Chapitre 1 : La cruauté du monde
Cette terre que chacun foule chaque jour, chaque minute, chaque instant, personne ne sait exactement d'où elle provient. Comment peut-on ainsi ignorer l'histoire du monde ? Comment est-ce possible ? Eh bien parce que dans ce monde-ci, il n'existe point d'histoire. Comment se nomme-t-il, d'ailleurs ? Chacun le connaît sous le nom de Terre, cette petite planète verdoyante et bleue.
17 juin de l'an 666
Nous sommes arrivés, le champ de bataille se présente devant nous, une terre désolée, exhibant fièrement les dépouilles des combattants, telle une scène macabre. Je sais que bientôt, j'y passerai, car je ne suis pas plus fort qu'un autre. Au contraire, d'autres sont beaucoup plus forts que moi. Je ne redoute pas la mort en elle-même, car c'est ainsi que je vis, mais c'est tout le reste qui me fait peur. Je les sens vibrer en moi, les trompettes annonçant la fin. J'ai peur de ne jamais revoir ceux qui me sont cher, car ils sont ma seule raison de vivre. C'est ironique, n'est ce pas ? Je vais mourir, alors je suppose que je n'ai plus besoin de raison de vivre. Tout ce qui me pousse à me battre, maintenant, c'est une raison de mourir ; trépasser pour les miens. Après tout, un jour viendra où vous aussi, vous disparaîtrez de cette Terre injuste, et alors nous nous retrouverons.
Bon sang, voilà que je me mets à pleurer... Quel soldat pathétique je fais ! J'ai moult raisons de verser toutes les larmes de mon corps, mais la seule qui m'atteint vraiment est le fait de vous revoir un jour. Je sais que nous perdrons, alors ma mort est futile, malheureusement. De notre côté, nous avons le grand Général Odaibu, mais en face, ils en ont trois. Trois cadavres, animés par un étrange sortilège, que certains mentionnent comme la « nécromancie ». Je ne crois pas à toutes ces histoires de magie et de morts-vivants, mais dans quelques heures, notre général sera un puissant ennemi, et nous une armée de carcasses arrachant la vie à nos prochains adversaires. J'aimerais m'enfuir, rentrer à la maison, et passer du temps avec vous, mais les flèches de mes alliés m'en empêcheraient. Non, ne vous en faîtes pas, ce n'est pas de la trahison, mais une forme d'aide, je suppose ; si je suis trop faible pour affronter mon destin, alors rien ne me sert de vivre. Le destin. Vous-mêmes, vous le savez, tout était prédit, et ma mort aujourd'hui est écrite.
Oups, voilà que j'entends la corne de ralliement. Ma lettre se termine ici, et ce sont les derniers mots que je pourrai jamais vous adresser. Prenez soin de vous, ne soyez pas tristes de me perdre, et vivez du mieux possible. Cela me fait tout étrange de me dire que quand j'aurais clos ce message, jamais plus nous ne communiquerons – du moins, jusqu'à votre fin. Mais je ne le souhaite pas, et même si je suis loin de vous, je serai toujours là, au Ciel comme dans votre cœur, à vous supporter. Je vous aime plus que tout.
Papa.
L'homme plia le morceau de papier en quatre, et le remit dans sa poche. D'autres larmes montèrent, mais il parvint à les retenir. Ce n'était pas le moment de pleurer, pensait-il sûrement. D'un geste rapide, dévoilant ses mains dévastées par les blessures, il ferma l'encrier, et le rangea ainsi qu'une plume dans un petit coffret de bois, qu'il ferma d'un cadenas. Son regard, dépourvu de toute vitalité, se perdit entre les stries du coffret, lui faisant, pour un temps, oublier la réalité. Provoquant un cliquetis métallique, un homme s'approcha vers lui. L'autre, cependant, ne voulut pas se retourner, trop attristé.
« Ça y est, dit le second inconnu, tu as fini ta lettre ?
Presque imperceptiblement, l'être agenouillé au sol hocha la tête, et l'autre soupira, se tournant vers leur futur cimetière.
- On s'y est tous préparés, hein ? On savait tous qu'un jour, on finirait là. Pourtant, lorsqu'on s'y retrouve confronté, on ne réagit pas de la même manière. L'expression enthousiaste qu'on avait à l'entraînement s'est changée en tristesse et en anxiété.
Il sourit malgré tout, comme ces mots évoquaient en lui un sentiment qu'il souhaitait refouler. Sur le champ de bataille, leur disait-on, il n'y a pas de place pour l'indécision. Il continua son monologue, comme si cela lui remontait le moral.
- Nous sommes censés avoir été préparés à mourir, mais personne ne le souhaite. Quelle triste vie...
L'homme qui lui tournait le dos se releva à ce moment-là.
- La corne à sonnée, dit-il d'un ton monotone, nous devrions y aller. »
Son compagnon absorba lentement ses paroles, et aussi lentement, comme pour retarder la fatale échéance, acquiesça. D'un pas visiblement peu décidé, ils se dirigèrent vers le centre du camp, où s'alignaient les centaines de soldats, dont le tâche du jour était de disparaître sans un bruit. En guise de sympathie, on leur laissait toutefois un léger cri d'agonie, ainsi qu'une mince effusion de sang, au moment de toucher terre. Sûrement qu'un Dieu, aussi sadique puisse-t-il être, voyait cela comme un spectacle, et, s'asseyant confortablement, attendait impatiemment l'arrivée des comédiens. Des comédiens qui, pour cette pièce finale, donneraient de leur vie pour jouer leur rôle : celui de chair à canon.
Les deux hommes parvinrent jusqu'à la place centrale, et aperçurent au loin leur général, scintillant dans son armure éclatante. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que la totalité des soldats ne fut présente, et lorsque cela fut fait, Odaibu s'exprima.
« Soldats, aujourd'hui n'est pas n'importe quel jour ! Aujourd'hui, vous allez pouvoir donner votre vie pour votre patrie, en la protégeant de vos corps. Je suis convaincu que la plupart d'entre vous ont des gens qui leur sont chers chez eux. Si tel est véritablement le cas, je suis également certain que vous êtes prêt à tout pour les protéger ! Alors donnez tout ce que vous avez, et battez-vous !
Chaque soldat cria en approbation. Quel orateur, ce général ! C'était du moins ce que pensait l'homme, perdu dans cette masse de gens qui lui ressemblaient. Et quel menteur, surtout. Oui, le grand général, en plus de mentir à ses hommes, se mentait à lui-même. Il voulait gagner, il voulait écraser l'armée qui se présentait de l'autre côté de l'immense plaine cramoisie, il voulait rentrer victorieux, mais savait que ce n'était pas possible. Peut-être dix ans avant, Général était le titre que l'on attribuait à un lieutenant particulièrement prometteur, du nom d'Odaibu, qui semblait s'être illustré en tranchant la tête d'un roi, suffisamment fou pour se présenter en guerre. En dix ans, il avait eu le temps de devenir incroyablement fort, mais aussi de voir ses trois mentors disparaître, engloutis par la mort, et recrachés par les Enfers, à cet état de mort-vivant. C'était la première fois qu'il en voyait un, de même que tous les hommes présents ici, et c'était également à coup sûr la dernière fois. Pourquoi ? Simplement parce qu'on ne tue pas un mort.
Au « battez-vous », sa voix avait faibli, et lui aussi ressentait une certaine tristesse, comme lui aussi avait derrière-lui une famille à qui il tenait, et pour qui il comptait. Il balaya du regard ces centaines de soldats devant lui, et, rien qu'à voir l'expression défaite de ceux présents au premier rang, sut qu'eux aussi auraient souhaité s'enfuir. Chacun d'eux le voulait, mais ne pouvaient, certains d'être tués par les flèches de leur armée. Et si tous étaient partis ensemble ? Personne n'aurait pu leur tirer dessus, et les morts ne les auraient pas atteints. Pourtant, on ne s'enfuie pas de la guerre, et perdre leur honneur aurait certainement été pire que de perdre la vie. Oui, le point commun entre les deux est que lorsqu'on le ou la perd, on ne le ou la retrouve pas. Pourtant, au contraire de l'honneur, l'on peut revivre au Paradis, si tant est que notre existence en ce bas monde fut remplie de bonnes actions. L'honneur, la dignité, tout ça, lorsque ça disparaissait, nous laissait tel un paria, qui méritait la mort. Alors voilà ! Tant qu'à faire, autant perdre seulement la vie, quitte à mourir en héros, comme en inconnu.
Voilà à quoi ils auraient pu songer pour se rassurer, dans n'importe quelle autre bataille. Leur ennemi, en ce jour chaud de juin de l'an 666, était la mort elle-même, mais une mort affreuse, qui, obligeant leur cadavre à se battre jusqu'à la fin, les empêcherait de trouver le repos éternel. Leur corps resterait prisonnier de ce monde, et leur âme le serait des souterrains brûlants. Songeant à tout cela, Odaibu sentit le besoin de rassurer ses hommes.
- Ne vous en faites pas, soldats. Certainement, bon nombre d'entre nous périront dans cet affrontement, mais c'est en héros qu'ils tomberont, je le jure. Et je fais également le serment que pour chacun tombé, je me battrai plus que j'en suis capable pour éradiquer nos ennemis !
Comment pourrait-il se battre plus qu'il n'en était capable ? Un tel prodige, bien qu'il fut général, et détenteur d'un pouvoir particulier, était impossible. De quel pouvoir particulier il est mention ? Pour beaucoup, Odaibu est un descendant de la lignée Démoniaque des Astari, une puissante famille de démons. En ce qui concerne ses capacités propres, il était difficile de les décrire, comme en bataille, tous étaient trop occupés à tenir tête à leurs ennemis respectifs. Cependant, ce que l'on répétait, lorsque la victoire était certaine, était « Le Général s'est battu comme un démon ! ». Oui, le Général est incroyable, inutile de se mentir.
Pourtant, même les démons ne peuvent vaincre les morts, car ils sont l'aboutissement de tout ; tout meurt un jour, humains, anges, démons, arbres, fleurs, herbe, Dieux, tout fini un jour par rendre l'âme. Ainsi, rien ne peut vaincre la Mort, seule maîtresse de ce monde. Pourquoi les a-t-on envoyés, alors ? Pourquoi le Roi a-t-il envoyé son dernier général au casse-pipe ? Sur le chemin, Odaibu s'était demandé cela, mais n'avait point trouvé de réponse exacte. Il faisait confiance à son régent, et se disait prêt à risquer sa vie pour son royaume. Peut-être était-ce la raison : l'homme sur le trône avait jugé nécessaire d'envoyer ses dernières troupes au contact des morts, pour retarder au maximum la perte du royaume.
- Si notre Général est avec nous, on va gagner, dit le second homme présenté.
Son collègue, le premier, secoua la tête doucement, certainement de désespoir, comme ce sentiment était le seul qui subsistait en ce lieu. Tout n'était que désespoir, que tristesse. Rien, ici, n'offrait un once de bonheur : pas la moindre verdure, pas le moindre sourire, que du sang et des larmes.
- Non. Le Général est convaincu que nous perdrons.
L'un de ses talents était de comprendre, en écoutant le timbre d'une voix, l'état d'esprit de son propriétaire. Odaibu n'avait pu empêcher sa voix de trembler, à la toute fin, et, bien que ce fut imperceptible, cet homme le reconnut. Aucun espoir ne subsistait, pas même pour l'être le plus puissant de la zone. Il donna le signal, et l'armée se dirigea lentement vers la scène de l'affrontement, dépourvu de toute volonté. Le Général, perché sur son Galopa, parvenait même à ressentir la peur de la créature, qui elle aussi, mourrait.
Un Galopa zombie, avez-vous déjà vu cela ? Non, et c'est normal, car ce n'est pas censé exister. Rien ne peut expliquer cette transformation affreuse, mais malgré tout, elle a lieu. Lentement, les centaines d'hommes descendirent de la colline, et peu à peu, s'approchèrent du champ de sang. Une boule au ventre, l'homme pria intérieurement. Il pria pour sa survie, pour celle de ses camarades, et pour leur victoire. La prière, semble-t-il, est le dernier recours à un être désespéré. Lorsque tous les soldats furent arrivés, Odaibu prit la parole.
- Si nous perdons, notre pays disparaîtra, comme plus rien ne pourra stopper cette armée des Enfers. Alors, donnez tout ce que vous avez, et montrez leur à quel point nous sommes forts !
Pour appuyer ses dires, il leva son arme : une lance. Une lance au manche très long, terminé par une pointe dorée, ainsi qu'une double lame. C'était un objet magnifique, qui convenait à la perfection à un Général. Pourtant, lui conviendra-t-elle toujours autant, lorsqu'il ne sera plus qu'un amas de chair et d'os, au cœur dévoré par les vers et les flammes des profondeurs. Non, évidemment, mais cela ne l'empêchera pas de la manier. Cela ne l'empêchera pas non plus de pourfendre des humains, réduits à la mort.
Au loin, un nuage de fumée apparut, soutenu par des flash lumineux : l'armée ennemie. Cette fois, en plus de l'homme, tous les soldats prièrent intérieurement. Ils voulaient s'en sortir, c'était indéniable. Au loin, mais plus près, des hurlements déchaînés se firent entendre. Des hurlements de créatures agonisant, de bêtes enragées, qui se rapprochaient. Ils imploraient la pitié, tout en préparant leurs armes, ils s'agenouillaient intérieurement, tout en ajustant leur casque, leur masquant le visage. Ils pleuraient, d'esprit comme de corps. Tous versaient ce qu'il leur restait de larmes, et, sur un ordre du Général, s'élancèrent dans la mêlée, criant de toutes leurs forces. Les premiers rangs discernèrent leurs adversaires, ne ressemblant qu'à des squelettes recouverts de quelques lambeaux de chair, de tissus, et de fer, à l'épiderme noir comme la nuit.
- Dispersez-vous ! ordonna Odaibu.
C'est la fin, se dit-il. C'est la fin, se dirent les hommes. C'est la fin, se dit le Galopa. A peine une centaine de flèches assombrit le ciel, tel un nuage chargé d'orage, apportant de sa foudre, désolation et mort. Elles s'abattirent sur les être terrestres qui, tels des mouches, tombèrent, empalés. Oui car là, nous ne parlons pas de simple flèches tirés par une armée lambda. Non, les flèches des morts se caractérisaient plus par des javelots, où des hallebardes pour les connaisseurs. En courant, l'homme passa au-dessus de camarades à lui, qui bientôt, se relèveront, d'une façon bien horrible. Un mort-vivant se présenta devant lui, certainement afin de discuter. Mais le soldat n'était pas particulièrement d'humeur à papoter, et d'un coup d'épée, lui rendit sa politesse. Comment tuer un mort, me demanderez-vous ? Il en a déjà été question plus haut, et en effet, ce n'est pas possible. C'est d'ailleurs pour cela que le coup de l'homme privilégia le bassin du monstre, qui le sépara de ses jambes pour le « restant de ses jours ». Où plutôt, jusqu'à ce que tout de lui eut pourri, si bien que rien ne put le supporter. Au loin, il discerna des explosions rouges et noires, et en conclut que se trouvait là-bas leur Général. Un vrai démon, disait-on ! Un démon qui, malgré les flammes qui brûlaient en lui, ne ferait pas long feu. D'ailleurs, comme cette zone de l'affrontement semble particulièrement intéressante, dirigeons-nous y.
Sur sa route, Odaibu chassa chaque macchabée le gênant, et se hâta de rejoindre ses trois adversaires, où il signerait certainement sa mort. Il les voyait, de plus en plus proches, ces trois hommes à la peau noire et aux yeux rougeoyants, marquant un contraste provoquant. Il jugea aussi leurs trois destriers, Galopa dans le même état qu'eux, et eut une petite pensée pour sa propre créature. Presque à reculons, il arriva près d'eux, et, croisant leur regard, en eut des frissons dans le dos.
- C'est étrange de se retrouver... dit-il.
- Oui.
C'était aussi étrange de recevoir une réponse d'un mort, et il ne s'y attendait pas vraiment. A vrai dire, il ne souhaitait, à la base, aucune réponse particulière, comme parler à un mort-vivant était une expérience déroutante. Le premier à s'être exprimé était le Général du milieu, et ce fut ensuite celui à sa gauche, qui prit la parole.
- Odaibu. Rejoins-nous.
Il parlait par courtes phrases, et semblait ne pouvoir en prononcer une très longue. Et puis, pourquoi les rejoindre ? Après tout, il en était conscient, quelques minutes plus tard, il ne serait plus qu'un cadavre ambulant, un des leur en somme. Il voulut répondre, mais hésita d'abord, puisque ses mots devraient être bien choisis. Oui, l'homme pouvait, en guise de premier choix, les provoquer. Quels en étaient les avantages ? Sûrement qu'il n'y en avait pas un seul, puisque dans un cas, ses ennemis réagiraient mal, et l'attaqueraient plus vite que prévu, tandis que d'un autre, ils l'ignoreraient. Ensuite, comme deuxième choix, il pouvait peut-être négocier, et arrêter cette bataille. Il jugea cette option préférable, puisqu'il n'avait rien à perdre.
- Vous... Vous savez, nous ne sommes pas obligés de combattre. Enfin, avant, vous serviez ce royaume ! Je vous en prie, arrêtons.
Le mort du milieu s'avança, doucement, et dégaina son épée, qu'il brandit au-dessus de lui. La lame était violette, et sentait fort le sang. A moins que ce ne fut les cadavres derrière-lui, dont le vent déplaçait l'odeur. Puis, il l'abattit violemment, et mutila Odaibu, qui n'eut pas été capable de faire le moindre mouvement pour s'échapper. L'homme, terrorisé, vit son bras tomber au sol, et n'en plus bouger, se refroidissant doucement.
- Nous te voulons. »
Courant entre les corps, le soldat ne put s'empêcher de repenser, une dernière fois, à sa famille. Elle lui manquait terriblement, trop même, et il savait qu'il ne pouvait rien faire. Au loin, l'extirpant de ses pensées déprimantes, une étrange vague noire, tel un énorme nuage, assombrit le ciel, bloquant toute source de lumière. Ce brouillard opaque fila sur le champ de bataille, aveuglant les humains. Son passage fut bref, mais dévastateur. Lorsque la fumée eut disparue, l'homme sentit une main agripper sa cheville. Paniquant, il se tourna, et vit un mort-vivant, portant les mêmes couleurs que lui. Rapidement, il le cloua de son épée au sol, et, balayant la scène du regard, constata que partout, ses camarades morts se relevaient, pour en tuer d'autres. Il n'eut pas le temps de réagir qu'une lame aiguisée lui arracha le pied, et il s'écroula au sol, murmurant une dernière prière, avant que des hordes de morts ne lui tombent dessus, et le mettent en pièces.
Il ne fut pas le seul à périr, car aucun soldat ni général ne survécut. L'armée des macchabées marcha sur le camp, écrasant la boîte contenant les lettres adressées aux proches des hommes défunts. Rien ne subsista de ce massacre, pas même les corps.
*****
Quelque part, dans une ville immense, aux couleurs variées, et là où personne n'irait chercher, comme personne ne le devait, une porte en verre coulissante donnait sur un magnifique immeuble, lui aussi de verre, appartenant à une société de protection des Pokémon. Oui vous savez, ce lieu idéal où les pauvres bêtes seules sont emmenées, et où les vôtres, lorsque vous souhaitez vous en débarrasser, se retrouvent. Qu'y a-t-il de spécial avec cet institut ? Rien, et c'est pour cela que l'on en parle. Imaginez-vous dans la peau d'un humain quelconque, qui déciderait à la suite d'une réflexion intense et poussée, dans le but d'offrir à son enfant un Pokémon, d'y entrer. Il passerait la porte de verre – coulissante, rappelons-le, c'est important – et pénétrerait dans un hall que l'on pourrait qualifier de grand, sans pour autant être immense. Face à lui, un comptoir moderne, où travaillerait une hôtesse. Celle-ci est là pour accueillir avec un grand sourire forcé les visiteurs, mais la pauvre femme, débordée par le travail, n'a plus le temps de relever la tête, pour sourire au premier imbécile venu. « Allez la chercher, votre stupide bestiole, et ne venez pas me parler ! », c'est ce qu'elle aurait aimé leur dire, mais puisqu'elle n'en avait pas l'autorisation, elle devait se contenter d'un simple papier collé à son beau comptoir, sur lequel était marqué : « L'accueil ne peut vous recevoir, pour davantage d'informations, veuillez vous rendre au douzième étage. ». Bien embêté, l'homme se dirigerait alors vers le second ascenseur, où serait accroché un papier avec inscrit : « L'ascenseur ne fonctione pas, merci. » Après avoir juré, et noté la faute d'orthographe, il n'aurait d'autre choix que de se tourner vers l'escalier, pour peu de chance qu'il n'y ait pas un troisième papier, sur lequel serait inscrit : « L'escalier est fermé pour cause d'éboulements, merci. ». On eut presque dit que le personnel de cet immeuble hideux eut voulu l'empêcher d'aller chercher sa créature. Il jura une seconde fois, et monta les marches.
Pour vous, quelle hauteur fait un étage ? Trois, quatre mètres ? Oui, vous avez raison. Mais pas dans ce bâtiment ! Non, ici, un étage fait une petite dizaine de mètres, histoire d'avoir de la place pour respirer, tel un immeuble surréaliste. Maintenant, imaginez douze étages à monter : approximativement cent-vingt mètres. Vous trouvez cela affreux ? Bien, vous commencez à vous mettre dans la peau du personnage. Et de sorte que vous puissiez le comprendre davantage, je vous propose d'interrompre un instant votre lecture pour gravir trois cent quatre vingt quatre marches, soit, à raison de trente-deux marches pour un étage, ce que devra grimper cet homme. Bien sûr, je peux me tromper dans ce calcul, et c'est pour cela que trente-deux est un minimum bien sympathique. Voilà, vous avez sué, l'histoire reprend. Alors ainsi, après vingt minutes d'éprouvante montée, dans une cage d'escalier démunie de climatisation, notre homme atteint le douzième étage – notez qu'il y en a une trentaine, et que nous ne sommes là qu'au début de notre périple –, la chemise blanche trempée, lui collant à la peau. Pour peu, il aurait pu devenir une fontaine, comme celle présente dans le coin du hall, déjà à court de gobelets. Mais il n'y a rien d'étonnant là dedans, comme il fait chaud un 17 juin.
Revenons-en à l'homme lambda que nous suivons. Traînant les pieds, il se dirige vers le bureau le plus proche, et demande où il peut récupérer un Pokémon. On lui répond aussitôt, d'un ton sec et méprisant, que le bureau d'informations se trouve à l'autre bout de l'étage. Et il est large, l'immeuble. Très large. Et dans les couloirs non plus, il n'y a pas de climatisation. A partir de là, vous ressentez la douleur de l'individu, et vous sentez que vos vêtements commencent à vous coller à la peau. La chaleur vous fait tourner la tête, vous voyez trouble, vos jambes faiblissent, vous vous emmêlez les pieds, vous vous cognez contre une cloison en verre, faisant sursauter les gens travaillant là. Peut-être pas vous, en fait, mais lui, si. Exténué, il arrive jusqu'au bureau d'informations, et, s'y écrasant presque, demande où il peut acquérir un Pokémon.
« Un peu de tenue ! lui répond-t-on. Pour ça, je vais vous donner un papier, et vous irez le présenter au vingt-troisième.
Il crut s'évanouir. De son côté, la dame se saisit d'un post-it corné, et griffonne un ou deux mots, semblables en tous points aux dessins de l'enfant de l'homme, quelques années auparavant. Lorsqu'elle eut fini de saccager la feuillette de son stylo noir, perforant presque le papier, elle le tamponna, et le donna rapidement à l'autre, qui, sans un mot, partit. Vingt-troisième. Il n'avait retenu que cela, et c'est la mort dans l'âme qu'il se dirigeait vers l'escalier, son ennemi du jour. Trois cent cinquante deux marches ; vous savez ce qu'il vous reste à faire ! Bon, ne nous éternisons pas, puisqu'il n'y a rien d'intéressant à raconter, et avançons dans le temps d'une petite demi-heure, de sorte que l'homme parvienne au vingt-troisième étage du bâtiment maudit.
Par chance, le bureau qu'il cherchait n'était pas loin. Oui, il la voyait, la porte, à dix mètres de lui. Il posa les mains au mur, et lentement, avança, un pas après l'autre. Il mettait là dans chaque pas toute sa volonté, et s'il eut été seul, il aurait crié, exposant sa rage de vaincre. Il y était presque, il devait y arriver, ce Pokémon, c'était un cadeau pour son enfant adoré, il ne pouvait abandonner ! Plus que deux mètres, il tint bon, tendit la main, dans l'espoir de la toucher. La sueur lui tombait dans les yeux, lui brouillant la vue. De son autre main, il s'essuya, mais se mouilla au final davantage. Enfin, il posa ses doigts humides sur la poignée, et d'un grand geste, l'ouvrit, victorieux ! Il sourit, fier de lui, et alors, il balaya la pièce du regard, perdant peu à peu son sourire. Tout à fait face à lui, un homme chauve se leva.
« On peut vous aider, dit-il ?
C'était la salle de réunion ; par malchance, il s'était trompé. Chaque personne présente dévisagea cet idiot trempé, qui salissait la pièce, et l'emplissait d'une formidable odeur de transpiration. Il se sentit rougir, mais comme l'effort lui donnait déjà l'air d'une tomate prête à éclater, ce fut imperceptible.
- Je... Je veux acquérir un Pokémon !
-Je suis désolé, mais actuellement, ce n'est pas possible. Revenez demain, et nous pourrons nous organiser. »
Avez-vous déjà reçu un sceau d'eau glacée au visage ? Oui ? Eh bien cet homme aussi, à l'exception qu'il n'y avait pas de sceau, ni d'eau glacée. Pourtant, l'effet était là, et c'est au bord de la crise de nerf qu'il s'en alla, comme la porte claquait derrière-lui. Malheureusement, ce monsieur avait enduré de terribles souffrances inutilement, puisque cette montée n'avait servi à rien. Vous souvenez vous que je vous ai dis de vous identifier à lui ? C'était simplement parce que du début à la fin, tout était lié. Pour ainsi dire, comme son périple fut inutile, ces lignes le furent aussi, puisque nous n'avons que faire d'un centre de protection des Pokémon. Alors oui, j'aurais pu vous le dire avant, et ainsi vous éviter cette terrible lecture, mais il fallait me prévenir plus tôt ! Oublions toute cette histoire, et descendons de vingt-trois étages, comme nous nous retrouvons au rez-de-chaussée. Ici, la femme de l'accueil est toujours penchée sur son écran, et ne semble remarquer personne. Dirigeons-nous ensuite vers la fontaine, dans le coin gauche du hall. C'est un objet tout à fait normal, en aluminium, servant à servir de l'eau aux employés assoiffés. Maintenant, faisons demi-tour, et avançons vers le côté opposé.
Ici, une porte battante clôt un couloir sombre. Dans ce dernier, seules les lumières de secours éclairent, n'offrant pas une bonne vision d'ensemble. Pourquoi ? Parce que l'interrupteur n'était pas enclenché, évidemment. Au fond du long corridor, une lourde porte blindée empêche d'accéder à un escalier, descendant profondément sous terre. Pour celui-ci, nous ne compterons pas les marches, ce n'est pas nécessaire. Des bruits de voix se font entendre, comme étouffés par d'imposants murs. A la sortie de l'escalier, une pièce ultra-moderne, aux murs et sols blancs, éclairages néons insérés dans le plafond, et écrans lumineux sur les côtés. Au centre, deux billards, autour desquels sont agglomérés une foule d'hommes et de femmes, s'agitant en tous sens, tapant dans leurs mains, s'esclaffant... Un homme d'une quarantaine d'années, gagnant de sa partie, s'écarte de la source d'attention, et va rapidement ranger sa queue. Se retournant brièvement, il fait un signe à deux femmes et un autre homme, qui le suivent. Sortant de la pièce, il emprunte un couloir tout aussi lumineux et blanc, qui l'amène jusqu'à un ascenseur. L'individu porte une longue barbe éclaircie, et a les cheveux grisonnants. Une cicatrice sépare l'un de ses sourcils en deux, tandis qu'une autre sa lève supérieure. Il semble avoir les cheveux assez longs, sûrement presque jusqu'aux épaules, et les a tirés en une couette très courte. L'ascenseur arrive, et les quatre y montent, descendant de deux étages. Le voyage est très rapide, et l'homme meneur ne s'attarde pas, s'orientant jusqu'à une pièce immense. Au-dessus de lui se trouvent des chemins suspendus, menant à diverses zones qui nous sont inconnues. Tout autour sont disposées d'étranges machines perfectionnées, autour desquelles s'agitent quelques scientifiques. Il s'avance jusqu'à l'autre côté, et s'adresse à l'un de ces scientifiques.
« Comment vont les bestioles ? fit-il d'une voix grave.
- On est à trois jours sans nourriture, répond l'autre. Ils commencent à montrer des signes de fatigue, mais jusque là rien de terrible.
Il se retourna, et rapidement, tapota sur un moniteur un code, qui fit descendre trois petites cages, contenant chacune un Pokémon. Dans la première, à gauche, se trouvait un Goupix. Dans le seconde, au milieu, était enfermé un Wattouat, et enfin, dans la dernière, un Vivaldaim. Seuls points communs entre ces trois créatures : ils semblent adorables, et surtout en piteux état. Comme venait de l'indiquer l'homme à la blouse blanche, ils enduraient une privation de nourriture depuis déjà trois jours, et étaient, depuis ce même temps, ainsi enfermés dans ces cages. Le barbu s'approcha, et les jugea d'un bref coup d'œil.
- Bien. Continuez jusqu'à ce qu'ils crèvent, et notez chaque jour les résultats des tests sanguins. Ensuite, sélectionnez trois bêtes de la même espèce, faites la même expérience, et lorsqu'ils montrent des signes d'extrême faiblesse, mettez-les dans une cage commune.
- Que cherchez-vous à voir ? demanda le scientifique.
- Le cannibalisme. Ces Pokémon peuvent-ils se dévorer entre eux ? Ah, j'ai failli oublier ! Prenez une espèce carnivore, telle que des Medhyena, c'est parfait. »
Son interlocuteur hocha la tête, et se dirigea de nouveau vers son moniteur, duquel il fit remonter les trois cages, malgré les cris des petites bêtes. Cri est un bien grand mot, puisque dans leur état, tout ce qu'ils étaient capable de faire se résumait à des gémissements. L'homme s'adressa à l'un de ses acolytes, lui demandant de contacter les officiels, de sorte qu'ils les réapprovisionnent en créatures. Puis, tandis qu'il enfilait un manteau qu'on lui tendait, il en sortit une arme à feu, et se dirigea vers une cage. Là, il demanda à quelqu'un de faire sortir le Pokémon à l'intérieur, un autre Vivaldaim, et alors il l'attrapa par le cou, d'une force terrible. Le Pokémon se débattit, gémissant. Mais l'humain ne desserra pas son emprise, et à bout portant, logea une balle dans chaque membre de la bestiole, à l'agonie. Lorsqu'il fut satisfait, il l'acheva d'une ultime balle dans la tête. Tout autour, les travailleurs s'étaient arrêtés pour contempler la scène, et lorsqu'elle fut finie, reprirent leurs activités comme si de rien n'était. En réalité, il ne s'agissait ici que de la mort d'un de ces immondes monstres, rien de plus normal. Voilà quel était le Groupe d'Extermination des Pokémon.