Chapitre 26 : L'étau se resserre
« Le Sauveur du Millénaire ne sera pas un homme, mais une force. Aucune nation ne pourra le revendiquer, aucune femme le retenir, aucun roi le tuer. Il n'appartiendra à personne, pas même à lui-même. »
Voilà les paroles d'Arceus le Divin quand il a nommé le tout premier Sauveur du Millénaire, il y a de ça des temps immémoriaux.
*****
Erend présidait une réunion stratégique sur la prochaine action anti-Castel qu'ils allaient mener. Étaient présents les membres les plus actifs de la résistance d'Erend, la plupart des étudiants, mais avec quelque adultes aussi. Beaucoup d'habitants de Fubrica, ne supportant plus le régime de Castel, étaient partis trouver refuge à la Haute Académie Velgos, et certains d'entre eux avaient assez de courage - ou de folie - pour se battre. Il y avait aussi désormais les compagnons de voyages de Nirina : Deornas, Leol et Surervos. Ce dernier habitait Fubrica, et était un dresseur puissant. Les deux autres ne connaissaient quasiment rien de ce monde, mais ils en savaient bien plus qu'Erend et ses compagnons sur les tactiques militaires de Cinhol.
Erend n'était pas plus renseigné que les autres sur l'objet de la mission cette fois. Comme toute les autres fois d'ailleurs. C'était Velca qui était chargée d'étudier les cibles possibles en fonction des besoins de la résistance et des pertes que cela pourrait infliger à Castel. Dans ce qui était du domaine des pertes et profits, Velca était très forte. C'était elle qui était devant le tableau de l'amphithéâtre, expliquant leur futur projet avec à ses côtés le major Sanz, l'un des rares militaires encore présent à la capitale, qui les avait rejoint il y a peu.
- Cette fois, nous allons tâcher de frapper un grand coup, annonça Velca à l'assemblée dispersée dans l'amphithéâtre. Notre cible est la centrale électrique de Fubrica. Elle est la plus évoluée de sa génération, et produit à elle seule tout l'électricité de la ville et de ses environs.
Il y eut pas mal de murmures dans la salle. Tous ici devaient connaître la centrale de la capitale. Elle était assez visible. Fubrica était connue dans le monde entier pour ses lieux modernes et ses avancées technologiques. La centrale en était un parfait exemple. C'était un générateur géant dont on disait qu'il abritait plus de dix-mille Pokemon électriques.
- Euh... et qu'est-ce qu'on irait faire dans la centrale ? Demanda Daniel.
- La saboter, répondit Velca. Ainsi, toute la ville sera privée d'électricité. Ce sera plus un problème pour les forces de Cinhol que pour nous. Ils ont appris à se servir de toutes nos technologies, et sans tout ça, ils auront du mal à maintenir l'ordre. Et c'est en prévision de ça que nous avons volé autant de générateurs portables.
- Et c'est quoi le plan méga spicy ? On casse tout, oh yeah ? Demanda Surervos.
- Pas besoin, répondit le major Sanz. Nous allons voler autant de Pokemon électriques que nous pourrons prendre. Faute de Pokemon, la centrale tombera en rade très vite, et nous, nous aurons gagnés beaucoup de compagnons.
Des murmures enthousiastes accueillirent cette déclaration. Mais au premier rang, Erend restait dubitatif. Or, c'était lui avant tout que Velca et Sanz devaient convaincre.
- Nous n'avons que trois cent Pokeball en réserve, tout au plus, dit-il. Enlever trois cent Pokemon de la centrale ne suffira pas pour qu'elle tombe à court d'électricité. De plus, pourquoi les Pokemon de la centrale nous aideraient-ils ? Ils ont été élevés pour accomplir un travail spécifique : alimenter toute la ville avec leur électricité. Ils ignorent tout de nos luttes politiques et s'en moquent éperdument. Enfin, j'imagine que la centrale est fortement protégée, comme le sont tous les autres sites sensibles de la capitale. Cela sera dangereux, pour un résultat incertain.
L'enthousiasme dans la salle baissa d'un cran. Si Sire Erend n'était pas convaincu, personne ne le serait. Mais Velca se contenta de répondre méthodiquement à chacun des arguments d'Erend.
- Il y a des Pokeball dans la centrale. Un de nos partisans travaillait là-bas, et nous a dit tout ce qu'il savait : il y a bien environ dix-mille Pokemon, mais ils ne tournent pas tous en même temps. C'est cinq mille qui génèrent de l'électricité pendant douze heure, et cinq mille qui attendent dans leur Pokeball de prendre la relève. Nous pouvons déjà nous emparer des cinq mille dans leurs Pokeball, plus quelque autre avec nos propres Pokeball. La centrale continuera de fonctionner un moment avec ceux qui restent, mais seulement un jour ou deux. Ou alors, on peut mettre hors de combats les Pokemon restant, pour provoquer la coupure immédiatement.
- Les Pokemon de la centrale sont innocents ! Protesta Jace. De quel droit irions-nous les tabasser ?
Qu'un garçon aussi timide et nerveux que Jace ait pu prendre ainsi la parole dans un amphithéâtre plein indiquait tout le dégout que lui inspirait cette idée. Et il ne fut pas le seul à protester. Beaucoup ici étaient dresseurs, après tout.
- Je ne fais que lister les solutions, se défendit Velca. Pour qu'on choisisse en toute connaissance de cause.
- Si on agit, il faudra passer par là, dit Erend. Laisser la centrale tourner un moment, ce serait donner du temps à Castel de prendre des mesures.
Tous ceux qui avaient protesté quand ce fut Velca qui avait annoncé l'idée de mettre KO les Pokemon électriques se turent aussitôt. Personne ici n'aurait osé contredire Erend. Le garçon aurait peut-être parfois pourtant préféré. Mais sur ce point là, il savait qu'il avait raison. Certes, combattre des Pokemon qui n'avaient rien demandé n'était pas très glorieux, mais c'étaient la logique, le calcul et le pragmatisme qui faisaient gagner les guerres ; pas les émotions ou l'honneur.
- Que pouvons-nous espérer de cette coupure de courant généralisée au juste ? Demanda l'un des professeurs.
- Ce sera une bonne occasion de faire des raids en pleine ville, répondit le major Sanz. L'armée de Castel sera désorganisée, privée de toute lumière et de communication. Nous, nous aurons nos Pokemon. Nous pourrons détruire leur caserne, secourir les prisonniers. Bref, ce sera un grand coup porté à l'ébranlement de son régime, et une facilité de plus pour l'Armée de Libération le jour de la reconquête.
- Mais Castel saura forcément que c'est nous, protesta quelqu'un dans l'auditoire. Surtout avec les gus d'À bas la République qui nous espionnent pour lui. Vous croyez qu'il va continuer à tenir sa promesse de ne pas amener d'homme à l'Académie si on se révèle ainsi ?
- Il ne le fera pas, dit Erend. Il continuera à tenir parole.
Tout le monde le regarda avec des yeux ronds.
- Euh... comment tu peux être si sûr ? Demanda Daniel. Ce roi de mes deux ne m'inspire pas une telle confiance, à moi.
- Ce n'est pas une question de confiance, répliqua Erend. Castel est juste un homme très fier. Si fier qu'il en est arrogant. Jeter sa promesse aux orties, uniquement parce que nous commençons à le gêner sérieusement, ce serait admettre sa faiblesse face à nous. Il ne fera jamais ça.
Erend le savait, parce que lui non plus, il ne l'aurait jamais fait. Il avait deviné qu'il s'agissait d'un jeu entre Castel et lui. Il n'y avait pas d'autre explication concernant la récompense que le roi avait donnée au gagnant des Jeux du Courage. Castel voulait un adversaire, quelqu'un avec qui passer le temps avant qu'il ne détruise le monde. Et il avait donné à cet adversaire des armes pour que le jeu soit plus équilibré, et donc plus captivant. Castel n'allait pas briser ses propres règles. Ça n'aurait aucun sens, alors qu'il est certain d'avoir déjà gagné concernant la destruction du monde. On argumenta encore quelques minutes, et finalement, le plan de Velca et du major fut accepté. Mais Erend se leva.
- Très bien. Faisons comme ça. Mais je ferai partie du groupe qui infiltrera la centrale.
Brouhaha dans l'assemblée, avec beaucoup de murmures admiratifs. Pour la première fois depuis le début, Velca montra un semblant d'inquiétude.
- Ce ne serait pas très raisonnable, Erend. Tu es notre guide. Même l'Armée de Libération t'a reconnu comme chef.
- Et quel genre de chef je serai si je laissais les autres se battre à ma place ?
- C'est ce qu'ont toujours fait les chefs.
- Alors, je ne veux pas être chef. Et je suis celui d'entre vous qui risque le moins. Les soldats de Castel savent qui je suis. Ils n'oseront pas me blesser. Je suis intouchable, selon les lois même de leur roi. Je veux en être, ou cette mission ne se fera pas.
Sentant sans doute venir une crise d'adolescence de la part d'Erend, Velca soupira.
- Comme tu veux. Mais avant, tu vas signer un papier pour quand Zayne rentrera, lui expliquant que tu es parti de ton plein gré, pour qu'ainsi il se retienne de tous nous tuer si jamais il t'arrivait quelque chose.
Ce fut décidé. Ça allait être un groupe de dix, dont Daniel, Leol et Surervos. Comme ce dernier avait un Pokemon fort avec lui, sa présence était appréciable, mais Erend s'interrogeait sur la venue de Leol. Une lance ne pourrait pas faire grand-chose aux Pokemon électrique. D'un autre côté, Leol n'était pas un de ses subordonnés, et Erend n'avait pas à lui donner d'ordre. S'il voulait venir, il venait. Erend, quant à lui, amènerai avec lui sa fidèle Babytus. Le Pokemon Fée et Plante avait beau paraître faible, Erend avait fait en sorte que ça ne soit qu'une impression. Après tout, en l'absence de Leaf, d'Anis et de Nirina à l'Académie, c'était lui, le meilleur dresseur du coin.
***
Isgon et ses huit cents guerriers du Rimerlot étaient dans la cour du palais que le roi Castel avait fait sien. Isgon s'apprêtait à rentrer chez lui, à Cinhol. Il en était ravi. Il en était d'autant plus ravi qu'il allait probablement devoir se battre contre la Tribu des Chevaux, qui avait apparemment trahi le roi. Ça allait lui rappeler un peu le bon vieux temps, quand il guerroyait contre ces canailles aux cotés de Rushon Haldar. Diable, que cet enfoiré lui manquait ! Pourquoi était-il mort si tôt, ce crétin ? À cause de lui, Isgon avait dû se coltiner ses deux rejetons. Nirina avait été une reine terrible et meurtrière. Quant à Adam, désormais Castel II, ce n'était pas mieux.
Isgon avait cru en lui au début. Le gamin lui avait fait l'effet de quelqu'un de bon, quoiqu'un peu innocent et manchot. Isgon avait été prêt à lui donner sa fille unique en mariage. Mais, suite à la mort d'Ylis, Adam avait changé. Il était devenu plus froid, plus déterminé. Ça, ce n'était pas vraiment un mal, mais ça avait empiré. Il avait été jusqu'à prendre en otage le petit-fils d'Isgon, Alroy, pour s'assurer de la loyauté du Rimerlot. Aujourd'hui, Isgon doutait même de la santé mentale du roi, qui se mettait souvent à parler tout seul, ou à réclamer à grands cris qu'on brûle des innocents.
C'était triste, tout ça. Comment un type si droit et juste comme Rushon avait pu engendrer pareils malades ? Si Castel II n'avait pas renvoyé Isgon et ses hommes au pays, Isgon aurait pris le risque d'aller lui voler un de ses anneaux magique. Le duc en avait marre de ce monde, marre de cette guerre qui ne le concernait pas, et surtout, il en avait marre du roi. Enfin ils rentraient au bercail ! Et Isgon avait un but précis, autre que celui que Castel lui avait donné.
Oh, le roi voulait qu'il élimine la Tribu des Chevaux si jamais elle l'avait trahi ? Isgon allait le faire, pas de souci. Mais après ça, il allait profiter de l'absence du roi dans sa cité royale pour reprendre son petit-fils Alroy. Après quoi ils repartiraient au Rimerlot. Et si Castel y trouvait à y redire, qu'il aille s'enfoncer Meminyar profondément dans le cul. Isgon se souvenait que Deornas était là-bas, lui aussi, dans la cité royale à Cinhol. Le duc ignorait ce que son fils caché avait prévu. De toute façon, ça le regardait. Isgon n'avait pas vraiment le droit de se prétendre son père. Le duc du Rimerlot se tourna vers son armée et leva bien haut sa hache.
- Mes frères ! Nous rentrons à la maison, par le bouc de ce foutu Arceus ! Et on aura peut-être ces enculeurs de chevaux pour nous accueillir. Qui aurait pu rêver d'un meilleur retour ?
Ses hommes signifièrent leur accord et leur joie par des cris comme seuls les fiers guerriers du Rimerlot pouvaient en pousser. Après quoi, tous se tinrent par la main. Une file humaine qui se terminait par Isgon, quand il passa l'anneau de transfert au doigt. Aussitôt, l'armée du Rimerlot fut envoyée de l'Ancien Monde au monde de Cinhol, leur chez eux. Quand il sentit ses pieds retoucher le sol, Isgon garda les yeux fermés un moment, se contentant de prendre une grande bouffée d'air. On disait que l'air n'avait pas d'odeur, mais après tout ce temps passé dans ce monde bizarre qu'était l'Ancien Monde, Isgon aurait reconnu celui de Cinhol entre mille.
Mais quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas l'air de Cinhol qu'il sentait, mais un autre, qu'il connaissait tout aussi bien. Une odeur de brûlé. Une odeur de sang. Bref, l'odeur de la guerre. Il ouvrit les yeux. Ses hommes et lui se tenaient dans la grande plaine qui donnait sur la cité royale. Et la cité de Cinhol se trouvait devant eux. Ses bas quartiers étaient en feu, sa porte centrale éventrée. On pouvait entendre d'ici les cris des habitants et le bruit des épées qui se fracassaient. Le sang d'Isgon ne fit qu'un seul tour.
- Par la merde d'Arceus ! Jura-t-il.
Il aurait reconnu ce mode d'attaque entre mille. Sous la houlette de Cinhol, plus aucun peuple ne s'adonnaient au pillage et à l'incendie. Plus aucun... à part la Tribu des Chevaux. En effet, pour oser s'en prendre à la cité royale, Lyaderix avait bel et bien trahi le roi. Isgon s'était attendu à débarquer chez lui par surprise, pas à le combattre en défendant la plus grande cité du royaume. Mais un combat était un combat, quelle que soit la façon et l'endroit où il se tenait.
- À moi, mes frères ! Rugit Isgon. Protégez la cité ! Boutons ces enculeurs de chevaux hors des murs d'enceinte !
Tandis qu'il fonçait vers la ville assiégée avec ses guerriers derrière lui, Isgon songea à son petit-fils, le jeune Alroy, qui devait se trouver là-bas. Deornas aussi. Allaient-ils bien ? Ils étaient à eux deux tout ce qui restait à Isgon. Le duc était vieux. Il ne voulait pas connaître un autre déchirement pareil à celui de la perte d'Ylis et de Padreis maintenant. Quand l'armée du Rimerlot entra, ils tombèrent sur plusieurs colosses en haillons occupés à voler dans les maisons en flamme ou à violer des femmes à même le sol. C'étaient bien des membres de la Tribu des Chevaux. Castel II avait été bien stupide de se fier à la parole de Lyaderix. Isgon connaissait le bougre depuis longtemps. Il n'aurait pas pu résister à l'attrait que représenter la cité royale vide de la plupart de ses soldats.
Isgon enfonça sa hache dans le crâne du premier cavaliers avant même que celui-ci ne se rende compte de quoi que ce soit. Les autres, voyant qu'ils étaient attaqués, donnèrent l'alerte. La meilleure tactique pour eux aurait été de reculer, de s'enfoncer de plus en plus au cœur de la cité et de les prendre en embuscade au fur et à mesure. Au lieu de ça, ils foncèrent dans le tas en criant, car pour ces chiens fous de la Tribu des Chevaux, toute notion de stratégie était absente de leur esprit. Ça arrangeait Isgon. Il n'avait plus connu de bonne mêlée depuis longtemps.
Les cavaliers reculèrent peu à peu. Ils étaient moins nombreux que les guerriers du Rimerlot, moins protégés, et surtout, ils n'avaient pas l'habitude de combattre en ville, mais dans de vastes plaines dégagées. Néanmoins, ceux qui résistaient se mirent à harceler Isgon. Ils voulaient tuer le duc avant de périr, comptant sur sa mort pour ruiner le moral de leur ennemi. Comme quoi même eux étaient quand même capable de réfléchir un minimum. Mais avant qu'ils ne soient tous sur lui, Isgon se contentant de s'enlever son anneau de transfert du doigt, puis de le remettre. Il disparut sur place, laissant les cavaliers ahuris face à eux-mêmes, tandis qu'il se faisait massacrer par les hommes d'Isgon. Le duc réapparut une minute plus tard pour loger sa hache dans l'appareil reproductif du dernier cavalier debout.
- Ah, foutre dieu, que ça fait du bien ! Tonna le duc en arrachant à main nue ce qu'il restait du membre viril de son ennemi.
C'était là une de ses vieilles habitudes de vieux guerriers. Il aimait bien collectionner ce genre de trophée de guerre, se remémorant ensuite avec nostalgie tous ses combats.
- Par le bouc d'Arceus, c'est vraiment utile en combat, ces foutus anneaux ! Je suis apparu devant une bonne femme qui faisait ses courses en plein milieu de Fubrica. Ah, vous auriez-vous sa tête !
Les guerriers d'Isgon rigolèrent avec lui. Ils étaient eux aussi heureux de retrouver leur monde et leur façon de combattre. Après ça, généralement, Isgon se saoulait toute la nuit avec ses guerriers en chantant quelques chansons grivoises, puis il finissait ensuite sa nuit dans le bordel du coin. La guerre, le vin et le sexe. Un guerrier du Rimerlot ne demandait rien d'autre. Mais le duc n'avait pas le temps de penser à ces jours bénis. Il y avait encore beaucoup de ces enculeurs de chevaux dans la cité, et il devait s'assurer que Deornas et Alroy allaient bien. Si ce vieux perfide de Lyaderix leur avait fait quelque chose, Isgon allait s'assurer qu'il connaisse la mort la plus douloureuse qui soit.
L'armée du Rimerlot monta peu à peu les niveaux de la cité, tuant tous les cavaliers qu'ils voyaient au passage. Quand il fut évident que la Tribu ne pouvait pas stopper les forces du Rimerlot tout en se combattant avec les défenses qui restaient de la cité, ils firent sonner du cor. Deux fois. Isgon connaissait bien ce signal : c'était celui de la reddition. Mais il n'était pas sûr de vouloir la leur accorder. Il avait encore soif de combat et de sang. Toutefois, il devait songer à la sécurité des siens, et surtout de Deornas et Alroy. Aussi ordonna-t-il de baisser les armes, tandis qu'il se dirigeait, sous bonne escorte, vers le palais royal.
Lyaderix l'attendait devant la grande porte, entouré par plusieurs de ses cavaliers. Cela faisait moment qu'Isgon ne l'avait plus vu, et malgré son âge avancé, le seigneur des chevaux avait encore fière allure. Il était le seul de sa tribu à porter une armure. Un bien beau plastron, avec deux cheveux en or dessus. Il avait une cape noire avec une bordure fait de peau d'un quelconque animal, peut-être d'un ours. Ses cheveux, coiffés en queue de cheval, étaient gris, mais il conservait encore quelques traces de noir dans sa courte barbe.
- Isgon, fit Lyaderix. Je ne m'attendais pas à ce que tu débarques comme ça.
Lyaderix se tut, et sourit en observant ce qu'Isgon tenait toujours entre ses mains : l'appareil génital d'un des cavaliers de la Tribu.
- Tu n'as pas changé, le vieil ours de Naglima. J'ai l'impression de rajeunir de trente ans.
Lyaderix avait été un ennemi d'Isgon durant des décennies. Pourtant, le duc avait toujours respecté le seigneur des chevaux. En dépit de tout, il était un grand et fier guerrier. Comme Isgon, il détestait la soumission. Mais si Isgon s'était soumis de bonne grâce aux Haldar après une guerre propre et nette, Lyaderix n'avait jamais vraiment accepté le marché qu'avait passé Ryates pour eux. Il avait donné sa fille à Rushon Haldar en échange de la paix. Bien qu'ayant jamais été un gros sentimental concernant ses enfants, ça lui avait fait l'effet de s'écraser devant Cinhol. Il avait plus ou moins servi la couronne quand c'était sa fille Hasteria qui siégeait sur le trône. Il s'était également incliné devant sa petite-fille Nirina, malgré le fait qu'elle soit à demi-Haldar. Mais Castel II lui était un enfant illégitime de Rushon, sans aucun sang de la Tribu. Inévitablement, la fierté de Lyaderix allait le conduire vers la trahison.
- Toi et tes hommes vous rendez ? Demanda Isgon.
- Si ça avait été Castel, Astarias ou n'importe qui d'autre, on se serait sûrement battu jusqu'à la mort, avoua Lyaderix. Mais je peux me rendre au Rimerlot sans trop me sentir humilié. Entre vrais guerriers, on se comprend hein, vieil ours ?
- J'accepterai la reddition de chacun de tes hommes. Mais toi, si tu ne me dis pas de suite ce que tu as fait aux princes Deornas et Alroy, je me servirai de ta peau comme manteau.
La surprise se peignit sur le visage buriné du seigneur des chevaux.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Deornas et le gamin se sont échappés en même temps que Nirina.
- Echappés ? Tu veux dire qu'ils ont quitté la ville avant que tu n'arrives ?
- Non, sinistre crétin ! Ils se sont échappés y'a des semaines de ça, quand ils sont arrivés dans mon camps pour me demander de l'aide pour se rendre dans l'Ancien Monde !
Isgon ne comprenait plus rien. Pourquoi diable Deornas et Alroy iraient dans l'Ancien Monde ?
- Tu ferais mieux de me raconter tout ce que tu sais, l'avertit Isgon.
- Soit, mais dans le palais, avec une bonne chope de bière. Parler m'a toujours donné soif.
Après que Lyaderix lui ait fait son récit, Isgon y voyait plus clair. Mais il ne comprenait toujours pas. Que Nirina souhaite venir dans l'Ancien Monde pour tenter de se venger de Castel, pourquoi pas ? La fille avait après tout hérité à la fois de la fierté de Lyaderix et de l'arrogance des Haldar. Qu'elle amène son fils Alroy avec elle malgré le danger, ça passait encore. Elle n'aurait sûrement pas voulu le laisser ici, à la merci de Castel. Mais pourquoi diable Deornas avait-il laissé faire cela ? Pourquoi était-il parti avec eux ? Et si effectivement, Nirina, Deornas et Alroy se trouvaient dans l'Ancien Monde, pourquoi le roi ne lui avait rien dit ?!
- Ce morveux de roi te mène en bateau, mon vieil ami, lui dit Lyaderix comme s'il avait lu ses pensées. Il m'a mené moi aussi en bateau, se servant de moi à sa guise pour ensuite me jeter comme de la vermine. Je ne l'ai pas bien pris. Alors, j'ai tué ce traître de Barneas, pris son anneau et je me suis dit que la cité royale presque vide méritait bien un petit tour. Tu ne peux pas m'en vouloir pour ça, Isgon. La conquête et tout ce qu'il y a de plus sain et naturel. Ça, même ton roi l'a compris.
Isgon n'allait certainement pas verser une larme pour cette larve de Barneas, et il ne faisait pas grand cas non plus de la cité royale. Il avait suivi Castel II dans cette guerre pour avoir l'assurance que son petit-fils Alroy serait épargné. Si, en ce moment, ce n'était pas Castel qui détenait Alroy, ce bougre de roi fou n'avait plus rien pour retenir le Rimerlot. Et s'il n'avait rien dit à Isgon concernant la présence d'Alroy dans l'Ancien Monde, c'était qu'il le savait. Peut-être même aurait-il voulu le capturer pour ensuite l'exécuter secrètement. Son propre neveu. Après tout ce que Castel avait fait dans l'Ancien Monde, Isgon savait qu'il en serait tout à fait capable.
Les souvenirs des actes de Castel II lui revinrent en mémoire, plus distinctement. Il avait été là, il avait vu, mais la portée des atrocités du roi ne lui était pas apparue à l'instant. Il ignorait pourquoi. Ça l'avait indigné, certes, mais moins que ça aurait dû. À présent qu'il était rentré à Cinhol, Isgon y voyait plus clair, comme s'il avait été victime d'un sortilège dans l'Ancien Monde.
Isgon s'était retourné contre Nirina quand il avait jugé qu'elle avait dépassé les bornes. Castel II les avaient dépassées depuis longtemps déjà. C'était un malade, plongé jusqu'au cou dans les mêmes magies noires que cette vipère de Ryates. Il était vrai que les hommes du Rimerlot regardaient en premier leurs nombrils, mais en songeant ce que Castel II ferait à l'Ancien Monde si jamais il arrivait à le conquérir, il en frémissait d'avance. Isgon n'avait rien contre ces gens de là-bas. Il fallait revenir là-bas, arrêter Castel et sa folie démesurée.
- Lyaderix, dit Isgon. Je vais t'épargner, toi et tes hommes. En échange, tu vas aligner tes foutus cavaliers à coté de mes guerriers. On repart dans l'Ancien Monde, on dégage Castel, et puis, en rentrant ici, Cinhol accordera à ta Tribu son indépendance de jadis, à la condition que tu ne t'en prennes plus au royaume. T'en dis quoi ?
- Qui es-tu pour me faire de pareille promesse, Isgon ? Tu comptes te nommer roi à la place de Castel II ? Mais tu n'es pas un Haldar.
- Je sais. Je ne veux pas du trône. Ce sera mon petit-fils, Alroy Haldar, qui en héritera. Un gentil garçon que je me ferai une joie de conseiller. Et puis, ça tombe bien, c'est aussi ton arrière-petit-fils. Le sang de la Tribu sera à nouveau présent sur le trône de Cinhol. Alors, tu en dis quoi, bougre de salaud ?
Lyaderix sourit et porta sa chope de bière à ses lèvres.
- J'en dis qu'il fallait qu'au moins une fois dans ma vie je me batte à tes côtés, et non contre toi, vieil ours.