Chapitre 47 : Keluyah
Elle plonge avec tendresse ses mains dans la fontaine, les paumes tendues vers la lune qui resplendissait au-dessus de sa tête. Elle forme une cavité entre ses doigts, récolte le précieux liquide qui semble briller dans l'obscurité et le porte jusqu'à sa bouche. Elle profite alors de la moindre goutte qui vient ramper dans le fond de sa gorge avant de dévaler la pente jusqu'au bas de son ventre.
Ses yeux se ferment, doucement, et elle prend une grand inspiration. L'air est frais.
Le silence est un roi qu'elle veut vénérer. Cette nuit il gouverne tout : le village, la forêt, la mer et même les grandes plaines. Pas un cri de pokemon sauvage ne vient le troubler, aucun oiseau pour prendre son envol entre les branches des arbres ni aucun homme marchant entre les huttes ne vient briser ce rêve. Et Keluyah est heureuse qu'il en soit ainsi. Après une journée comme celle qu'elle vient de vivre, rien ne peut être préférable au calme de cette nuit.
Elle a besoin de solitude, besoin de réfléchir et de mettre en œuvre le plus grand mouvement que son peuple ait connu.
Alors qu'elle se penche de nouveau pour boire elle sent un poids sous sa tunique, celui de l'orbe qu'elle a ramené de la cascade. Pour rien au monde elle ne l'aurait laissé ne serait-ce qu'une seule seconde dans ses appartements. Elle avait beau avoir confiance en ses semblables, elle ne voulait pas quitter ce bijou. Il était devenu le fruit de son pouvoir et pour rien au monde elle ne prendrait le risque de le perdre.
« Kyogre… »
Elle murmure ce nom entre deux gorgées, celui d'une légende auquel son village, elle comprise, ne croyait pas quelques heures auparavant. Ce n'était que la simple image d'un dieu, gardien des océans, vision que l'on inculque aux enfants dès leur plus jeune âge et qu'ils ne doivent pas oublier jusqu'à leur mort.
Mais pourtant personne ne l'avait jamais vu. Parfois certains rapportaient des cris venant de la haute mer, les mugissements d'un pokemon gigantesque qui soulevait au loin d'immenses vagues avant de retourner dans les tréfonds des abysses. Parfois, lors de parties de chasse, l'on retrouvait de vieilles peintures sur les parois d'une grotte dans les montagnes. Les anciens se représentaient souvent Kyogre et son œuvre en trois étapes. D'abord sa confrontation avec son ennemi Groudon, puis l'arrivée du dieu du ciel pour stopper leur colère et enfin un sommeil éternel duquel il ne sortirait jamais.
Et pourtant aujourd'hui il en avait été tiré, par une jeune femme à peine sortit de l'enfance. Elle le contrôlait.
Depuis le moment où elle avait posé la main sur l'orbe, Keluyah sentait la puissance la dévorer de l'intérieur. Même si elle n'osait se l'avouer, elle savait qu'elle était supérieure à tous ceux qui dormaient sous ses yeux cette nuit-là. La vie de ces gens ne valait rien, les morts au combat étaient des sacrifices, les premiers d'une longue série. Elle allait grandir, tendre la main et tirer le monde vers elle.
Dans la nuit noire elle souriait et ses dents blanches contrastaient avec sa peau brune. Mais dans l'ombre de ce sourire parfait, presque divin, se cachait une soif incontrôlée de pouvoir.
Cette nuit-là, la jeune reine n'avait pas sommeil, tourmentée par ce besoin pressant de conquête. Et pour cette raison elle avait quitté sa hutte alors que tout le village sombrait dans un profond sommeil et s'était approchée du bassin d'eau au centre du village. Situé au milieu d'une clairière, il s'agissait de l'endroit rêvé pour observer le ciel et profiter du calme de la nuit.
Il était rare qu'un Tortarsh quitte ses quartiers une fois le sommeil tombé, sauf en cas de pleine lune, ce qui n'était pas le cas. C'était sujet aux visites de mauvais esprits et de fantômes, choses qui étaient loin de terrifier la jeune femme qui, désireuse de profiter un peu plus du lieu, laissa tomber son corps presque nu dans l'herbe humide.
Là elle se coucha et, les yeux vers le ciel, contempla les étoiles, se laissa aller à une foule de questions sur l'étendue de l'univers. Elle ferma les yeux, se mit à rêver du monde qui l'attendait au-delà de ce village, de tout ce que son père et cette société l'avaient empêché de voir.
« Je suis l'oiseau qu'on empêche de voler, murmure-t-elle.
– Un oiseau qui pourra très bientôt passer par-dessus les nuages. »
Elle sursauta à cette réponse inattendue et se redressa sur son séant. Dans la pénombre elle parvint à distinguer le visage fin de Töko, l'homme qu'elle s'était juré d'épouser un peu plus tôt dans la journée. Sur le coup elle se demanda comment elle avait fait pour ne pas l'entendre arriver. Ce dernier boitait ; il n'avait pu faire preuve de discrétion.
« Désolé de t'avoir réveiller, ajouta-t-il comme pour mettre fin à ses questions.
– Réveillée ? s'étonna la jeune reine.
– Tu ne t'en étais pas rendu compte ? J'ai hésité à le faire, tu étais si paisible et si belle à la fois que j'ai manqué de faire demi-tour…
– N'en fais pas trop, répondit-elle en riant.
– Je n'en fais pas assez, justement. »
Disant cela il la fixa droit dans les yeux et elle ne pût contenir un petit rire, le premier depuis des mois, ce que son futur mari ne manqua pas de remarquer. Et alors, heureux de la voir ainsi de bonne humeur, il relança la conversation. Ne parlant de rien il capta son attention, préférant se focaliser sur la beauté des étoiles que sur les conquêtes à venir, sur le souffle du vent plutôt que sur les habitants de l'autre monde qui risquait de débarquer d'un moment à l'autre. Il ne parla pas une seule fois de Kyogre, de Kunra ou de toute autre sujet ayant trait de près ou de loin à la royauté de sa bien-aimée, se contentant de volatiles discussions.
Et elle riait, répondait et philosophait avec lui sur leur condition par rapport à la grandeur du ciel qui les surplombait. Il n'était pas question de mariage, de guerre ou de trône. Juste eux qui passaient un bon moment au milieu de la nuit.
Elle oublia un instant sa soif de pouvoir, la pierre qui pesait sous sa toge et le monde qui serait bientôt sien. Tout cela n'était plus rien.
Sa main se posa sur celle de Töko, sa tête se posa sur son épaule et leurs lèvres finirent par se toucher. Elle l'embrassa pour la première fois en ressentant quelque chose de plus profond qu'un simple picotement. Et pour la première fois de sa vie il lui sembla comprendre ce que signifiaient les mots qu'il lui arrivait de murmurer à son oreille.
Töko passa sa main sur le ventre nu de la jeune femme, fit glisser ses doigts vers sa poitrine, souleva sa tunique. Il lui embrassait le cou, reniflait ses longs cheveux bruns et chuchotaient quelques douceurs que même le vent ne pouvait entendre. Il colla son corps au sien, fit glisser un peu plus ses mains et termina en retirant la petite tunique de sa future femme.
Et elle se sentit nue, dépossédée, impuissante, seule, isolée, faible. Un cri sans nom remonta le long de sa gorge et elle parvint à le bloquer de peu pour ne pas réveiller tout le village.
Töko eut à peine le temps de se demande ce qu'il se passait qu'il fut repoussé d'un coup de poing quelques mètres plus loin. Keluyah, de son côté, se précipita sur sa tunique qu'elle enfila sans pour autant se sentir mieux. Il lui manquait quelque chose, un élément essentiel qui…
Et elle la vit ; l'orbe, traînant au milieu de l'herbe. Précipitamment elle s'en empara, la remit sous ses vêtements puis fit demi-tour en direction de sa hutte. Elle laissa Töko ainsi, couché au milieu de la clairière, ne comprenant rien à ce qu'il venait de se produire.