Entre la Vie et la Mort
Je revenais du marché, marchant lentement en cette journée de décembre, arpentant les rues et les ruelles de ma ville natale. La brise glaciale me lacérait le visage, mais je m'en fichais. J'étais joyeux, car j'avais trouvé un magnifique tableau au marché, et ce pour une bouchée de pain. Et l'ardeur de ma joie me protégeait des assauts du froid. J'avais décidé de l'acheter pour m'en servir comme source d'inspiration, afin de peindre un tableau que je pourrai vendre, me procurant peut être assez d'argent pour rembourser une de mes nombreuses dettes. Et, tout fier, mon tableau sous le bras, mon béret sur la tête, j'avançais vers mon petit logis, foulant joyeusement les pavés du boulevard menant chez moi.
Lorsque j'en poussai la lourde porte de bois, j'allumai la lumière qui mit un certain temps à éclairer entièrement la pièce. Je vis alors le désordre impérial qui l'inondait. Je soupirai. Il fallait vraiment que je pense à ranger tout ça, ne serait-ce qu'un peu, afin d'avoir un passage qui ne soit pas potentiellement dangereux. Je posai le tableau sur un chevalet qui était là, et le contemplai dans toute sa splendeur, de son cadre dorée et sculpté à la peinture elle-même. Il représentait une jeune femme faisant face à un grand rapace rouge dont la peau laissait ressortir de longues veines noires. Il possédait une sorte de collerette grise dont l'origine semblait morbide. Ses yeux d'un bleu glace étaient emplis de cruauté et de sadisme. Aux extrémités de ses grandes ailes pourpres se trouvaient cinq griffes noires acérées. Sa queue de la même taille que ses organes de vol semblait en être un également. Une aura ténébreuse émanait de lui. A gauche, un cerf bleu aux cornes ornées de gemmes lumineuses et multicolores semblait défendre la jeune femme. Bois en avant, tête baissée, il paraissait prêt à charger. Une aura féerique émanait de lui.
Le vendeur de ce tableau m'avait raconté que celui-ci illustrait une scène des légendes d'un lointain pays, dont j'ai oublié le nom … Un pays qui considérait ces deux êtres comme les divinités de la Mort et le la Vie respectivement. Cela m'avait beaucoup impressionné, et je buvais ces paroles tout en étudiant le tableau, oubliant au fur et à mesure ce qu'il expliquait. Je n'avais pas même détourné le regard de l'œuvre pour le payer. Mon regard dériva sur la jeune femme. Elle était pétrifiée de peur, et ses yeux écarquillés de terreur me firent déglutir difficilement. Je songeai que le peintre de ce tableau devait être doué pour exprimer les émotions et les sentiments. Fatigué de ma dure journée, je baillai, puis j'allai me coucher en songeant à l'œuvre. Je somnolais paisiblement dans la pénombre ambiante lorsque, tout à coup, je me rappelai avoir vu une tache sur celle-ci. Je me retournai de l'autre côté de mon lit et regardai l'heure : minuit. Etant un peu paranoïaque de nature, j'eus un léger frisson et voulus rechigner à descendre, prétendant que je m'occuperai de ce léger détail demain matin. Mais j'étais également perfectionniste, et je fus incapable de retrouver le sommeil sans penser à cette tâche, tournant et me retournant dans mon lit pour tenter de l'oublier. Je rassemblai le peu de courage que j'avais et me levai alors, puis descendis l'escalier, provoquant de sinistres craquements à chaque pied précautionneusement posé. A l'aide d'une lampe de poche, je me repérai dans l'obscurité la plus totale. Me cognant aux divers objets jonchant le sol, je finis par trouver à tâtons plus ou moins fructueux le tableau, que je nettoyai rapidement grâce à une éponge qui traînait là tout en jetant des regards inquiets autour de moi, saisi par l'angoisse. Je m'empressais de remonter, lorsque, soudain, j'entendis un hurlement de douleur. Cela semblait venir du jardin, dont la porte-fenêtre y donnant était traversée par une lame de lumière lunaire. Curieux et inquiet, j'allai voir, sur la pointe des pieds, ce qui se passait.
Un effroyable spectacle au clair de lune s'offrit à mes yeux. Une jeune femme pleurait, serrant contre elle l'immense corps d'un cerf que je reconnus immédiatement : celui du tableau. Celui-ci gémissait faiblement, terrassé par une plaie béante au niveau du poitrail, qui saignait abondamment, formant une mare écarlate près de lui. En face du duo volait et tournait tel un vautour le grand rapace vermillon, poussant des cris stridents, ses griffes maculées de sang rouge sombre, fier de son œuvre. Le cervidé saphir essayait vainement de se relever, tentant d'utiliser ses grandes pattes rappelant des épées comme appuis. L'immense oiseau ténébreux fondit alors sur la jeune femme, la saisit dans ses puissantes serres, l'enlevant dans les airs. Celle-ci eut beau se débattre, l'étau des griffes acérées ne se desserra point. Le grand oiseau et sa proie disparurent alors en planant dans la nuit obscure. Le cerf bleu poussa alors un ultime et atroce cri de souffrance avant de disparaitre dans une nuée de poussière argentée qui s'envola, portée par la brise nocturne.
Tout s'était déroulé tellement vite ! Je n'avais pas pu réagir. Je ne comprenais pas ce qu'il s'était passé. Je tremblai, et manquai de trébucher au moindre de mes pas. J'allai inspecter l'endroit où avait disparu le grand cerf majestueux. Il n'y avait rien, pas même la trace de son corps encore gisant quelques secondes plus tôt, ou de la poussière argentée dans laquelle il avait disparu, ni même de son sang qui maculait l'herbe, rien. J'allai donc me recoucher, manquant de chuter dans les escaliers, tremblant comme une feuille. Je me glissai sous les épaisses et chaleureuses couvertures en ne laissant dépasser que le bout de mon nez pour inspirer un peu d'air frais.
Le lendemain, je me réveillai en sursaut et en sueur, comme lorsque je faisais un cauchemar, ce qui n'arrivait pas souvent.
Après m'être calmé, je descendis me faire mon petit déjeuner. J'allai rapidement chercher le journal déposé devant ma porte par le facteur, transi de froid dès la première seconde en milieu extérieur. Je me préparai un café, puis m'assis sur une des chaises installée près de la table de la cuisine, posant le feuillet de papier à côté de moi. Je lus la première page de celui-ci en buvant mon expresso. On y annonçait le décès d'une jeune femme vivant dans un village des environs. Sa mort avait été, parait-il, mystérieuse. On notait la présence de cinq larges sillons sur son ventre. La tasse remplie de liquide noir s'écrasa au sol dans un fracas de porcelaine brisée. Mes jambes flageolèrent. J'avais peur de comprendre. Peur de devoir penser que tout ceci n'était pas un rêve, que ce dont je pensais avoir rêvé cette nuit n'était que bien réel. Je lâchai le journal, et courus au tableau. Le décor avait complètement changé. La jeune femme avait tout bonnement disparue. Sur la gauche gisait le cerf bleu, très probablement mort, baignant dans son sang. Quant au rapace, son aura ténébreuse et maléfique semblait avoir triplée de taille. Mais le plus angoissant était sa tête, légèrement orientée vers moi, ses yeux saphir fixant les miens d'un air sadique. Et si j'étais sa prochaine victime ?