Souvenirs, souvenirs...
C'est en rangeant ses dossiers concernant l'alimentation des Tauros que Chen trouva cette vieille photo en noir et blanc. Elle semblait abandonnée parmi les pyramides de chemises cartonnées où figuraient des numéros.
Elle en avait assez de se cacher aux yeux du vieux professeur. Il était temps qu'il se souvienne d'elle. D'Agatha.
Dès lors qu'il avait retrouvé cette photographie, Chen s'enferma dans son bureau et demanda à sa petite-fille Nina de ne pas le déranger pour quoi que ce soit. Il voulait être seul pour se replonger dans ses plus anciens souvenirs.
Il dégagea son plan de travail pour poser à plat la vieille image, d'une main fébrile. Il passa ses doigts creusés par l'âge sur chaque contour de la photographie, attendant qu'un souvenir surgisse de sa mémoire. Rien ne venait. Aucune émotion ne le traversait. Était-il devenu un vieil homme sans humanité ?
Cependant ce cliché agissait comme un miroir de son ultime moment de gloire. Il avait confirmé à toutes les personnes du stade et du monde entier qu'il était un des meilleurs dresseurs Pokémon de sa génération.
Sur cette photographie il brandissait le trophée que tous les dresseurs Pokémon rêvaient d'obtenir. En soit, c'était un moment complet de consécration. Pourtant il y avait une tâche sombre sur ce cliché.
Un frisson d'angoisse le submergea pendant un long moment et celui-ci ne semblait pas vouloir s'arrêter.
« Bon, je sais ce qu'il me reste à faire... marmonna le professeur en se levant difficilement. »
Le frisson l'empêchait d'avancer. Il grommela des mots bas.
« Cette photo m'a toujours apporté des catastrophes et ça continue... On dirait que cette vieille Agatha m'a jeté un sort à travers ce cliché pour me paralyser. Elle aurait dû rester là où elle était... ! »
Soudain, après un effort continu, il réussit à aligner quelques pas jusqu'à un tiroir bien caché sous une commode. Il l'ouvrit et attrapa ce qu'il contenait : un paquet de cigarettes. Il contempla l'illustration du paquet avec une certaine nostalgie sans pour autant l'admirer. On pouvait y voir un Salamèche qui allumait la cigarette d'un dresseur.
Il hésita quelques instants sur la décision à prendre : fumerait-il ou laisserait-il son paquet là où il était resté si longtemps caché ? Après tout il n'avait pas fumé depuis des dizaines d'années, en fait, depuis qu'il avait remporté la Ligue Pokémon de Kanto. Pourquoi allait-il franchir ce cap alors qu'il ne l'avait pas fait auparavant ? Il soupçonnait cette photographie d'être la cause de ce revirement : dès qu'il avait vu le visage d'Agatha, il avait senti comme un manque qu'il fallait combler tout de suite sinon il souffrirait comme quand ils s'étaient séparés.
Il ouvrit le paquet qui était neuf jusqu'alors et tira une de ces longues tiges de tabac qu'il alluma avec un briquet trouvé sous la main. Chen se rassit et prit dans une de ses mains la photographie qu'il redoutait tant de revoir et remarqua qu'il ne tremblait plus. C'était au prix d'un grand effort.
Il fixa sa propre image avec une certaine admiration car il semblait serein. Il s'interrogea sur ce qu'était devenu son trophée. Où l'avait-il rangé ?
« Mais oui... ! s'exclama-t-il en levant les yeux vers le ciel. »
Il se leva une seconde fois et tira sa chaise vers une étagère en bois qui se situait en hauteur. Il plaça sa main sur le dos de la chaise et monta sur celle-ci en tremblant. Il sentit que ses jambes s'agitaient et que la chaise aussi. Il eut un moment de stabilité et soupira, soulagé. Il se tint droit et inspecta l'étagère poussiéreuse. Il fut soulagé de trouver son ancien trophée intacte. Juste un peu de poussière s'était amoncelée, effaçant provisoirement la brillance de l'objet tant convoité par tous les dresseurs d'hier et d'aujourd'hui. Il tira doucement son ancienne récompense en faisant bien attention de ne pas la faire tomber. Soudain il se sentit vaciller et crut qu'il allait tomber et le trophée avec lui, se brisant en milles morceaux, effaçant ses plus anciens souvenirs. Pourtant il n'en était rien ; Chen retrouva son équilibre et descendit en s'essuyant le front. Il reprit son souffle, haletant.
Il tenait fermement cet objet doré et fronça les sourcils : peut-être avait-il envie de le voir exploser sur le sol, le débarrassant de tous ses anciens problèmes qui remontaient à la surface. Il tendit la main, près à le jeter d'un geste violent par terre. Mais il ne pouvait pas faire ça : il y tenait plus qu'il n'en avait l'air. Garder les objets qui nous font souffrir. C'était paradoxale. Mais maintenant qu'il le tenait dans ses mains ridées, il était prit de tendresse pour ses gloires passées. La surface polie qu'il caressa pendant quelques minutes lui suggéra que l'objet avait été fabriqué avec attention et tradition. Un fameux sculpteur que celui qui fabriquait les trophées de la Ligue Pokémon !
Il déposa délicatement le trophée sur son bureau et se mit à chercher un chiffon pour astiquer les faces qui brillaient tant autrefois quand le responsable de la Ligue Pokémon le lui avait remit avec un grand sourire et ces quelques mots dont il se souvenait encore si bien : "Vous voici donc Maître Pokémon, cher professeur !". Maintenant qu'il y pensait, cette phrase avait une connotation ironique. Maître Pokémon et professeur à la fois. Était-ce incompatible ?
Quand il eut terminé de nettoyer son précieux trophée, il l'installa en face de lui pour ne plus l'oublier. Il l'avait caché depuis longtemps, prit d'une soudaine honte. Comme si il ne le méritait pas. Mais aussi parce qu'il voulait évité de souffrir.
Agatha... Sur la photographie elle n'était pas en colère et semblait accepter la défaite face à un adversaire plus fort qu'elle.
Ce combat... Il s'en souvint parfaitement. Il avait duré près de huit heures ! Huit heures intenses sans une seule pause. Et il avait gagné. Parce qu'il avait élevé ses Pokémon avec amour contrairement à elle qui n'avait choisit que ses meilleurs éléments et qui les avait entraîné sans pitié. Elle s'était acharnée contre lui mais finalement l'amour avait gagné face à la haine.
Chen ne comprenait pas comment une créature aussi belle et séduisante qu'Agatha pouvait être capable d'haïr. Les femmes ne devraient jamais ressentir cette émotion néfaste qui détruit les cœurs et ravage l'amour.
Au moment de leur rencontre et même plus tard quand ils étaient devenus amants, Agatha n'avait jamais été une personne haineuse. Au contraire, elle aimait profondément Chen et lui aussi, malgré tout, l'aimait encore. Ce fut une des seules femmes qui compta le plus dans sa vie, il s'en rendait compte à présent. Aucune femme ne l'avait autant aimé qu'Agatha. Il n'avait jamais vraiment réussi à effacer cette femme de sa mémoire et même à présent il se souvenait de tout chez elle : son parfum, ses baisers, son rire.
Il eut un pincement au cœur. Pour la première fois depuis longtemps, il se demanda si elle était encore vivante, ce qu'elle devenait. Il se demandait souvent, en se tournant, dans son lit, face à la place vide qui avait longtemps été comblé par elle, si il ne regrettait pas d'avoir quitté leur laboratoire qu'ils avaient fondés ensemble comme un père et une mère donne naissance à un enfant. Ils avaient travaillé dur. Il savait qu'il devait remercié en grande partie Agatha car c'était grâce à elle si il était devenu un aussi grand savant. Elle l'avait formé et avait achevé son enseignement.
Agatha... Il avait choisit la recherche plutôt qu'elle. Il s'en mordait les doigts car aujourd'hui, il était seul, sans femme, sans être à aimer. Il avait ses Pokémon, ses recherches mais pour un vieil homme, cela ne suffisait plus. Il s'était donné corps et âme à l'étude des Pokémon, laissant de côté sa vie amoureuse. Il le regrettait à présent. Il était sans doute passé à côté de bons moments.
Chen se remémorait son visage et son corps : une chevelure grisonnante et longue, des yeux rouges vifs couleur sang. Elle portait toujours des boucles d'oreilles de la même couleur pour les faire ressortir plus menaçants encore. C'était son côté espiègle et il l'aimait pour ça.
Cependant il avait un goût amer dans la bouche maintenant qu'il repensait à toutes les atrocités qu'elle avait fait subir aux Pokémon pour leurs recherches. Elle s'était montrée cruelle à l'extrême. Il se rappelait d'une scène qui précéda son départ définitif du laboratoire : il avait surpris dans le pelage d'un Rattata une puce qui l'avait rendu soudainement nerveux et agressif. Il en avait parlé à sa compagne qui lui répondu, d'un ton léger :
« C'est pour voir si notre prototype de puce contrôlable marche correctement. »
Il était resté bouche bée. Contrôler les Pokémon ? Ce n'était pas le but de leurs recherches !
Il avait essayé de lui faire entendre raison et de lui montrer qu'elle s'était fait manipuler par leurs collègues scientifiques. Elle ne voulait rien entendre et niait en bloc le projet de contrôler les Pokémon.
Il avait alors décidé de quitter son laboratoire, celui qu'il avait fondé avec cette femme qu'il aimait plus que tout. Il voulait se mettre sur un projet qui lui tenait à cœur : une encyclopédie qui réunissait toutes les données sur tous les Pokémon existants ! Agatha méprisait ce projet "débile" et continuait ses recherches malsaines sur les pauvres créatures.
Ils ne s'étaient revus qu'à la Ligue Pokémon. Juste avant la final qui les opposait. Elle l'avait attendu, appuyée sur le mur du couloir. Lui, revenait de son dernier match, épuisé mais heureux. Ils s'étaient de nouveaux disputés mais ce fut la dernière fois. Ils se séparèrent définitivement. Lui avait remporté la Ligue Pokémon et était devenu le grand scientifique que nous connaissons tous aujourd'hui.
Agatha était entrée dans le Conseil 4 pour confirmer ses talents de dresseur Pokémon. Depuis, plus rien. Pas une lettre, pas un coup de fils. Juste des articles de presse qui faisait l'éloge de sa tactique de combat. Rien de plus.
Soudain, on frappa à la porte.
« Grand-père, je sais que tu m'as interdit de te déranger mais quelqu'un au téléphone souhaite te parler. »
Il fut surpris. Chen se leva, fébrile. Il se rendit dans le salon où le combiné du téléphone pendait au mur. Il l'attrapa et après un moment de silence sinistre, il demanda :
« Allô ?
- Vous êtes bien le professeur Chen ?
- Oui. Que puis-je pour vous ?
- Eh bien, c'est assez délicat... Vous connaissiez bien Agatha, le membre du conseil 4 ?
- Oui, pourquoi ? »
Chen avait peur de la réponse. Il regretta d'avoir posé cette question. Il avala sa salive en attendant la réponse de son interlocuteur qui peinait à aligner les mots.
« Agatha est décédée cette nuit. Je suis l'infirmier qui s'est occupée d'elle quand elle fut admise dans mon service. Elle a beaucoup souffert, vous savez. »
Chen s'écroula sur une chaise. Pourquoi lui disait-il cela ? Voulait-il le culpabiliser de l'avoir abandonné ? Il tenait fermement le combiné, attendant des détails.
« C'était une femme forte. Elle a enduré de grandes douleurs sans se plaindre.
- Elle était courageuse, en effet... renchérit le professeur en baissant la tête.
- Elle vous a appelé avant de mourir. Elle a dit qu'elle vous aimait.
- Je l'aimais aussi. Et je crois que je l'aime encore maintenant. »
Après quelques banalités, Chen raccrocha, le cœur lourd. Il se dirigea d'un pas décidé vers sa salle de travail. Il prit entre les mains la photographie qu'il avait trouvé quelques minutes avant et l'accrocha avec cérémonie au dessus de son bureau. Il était content de l'avoir retrouvé car elle était le seul lien réel qui le reliait encore avec Agatha et avec quelque uns de ses souvenirs de jeunesse.