtrisée.
Et parfois, faisant fi de tout cela, un cri ou un bruit indéfinissable sortait de nulle part et lui faisait se demander que genre de Pokémon habitaient là.
Ce n'était pas la première fois que Jorian venait sur les lieux.
La fois précédente, il avait vu une bande de Sablaireau filer au sol comme pourchassée par un prédateur invisible avant de tomber nez à nez avec un Embrilex. Il ne l'avait pas vu et s'était retrouvé juste en face du bipède, visiblement pas très ravi de l'interruption d'un inconnu sur sa terre.
Pas question de partager mon dîner ! disait son expression qu'il tentait de faire la plus impressionnante possible.
Jorian s'était immobilisé brusquement et une spirale de tension avait violemment comprimé sa trachée. Il constatait avec surprise sa panique, ce qui eut l'effet plutôt déplaisant de l'aggraver, alors que les deux êtres se fixaient en Granbull de faïence en attendant une réaction de la part de l'autre. L'humain avait alors entrepris de reculer avec des gestes mesurés, lents, sachant très bien que s'enfuir à toutes jambes était tout sauf une bonne idée. Cependant, l'Embrilex semblait toujours voir en lui une potentielle menace pour son rocher, sa nourriture donc, si importante pour son évolution. Se gonflant et redoublant d'efforts pour se faire menaçante, la créature avait baissé la tête pour brandir sa corne frontale et s'élancer.
Jorian avait demandé à l'Oiseau de le défendre. Ses mots avaient eu du mal à franchir ses lèvres, ils étaient rauques et décousus, mais ils avaient dénoué sa gorge et des sensations oubliées, cristallisées à l'état de souvenirs poussiéreux lui étaient revenues en l'étouffant un peu, particules asphyxiantes qui se détachaient des reliques d'un ancien temps.
Une chaleur dans la poitrine. Un questionnement, une réflexion qui revient. Encore elle. Elle ne le lâcherait sûrement jamais.
Le rapace s'était saisi du Pokémon de par ses serres, dispersant de petites étincelles qui mourraient avant d'avoir touché le sol. Il l'avait ensuite balancé un peu plus loin, pour mettre le plus de distance entre lui et son dresseur et éviter les risques de représailles. La peau verte et encore molle de la créature non-évoluée qui se relevait maladroitement présentait des traces plus foncées de brûlures superficielles dues à la constitution du Flambusard. L'humain les avait regardées tandis que l'Embrilex s'enfuyait devant la supériorité flagrante de niveau, non sans avoir auparavant jeté une moue de défi au Pokémon de type vol et feu. Après tout, il aurait été évolué, il lui aurait mis la pâté, pour sûr.
Il ne les avait toujours pas trouvées. L'empathie et la pitié qu'il aurait dû ressentir. Les brûlures, même bénignes, allaient faire souffrir le Pokémon sauvage. Il le savait. Jeune, on lui avait tellement dit de ne pas s'approcher de la plaque de cuisson, de l'eau bouillante, de l'âtre de la cheminée, de se séparer de son Braisillon, ou du moins de ne jamais le faire évoluer, qu'il pourrait se blesser et que c'était dangereux pour lui encore plus que pour n'importe qui.
Malgré ses efforts, c'était encore ce sentiment de manque et d'envie, considéré comme malsain par les critères de bienséance, le même qui le plombait depuis qu'il était en âge de comprendre les conséquences de sa différence.
Jorian lui aussi avait une brûlure, une tache rouge, sur le flanc droit, au bord de laquelle la peau se recroquevillait et changeait de texture. Une brûlure étendue, grave.
De vagues réminiscences. Hôpital. Greffe de peau. On lui avait dit qu'il avait eu de la chance de s'en être rendu compte et de l'avoir faite soigner si rapidement. Cela aurait pu être beaucoup plus grave, bien que ça le soit déjà. À l'époque, il n'écoutait déjà plus que d'une oreille le sempiternel refrain des médecins. Il le connaissait par coeur.
De cette blessure, qu'il tenait d'une collision avec son Pokémon fournaise au corps devenu ardent avec l'excitation d'un combat, il ne gardait en mémoire aucun moment de douleur.
Devant lui s'était éloigné en sautillant de manière presque comique un petit dinosaure dont il ne distinguait presque plus la peau avec la distance. Il avait fini par disparaître rejoindre les montagnes à travers les mêmes broussailles que le garçon fixait tout en repensant à l'incident.
Il s'arrêtait à nouveau, cette fois à l'ombre d'un tortueux bosquet d'arbres malingres, lorsqu'il sentit se poser sur un de ses bras deux poids qui manquèrent de le faire vaciller. Pourtant, il aurait juré avoir vu l'Oiseau planant à une hauteur indéterminée quelques secondes auparavant...
Une pince comme une masse vînt frapper l'arrière de son crâne et l'autre se rapprocha avec un mouvement de balancier de l'arrête de son nez. Des membranes sombres contrastaient violemment avec le jaune éclatant de l'environnement qu'elles masquaient à sa vue en reliant les membres au corps de la créature.
Jorian reconnu le Scorplane en même temps qu'une décharge d'adrénaline le traversait. Il s'était habitué à l'étendue quasi déserte et chaque rencontre avec un Pokémon le surprenait. Sauf que là, c'était vraisemblablement une attaque consciente et réfléchie qui le visait et le mettait en danger. Des pinces, un dard toxique et des dents pointues. Pas vraiment le genre de Pokémon que l'on offrirait à sa petite fille.
Le poids conséquent de son assaillant le tira sur le côté et son bras gauche vola dans la direction opposée dans une tentative instinctive pour retrouver son équilibre. Il utilisa l'élan ainsi emmagasiné pour attaquer lui-même le scorpion volant et sa main fusa avec un bruit de mouvement d'air pour le frapper. Un claquement sec, beau et propre. Les pattes violettes glissèrent sur le tissu qui recouvrait le bras de l'humain définitivement privé d'équilibre qui tombait à genoux.
Le Scorplane s'accrochait encore à Jorian par sa pince refermée sur ses cheveux. Celui-ci ressentait de cette agression de multiples picotements mais n'y faisait pas attention, focalisé qu'il était sur le dard qui le menaçait à tout moment en se balançant de manière désordonnée, imprévisible. Il rua l'abdomen de son adversaire de multiples coup de poing pour l'éloigner le plus rapidement possible de son corps et, voyant sa résistance, prit un pari dangereux. Mettant à profit le plus infime moment de répit qu'il put trouver, il plaqua la queue du scorpion au sol, sa main appuyant juste aux prémices du dard, l'empêchant en grande partie de nuire. De son autre bras, il se saisit de l'aile et tira violemment, s'arrachant au passage une touffe de cheveux. Puis, s'empoignant complètement de la créature maligne, il la lança, imitant le geste de son Flambusard avec le jeune dinosaure.
Bon. Décidément, il n'avait pas de chance avec les Pokémon de ce coin-là. Entre les brûlures de l'Embrilex et le passage à tabac de celui-là... Ce n'est pas comme s'il avait eu le choix, mais c'était typiquement le genre de choses qu'il n'aimait pas faire. Qu'il avait appris lui-même à ne plus faire. Qu'il avait fini par redouter. Car en lui restaient des fragments grisants d'excitation, de fierté, de confiance en soi... presque d'invincibilité. Il ne fallait pas que ceux-ci remontent à la surface de ses émotions. Cela se révélait plus ardu que ce qu'il s'y attendait.
Il courait à petites foulées. Vers la mi-parcours, deux pattes se posèrent simultanément et enserrèrent de leurs trois doigts ses maigres épaules, abîmant encore un peu plus son tee-shirt. Enfin, il ne s'en souciait pas, car il savait à qui appartenaient ces serres. Il les connaissait par coeur : il pouvait se dessiner mentalement la position de chaque griffe et reconnaissait parfaitement leur poids et leur empreinte sur la sensation de ses membres. Il ne s'arrêta pas pour vérifier qu'il s'agissait bien de l'Oiseau.
Il le savait, sans aucun doute possible.
Les herbes paraissaient moins drues et le sol se durcissait sensiblement sous ses baskets. Jorian s'était assez vite retrouvé devant une paroi rocheuse relativement abrupte, en tout cas impossible à escalader sans matériel ni pratique. Il jeta un regard circonspect au rapace posé à ses pieds.
Tu veux me faire croire qu'il y a quelque chose d'intéressant ici ? 'Va falloir me le prouver.
Le Pokémon lui rendit son regard, fixant successivement son maître et un point élevé, dans une direction peu définissable, hypothétiquement caché derrière l'incroyable végétation qui trouvait racine dans les failles de la pierre. Une fois certain d'avoir toute l'attention de la part de l'humain, il s'envola en longeant diligemment la falaise puis, à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, disparu.
En réalité -Jorian s'était forcé à fixer son ascension malgré le reflet de la luminosité sur la pierre claire- le pan quasi vertical obliquait brusquement en une pente plus douce, pas entièrement plane mais praticable. Enfin, c'est la conclusion qu'il tirait de son observation. La tête de l'Oiseau dépassa du bord et celui-ci le fixa un instant de son oeil rond.
Tu peux me croire. Il y a quelque chose de vraiment très intéressant, semblait-il dire.
Le garçon s'adossa à un gros rocher qui provenait sûrement d'un éboulement et mit en marche son vokit, à peu près persuadé d'avoir enfin mis la main sur ce qu'on l'avait envoyé chercher dans ce trou paumé.
Le cri puissant et décidé du Flambusard se répercuta plus loin sur la roche et dans la montagne. Une horde de Rapasdepic qui fendait le ciel dans des formations comprises d'eux seuls lui répondit. Jorian ne l'entendit pas. Son attention avait déjà été accaparée par le cri humain épouvanté qui avait suivi.
"Et merde..."
Oui. Il avait bel et bien trouvé ce qu'il cherchait. Mais cela s'annonçait mouvementé.
*****
Le vent dans les feuillages des arbres qui bordaient l'avenue donnait à entendre l'illusion de la pluie. L'impression était étrange car c'est un soleil vivace qui tombait sur son visage et soulageait à grande peine les paupières des yeux exténués de Magda.
Quand les examens sont finis les étudiants dansent, songea-t-elle avec un sourire acide.
On l'avait invitée. Sur le coup, cela lui avait fait plaisir. Elle n'était peut-être pas si invisible. Mais une fois là-bas...
Le monde, le bruit, l'atmosphère étouffante.... pire que Méanville.
Les relents de cigarette. L'ennui qui l'assoupissait. L'alcool qui la tenait éveillée.
S'était-elle vraiment amusée ? Elle ne savait qu'en penser.
La chaleur constante la berçait et parfois elle piquait du nez, accoudée au bord d'une fenêtre, tant elle était épuisée.
Au moins, un long congé s'annonçait. Largement le temps de récupérer. Puis de s'ennuyer.
Les autres partaient en vacances ou allaient voir de la famille.
La famille... Magda avait retrouvé celle que ses parents voulaient visiter quelques années auparavant.
Leur attitude à son égard avait été étrange, embarrassante. Comme si elle était un fantôme avec lequel on ne savait pas composer. Soit on l'ignorait prudemment en chuchotant, soit on l'accablait de questions et d'attentions superflues. Elle ne s'était pas sentie à sa place. De toutes manières, pour ces gens, elle n'était plus que la fille qui avait abandonné ses parents. Elle n'y retournerait pas.
Mais jusqu'ici, elle n'avait pas eu d'autre projet. Le marathon des examens terminé, elle se retrouvait essoufflée, à courir en bout de piste, sans plus de réel but.
Elle avait peur de ce qui l'attendait. Plus d'intense activité pour s'occuper l'esprit. Il ne fallait pas qu'elle rechute.
Cette impression d'être transparente. D'être morte une fois et d'avoir du mal à revivre avec toute sa consistance. Même les fantômes sont fragiles psychologiquement.
Au moins, elle se savait en grande partie autonome. En prenant ce point de vue, elle se sentait un peu plus confiante, presque prête pour la vie d'adulte. Elle se disait que sa situation passerait, qu'elle n'était qu'en suspens, avant que sa vie ne reprenne vraiment.
Sa respiration était mesurée. Elle se sentait étrangement sereine, en partie dû au fait qu'elle était trop fatiguée pour réellement ressentir autre chose.
Au dehors, les bruits de la ville. Calmes, discrets, étouffés. Une vie extérieure, rassurante et quotidienne, juste devant elle, qui la reposait.
À l'intérieur, dans son dos, le studio seulement éclairé par le jour lumineux, des rayons de soleil entrant par les vitres et se reflétant sur l'écran d'un vokit et la surface métallique d'une lampe éteinte en flares fantomatiques. Sur une table, des feuilles, des notes, un cahier hérissé de signets, une trousse éparpillée, le peu de courrier utile posé au sommet d'une pile de publicités qui n'attendait que de la place et du temps pour finir à la poubelle. Nako s'ennuyant un peu, étalé de tout son long sur la banquette.
Mais surtout... il y avait cette lettre. De Diane
***
"Tiens ça, souffla l'adulte, une femme aux longs cheveux noirs tressés, en remettant une lourde caisse chargée de matériels des plus divers.
-Mais pourquoi ?"
La jeune fille la regardait avec des yeux ronds, presque autant agrandis par l'incompréhension que par son maquillage maladroit. Johane soupira. Encore une de ses adolescents que l'on avait pêchés à Volucité. Ils étaient nombreux là-bas, et faciles à convaincre ainsi qu'à exploiter, mais ils n'étaient pas très débrouillards. Bien qu'il était strictement incompréhensible qu'on ait envoyé une gamine pour aider à débarrasser une cache en pleine montagne, celle-ci obéissait sans trop se plaindre. Sa question n'avait en fait aucun rapport avec la charge dont on venait de l'encombrer qui la faisait vaciller de son poids.
L'adulte tenta de tempérer son jugement...
Après tout, j'ai sûrement dû être pareil lors de mon entrée dans la team plasma.
....en vain.
Oh et puis zut, je n'étais pas aussi cloche quand même !
Toutes ses raisons lui semblaient tellement élémentaires qu'elle avait oublié avoir posé les mêmes questions une poignée d'années tôt seulement.
Et puis, l'adolescente était vraiment trop agaçante avec sa voix aiguë et ses manières complètement décalées. Après l'avoir observée marcher (et grimacer en regardant ses pieds), Johane était persuadée qu'il s'en était fallu de peu pour qu'elle se ramène en talons. Alors bon, les chaussures de marche, ce n'est pas ce qu'il y a de plus beau, mais ça avait l'avantage d'être pratique.
Bah oui quoi !
Elle était vraiment sur les nerfs. Et ce n'était pas que de la faute de cette jeune tâche citadine sur la pierre grise et millénaire. Il avait fallu qu'on lui envoi Vic' aussi.
Qu'est-ce qu'elle avait fait pour mériter ça ? Si elle avait su, elle l'aurait déménagée seule, cette cache !
"Bon, commença la femme aux nerfs en pelotes, essayant de prendre sur elle pour s'exprimer calmement et efficacement. Tu as déjà essayé d'attraper un Pokémon sauvage ?
-Pas moi-même, lui répondit une voix peu assurée, mais j'étais là quand mon père a capturé mon Pokémon. C'était un Skitty à l'époque.
-Bien. Donc tu connais la méthode utilisée pour attraper les sauvages. Il faut les affaiblir sinon c'est difficile. Alors imagine un Pokémon qui a déjà un dresseur et qui s'y est habitué. Son esprit perverti à l'obéissance aveugle va le pousser à le défendre et à vouloir rester avec lui, nous rendant la tâche de le libérer presque impossible.
-Même si son dresseur le fait se battre ? Pourquoi un Pokémon voudrait-il garder un dresseur alors qu'il pourrait être libre ?
-Syndrome de Doublonville, lâcha d'un ton neutre et détaché une voix masculine.
-Hein ?"
Bon sang. Cette petite était vraiment ignorante.
"L'embrouille pas avec ça, Vic', ordonna Johane avant de se retourner vers la fille qui paraissait perdue entre les deux adultes. En gros c'est quand des otages développent de l'empathie pour leur geôlier.
-Pourquoi ça l'embrouillerait ? se défendit celui-ci. Ça illustre parfaitement ce que tu essayes de...
-Tais-toi ! Mettre K-O. son équipe, c'est le seul moyen de forcer un dresseur à la libérer. Retiens juste ça.
-Mais pourquoi être si brutal ?
-Mais parce qu'on n'a pas le choix !" s'emporta Johane.
La scène, vue de l'extérieur, avait un côté comique. D'un commun accord, chacun chuchotait, ou du moins s'en efforçait, conscient que l'écho de leur voix pourrait les trahir dans cette zone de montagne. La dispute en paraissait étouffée, comme si une main divine avait posé une cloche en verre au-dessus des trois sbires.
"Si tu as une autre idée, envois-la au staff, je suis sûre qu'ils n'attendent que ça ! Parce que s'il suffisait de demander gentiment, ça se saurait depuis longtemps !
-D'un côté, ça a marché, au tout début, ajouta le dénommé Vic' qui ouvrait une cage grillagée et cherchait à attraper son occupant. Lors des campagnes de l'ancienne team plasma. J'ai vu pas mal de Pokémon relâchés.
-Ce n'était que des gens lambda auxquels la société avait menti. On leur a ouvert les yeux. Ce n'est pas eux le problème. Ce sont les dresseurs ! cracha avec haine la femme aux cheveux d'ébène.
-Ça j'ai compris, osa intervenir l'adolescente, effrayée par la fureur qui transparaissait de sa mentor. Mais en utilisant des Pokémon pour se battre, nous sommes en quelque sorte...
Sa voix devint presque inaudible tant elle craignait d'aggraver son courroux.
-Je sais que je me répète, mais nous n'avons pas le choix. Il faut bien des sacrifices pour faire une révolution. Si ça t'arrache tant que ça le cœur, dis-toi qu'une fois relâché, ton Delcatty sera heureux d'avoir combattu pour la liberté de ses congénères.
-Une fois... relâché ? répéta une petite voix emplit de tristesse et d'étonnement.
-Mais oui, évidemment ! Sinon, ça n'aurait aucun sens ! Quand nous aurons réussi, nos Pokémon ne nous seront plus d'aucune utilité et nous les relâcherons !"
Emplie de colère, de stress et d'exaspération, le tout s'affichant ouvertement sur son visage et s'entendant sans aucun filtre dans le ton de sa voix, Johane s'avança vivement vers la novice terrifiée avec l'intention de lui rentrer définitivement ses raisons dans le crâne, après avoir eu quelques explications.
Elle était fatiguée. Fallait pas la chercher. Pourtant elle faisait des efforts pour se maîtriser. Mais là c'en était trop.
"On peut savoir ce que tu fais là ? Fallait p't'être se poser toutes ses questions avant de s'engager. On n'est pas ici pour...
-Johane... ?
-Quoi encore, Vic' ? Tu veux prendre sa défense ? Ou juste te mêler encore de ce qui ne te regarde...
-Merde, Johane, derrière toi !"
Deux cris.
Un, court, simple, de pure surprise, empreint d'une certaine violence. Rapidement interrompu. Un cri de la gorge, une respiration sonore et pointue. Suivit d'une plainte de douleur. Une femme à terre.
L'autre, plus insupportable, caricatural. La peur. Un cri du cœur pour supporter la tension. Plus long et pathétique. Une caisse qui heurte le sol. Sons qui vrillent les oreilles.
Le choc fut rude. Lui coupa la respiration. Douleurs. Le dos et la poitrine. Des sensations de brûlures. La cage thoracique malmenée.
Et puis, d'un seul coup, la mâchoire, qui arrêtait sa course contre le sol inégal. Les dents qui s'entrechoquaient.
Johane tremblait de tout son corps ; l'air vînt à lui manquer mais la moindre respiration mettait ses côtes à l'épreuve et offrait à la chaleur qui lui dévorait le dos l'occasion de se faire plus virulente. Ses yeux n'arrivaient pas à se fixer, ses paupières semblaient hésiter à se fermer ou rester ouvertes. Que ce soit leurs faibles mouvements ou les larmes qui perlaient sans qu'elle ne puisse les retenir, sa vue était floue. Mais au fond peu importe.
Juguler la souffrance.
Pas d'autres buts, d'autres préoccupations. L'adolescente et Vic' étaient loin, très loin de ses pensées, tellement son ressenti était altéré et entièrement mobilisé par les élancements qui parcouraient son corps.
Elle n'avait aucun idée de ce qui avait pu la percuter, mais une chose était claire dans son esprit en plein combat contre le mal : ça ne l'avait pas loupée.
****
[...] Suite à ta réapparition, son changement de comportement s'est accéléré. Tu as pu le constater, avec l'adolescence, il devenait plus calme, posé et réfléchi. Ce n'était pas pour nous déplaire au début, ça nous changeait de l'espèce de Vigoroth qui nous servait de fils, aha ! Mais cela c'est empiré. Oui, j'ai écrit "empiré", car ce changement n'est pas une bonne chose. Il est devenu encore plus silencieux, relativement distant, parfois comme... torturé par quelque chose. Des disputes ont éclatées. Ses notes ont drastiquement baissées. Nous avions mis ça sur le compte du choc éprouvé en te voyant mais la situation n'est jamais revenue à la normale. À tel point qu'il a quitté son cursus pour intégrer une école professionnelle. Il nous a envoyé une lettre, une seule. Il nous disait de ne pas nous inquiéter, qu''il avait son diplôme et un travail à la clé. Et qu''il te cherchait.
J'ai contacté l'établissement. Ils n'ont aucune nouvelles de lui. J'ai découvert qu'il avait falsifié nos signatures à plusieurs reprises. En envoyant un courrier à l'adresse indiqué au dos, la réponse n'a pas trainé : NPAI.
Peut-être me fais-je tout simplement vieille, aveugle au point de ne pas comprendre que mon enfant grandit et peut voler de ses propres ailes. Peut-être que ma récente et inattendue solitude me rend paranoïaque. Mais n'y-a-t-il pas un fond de vérité dans cette peur irrationnelle ?
Je pense que Raphaël doit savoir pour son père. C'est surement la mort la plus difficile qu'il va avoir à affronter. Cependant, il faut qu'il y fasse face ou il ne sera jamais adulte. Oui, mes stratagèmes pour me persuader que j'ai raison de vouloir le protéger, comme la mère que je suis, sont risibles et se font de tout et de rien. Être dans l'incapacité de lui parler me peine. Je t'en prie Magda, aide-moi.
Je ne sais que peu de chose, cependant j'ai pu comprendre qu'il s'est renseigné à propos de la team plasma et divers organismes prenant la défense des Pokémon d'une manière ou d'une autre. Il te cherche. J'ignore ce qu'il c'est exactement passé avec Raphaël le jour où tu es parti, mais quoi qu'il en soit, c'est une mère qui te supplie de l'aider à retrouver son fils. Demande autour de toi, va te renseigner dans ces organisations. Je suppose que tu dois travailler pour tes examens mais... je ne sais plus trop comment te le demander... Ma reconnaissance n'est qu'un faible présent. La décision t'appartient maintenant. Si tu ne veux plus entendre parler de ton ancien ami, je ne peux te forcer la main et te présente mes excuses, Magda. [...]
***
Le Pokémon avait la forme globale d'un Guériaigle, mais les minuscules escarbilles qu'il dispersait rappelaient celles des Pyrax. S'il en avait eu le temps, Victor aurait poussé un profond soupir de frustration. Les Pyronille et leur évolution avaient la cote chez les éleveurs grâce à l'effet bénéfique pour les œufs de la chaleur qu'ils dégageaient et chez les dresseurs pour leur capacité à augmenter drastiquement leur puissance et à brûler leurs adversaires. Ils donnaient du fils à retordre à voler et étaient devenus son principal cauchemar.
Lorsqu'une demande d'aide urgente pour une mission logistique avait été postée, le jeune homme n'avait pas hésité et avait sauté sur l'occasion, heureux de faire une pause dans le rythme effréné des combats.
Non pas qu'il les détestait : il les savait parfaitement nécessaires ; simplement qu'il les enchaînait sans répit, tant il était heureux de libérer un Pokémon. Son moment préféré survenait après, lorsqu'il retournait dans une base pour voir sa Pokéball se tordre et se déformer en produisant une plainte métallique presque pitoyable avant d'éclater en un crissement délicieusement définitif entre les mâchoires de l'étau. Briser les barreaux de la prison. C'était agréablement imagé par ses actions, actions qui le grisaient de la sensation de servir à quelque chose. Quelque chose de bien, il en était persuadé. Même s'il fallait enfreindre la loi. De toutes manières, en continuant ainsi, cette loi n'aurait plus de raison d'être.
Le monde changerait. Et il y aurait contribué. Victor Soriar ferait parti des jeunes pousses qui l'avait façonné et s'en servirait pour grandir et faire grandir à son tour d'autres générations.
Il y pensait car il tenait encore dans ses bras la créature chimérique qu'il avait retirée de la cage. Bientôt, elle ne serait plus considérée comme un monstre contre-nature, une aberration, une expérience sordide. Les gens s'extasieront devant son petit museau et sa bouille fière, se bousculeront pour caresser sa sombre fourrure douce et fournie et seront prêt à tout pour pouvoir devenir cet objet d'adoration.
Ils sauront alors ce que c'est que d'être un Pokémon et se rendront compte de leurs erreurs passées. Ils comprendront et n'auront plus besoins de s'entourer de Pokémon vu qu'ils en seront eux-mêmes.
Ce futur n'était encore qu'un fantasme, une science-fiction, une réalité virtuelle, mais Victor aimait se l'imaginer pour tromper la longue attente qui le séparait de celui-ci.
En plus d'être patient, il était minutieux et ambitieux. Avec sa spécialisation « science et recherches » et éventuellement quelques grades en plus dans la néo-plasma -ce qui ne serait pas un problème- il pourrait s'associer avec un autre scientifique, voir même ouvrir son propre cabinet ! Bien sûr, il y aurait des réticences au début, seuls les plus fortunés loueraient ses services, mais l'effet de la mode faisant sa besogne, les clients afflueraient.
D'abord, il ne pourrait les métamorphoser qu'en Zorua et Zoroark, mais le Pokémon ayant l'avantage d'être peu connu et majestueux, son type ténèbres fascinant, cela ne freinerait en rien les demandes.
Ensuite, quand il aurait assez d'argent, il orienterait ses recherches sur l'instabilité génétique des Évoli. Ce domaine avançant de plus en plus vite au fil des années, il y avait de fortes chances que de nouvelles découvertes viennent le satisfaire. Il pourrait aussi prendre contact avec ce fameux informaticien de Kanto qui s'était retrouvé changé en Melofée...
Il aurait un vrai travail à sa hauteur. Fini les petits boulots pourris.
En un mot, il avait de grands projets, et il y croyait. C'était pour lui le meilleur futur dont on puisse rêver. Tous les problèmes que la société rencontrait avec les Pokémon seraient réglés.
Et lui serait riche.
Le rapace qui fondait sur lui avait indéniablement de la classe. Sur le coup, Victor pensa qu'il ferait un superbe modèle pour sa future entreprise. Fort, vu la manière dont il avait renversé Johanne, son type feu populaire, et puis... qui n'avait jamais rêvé de pouvoir voler ?
Il ne retrouva sa lucidité qu'au moment où il comprit qu'il risquait de subir le même sort que sa collège, et, sans autres solutions en vue, il se jeta au sol.
Le Zorua, d'ordinaire si calme qu'il tenait commençait à s'agiter et à pousser de petits cris. Ses pattes délicates labouraient dans la panique les flancs de l'adulte songeur qui tentait de le retenir en l'enserrant de manière étouffante. Le renardeau au pelage couleur charbon n'hésita pas à mordre la main blanche qui pourtant l'avait flattée et tenu précautionneusement jusque-là.
Le goût plaisant du sang faillit le fit hésiter quelques secondes, mais il se libéra de l'emprise et foula joyeusement le sol. La surface plane, la terre poussiéreuse et la température clémente de l'ensemble soulageait ses coussinets habitués à la morsure froide et régulière des barreaux de métal qui formaient sa cage. À sa grande déception, cette agréable sensation fut de courte durée. Une paire de serre se referma autour de son corps maigre et la créature décolla contre son gré. Elle se débattit par réflexe : cela faisait trop longtemps qu'on la privait de sa liberté pour qu'elle se laisse faire sans rien tenter.
Cependant elle cessa aussitôt que le sol laissa soudainement place à un vide conséquent, tandis que son ravisseur passait au-dessus du bord de la falaise. Pragmatique, elle ferma les yeux et savoura l'air frais qui frappait sa figure et agitait frénétiquement sa houppette noire et rouge : il était infiniment plus plaisant que l'air lourd et humide de la grotte dans laquelle elle avait été stockée et entreposée.
En attendant quoi ? Les jours s'égrenaient et on la baladait d'endroits sans intérêt en endroits ennuyeux.
La force du vent lui tirait des larmes de ses yeux fermés. C'était un vent de liberté -peut-être- et de nouveauté -sans aucun doute. Le Zorua poussa un cri à sa mesure, aigu et survolté après sa longue période de captivité.
Le souffle court, le cou dévissé pour tenter d'apercevoir quelque chose, une angoisse naissante, Jorian fixait le ciel. C'était assez pénible cette blancheur cognant contre sa rétine et crispant sa vue. Difficilement supportable, envahissante même.
"Arrête Jorian, ça peut te rendre aveugle !" lui criaient ses parents
Il ne voulait pas les croire. Quand il fixait le soleil, il se rendait compte que c'était différent, que cette sensation le gênait, que ses yeux se battaient contre sa volonté pour se fermer, qu'il n'avait pas vraiment envie de rester comme cela... et c'est précisément ce qui le fascinait. Bien évidemment, c'est quand il pensait trouver une parcelle de ce qui lui manquait qu'on l'en empêchait. Cela avait toujours été comme ça.
L'écho du cri du rapace encore retentissant entre les oreilles, il tentait d'identifier ce qu'il pensait être une forme noire dans les pattes de l'oiseau de proie. En vain.
La voilà, ta preuve !
***
Les coins de papiers tout cornés, les traces sur son corps de son voyages, les coups de crayons nerveux : la missive désœuvrée avait parcouru un long chemin avant de s'échouer épuisée et froissée sur le bureau de la jeune femme pour lui apporter ses mauvaises nouvelles.
Sur le devant de l'enveloppe, une écriture fine et serrée couvrait en grande partie l'espace disponible. Divers adresses erronées étaient barrées, accompagnées du tampon NPAI.
N'habite pas à l'adresse indiquée. Magda songea avec une certaine ironie que c'était les mêmes initiales qui avaient servi de réponse à Diane quand elle avait tenté de contacter son fils. Quelle avait été sa réaction lorsque son appel à l'aide lui avait été renvoyé ? Cela avait dû être dur. Mais elle n'avait pas abandonné. Cette folie de continuer. Signe d'un certain désespoir. La solitude. Elle était veuve.
L'absence qui transparaissait le plus dans le texte était pourtant celle de Raphaël.
Parce qu'il ne savait pas.
Parce qu'elle n'avait alors plus rien.
Cela faisait trop longtemps que Magda ne les avait pas vus. Elle s'était laissé happer et enfermer par sa solitude. C'était facile de ne pas chercher à voir les autres. Seulement, il fallait en payer le prix.
S'en vouloir. Regretter. Passer sa vie à chasser les idées qui nous blessent. Assumer ses torts. Elle détestait faire ça.
Magda s'était évidemment demandé pourquoi Diane avait eu tant de mal à obtenir son adresse. Il lui aurait pourtant suffit de demander aux Nartal...
La réponse était sous ses yeux. La lettre provenait d'Onora.
Restait-il encore quelqu'un dans le village d'enfance de la jeune adulte aux cheveux bleus ?
Elle commençait à en douter. Mais c'était comme un message.
"Le passé se désagrège. Fait ce que tu peux encore faire."
Voilà de quoi chasser l'ennui. Elle chercherait Raph'.
Magda savait parfaitement par où commencer.