Prologue
« Bienvenue à bord du Lokhlass, monsieur, notre ferry à destination de Nénucrique. Nous espérons que vous allez effectuer un agréable voyage. »
Le jeune homme tendit la main pour récupérer son billet composté, mais le contrôleur examina à nouveau le papier sous tous les angles, comme s'il eut douté qu'il s'agisse de l'original. Après s'être finalement assuré qu'il n'avait pas dans les mains une contrefaçon, il le tendit à son propriétaire et ajusta son chapeau avant de le saluer et de faire demi-tour sans plus de cérémonie.
L'adolescent baissa les yeux vers son billet et haussa un sourcil avant de le fourrer dans la poche de son sweat. Depuis qu'il avait mis les pieds à l'intérieur du ferry, il s'attirait les regards noirs des autres passagers et il devenait maintenant difficile de les ignorer. Faisant de son mieux pour se concentrer sur ce qu'il pouvait voir depuis la fenêtre, il tripotait nerveusement l'extrémité de ses manches et les roulait et pliait sous ses doigts tremblants.
Si jamais quelqu'un le reconnaissait...
Lorsqu'une femme se leva non loin de lui, il sursauta violemment et sa panique fut telle qu'il eut un haut le coeur. Il scruta son visage, cherchant à y déceler le moindre trait familier, la moindre émotion qui montrerait qu'elle aurait reconnu son visage.
Une voisine ? Un collègue de son père ? La mère d'une amie, peut-être ?
Finalement, elle ne lui jeta qu'un regard méprisant avant de se diriger vers les toilettes qui se trouvaient au bout du couloir.
Son soulagement fut de courte durée car sa réaction excessive avait attisé la méfiance des autres passagers qui le surveillaient maintenant du coin de l'oeil, certains ne l'ayant pas lâché du regard pendant plusieurs longues secondes après l'incident.
L'adolescent rabattit d'un geste sec sa capuche sur son visage avant de se recroqueviller contre le hublot, de façon à être le moins reconnaissable possible.
Il ne pouvait pas se permettre de se faire voir maintenant. Pas après ce qu'il avait réussi à faire.
Mais toutes ces paires d'yeux braquées sur lui le rendaient anxieux au plus haut point et s'il restait au milieu de tous ces gens méfiants, il finirait par se trahir lui-même.
Il se remit à tordre nerveusement ses doigts et se mordit la lèvre au sang. Le goût ferreux lui arracha une légère grimace de dégoût, mais c'était le cadet de ses soucis.
Il lui restait encore deux longues heures de trajet à tenir avant de mettre pied à terre.
L'adolescent choisit de songer à ce qu'il laissait derrière lui pour se donner du courage : s'il s'était embarqué dans un tel périple, ce n'était pas par pur plaisir.
Dans la ville où il avait grandi, et le seul endroit du pays qu'il ait réellement connu, il vivait uniquement avec son père. Sa mère était partie alors qu'il était trop jeune pour s'en souvenir, sans laisser d'autres traces que la profonde rancoeur qui habitait son géniteur.
Cet homme qui l'avait élevé. Ce tyran qui l'avait détruit.
Il déglutit pour essayer de chasser le goût de la bile qui s'était joint à celui du sang, mais sa tentative fut vaine et il abandonna. Son estomac le brûlait atrocement, maintenant. Et avec l'agitation constante du bateau qui tanguait au rythme des vagues, il n'allait certainement pas tarder à vomir.
Plaquant sa main sur sa bouche, luttant contre cette désagréable sensation, il essuya d'un geste sec la sueur qui perlait à son front.
D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours vécu ça. Il savait comment lutter contre cette terrible angoisse qui vous prend aux tripes et vous retourne l'estomac. Il valait d'ailleurs mieux pour lui ; c'était comme ça tous les soirs.
Son père rentrait, et lui se terrait du mieux qu'il le pouvait sous sa couverture.
Il avait d'abord essayé de faire semblant de dormir, mais ça n'avait jamais marché. Il était toujours réveillé par des coups dans les côtes où le plexus, qui lui coupaient le souffle et noyaient ses yeux de larmes.
La douleur lancinante. Puis les cris de rage. Ses larmes salées. Et de nouveau des coups.
Encore, encore et toujours.
Pourquoi ? Tous les soirs, il se posait cette question.
Qu'est-ce qui pouvait pousser son père à le frapper comme il le faisait ?
« C'est de ta faute si elle est partie » qu'il répétait sans cesse. « De ta faute ! »
« De ma faute. » murmura-t-il, son haleine dessinant un petit ovale de buée sur la vitre du hublot.
Et puis un matin, en ouvrant les yeux, il avait arrêté de se poser la question.
La seule explication qu'il avait eue ne lui suffisait pas, bien au contraire. Mais il comprit qu'il n'en aurait pas plus et a partir de ce jour, sa seule préoccupation devint d'éviter ce monstre qui l'hébergeait chez lui.
Les années suivantes s'étaient écoulées lentement, beaucoup trop lentement.
Au fur et à mesure qu'il grandissait, les punitions gagnaient en violence et en cruauté jusqu'à laisser leurs marques dans sa chair pendant des semaines, des mois. Certaines n'étaient toujours pas parties, d'autres ne partiraient plus jamais.
Une vague plus grosse que les autres s'écrasa sur le ferry et secoua les passagers. Une femme échappa un cri, un enfant rit, et lui se contenta d'agripper son sac à dos avec une telle force que ses jointures en étaient blanchies. Le soleil ne perçait plus par son hublot à présent, mais il s'en moquait. Il ne l'intéressait plus. Il ne l'avait jamais aimé.
Cet astre stupide qui brillait avec toute son arrogance, en éclairant le ciel si fort qu'il masquait toutes les autres petites étoiles, qui frappait les murs de sa maison sans jamais vraiment entrer dans sa chambre pour le réchauffer lorsqu'il en avait le plus besoin.
Il soupira. « Je suis en train de rejeter la faute sur une étoile. » pensa-t-il, trop abattu pour être amusé.
Une nouvelle grosse vague secoua leurs sièges et son front alla s'écraser contre le hublot avec un « bong » magistral, qui lui attira pour la première fois de la journée quelques regards compatissants.
Un peu sonné, il frotta l'endroit où une bosse pousserait d'ici peu d'un air songeur. La douleur l'avait un peu distrait, et il se sentait moins anxieux maintenant.
Une fois qu'il se rendait au collège, une de ses rares amis remarqua un gros hématome violet qui couvrait l'un de ses avant bras. Il avait éludé la question et continué à marcher vers sa salle de cours sans un mot. Mais plus les jours passaient et plus on lui lançait des regards appuyés lorsqu'il revenait avec une paupière enflée où un poignet bandé.
Ses professeurs avaient d'abord cru qu'il se battait et ils avaient bien raison : la diplomatie n'était pas son fort, et il lui était souvent arrivé d'échanger quelques coups de poing pour un différent.
Ses camarades avaient commencé à le craindre, à s'éloigner de lui. A l'insulter.
Seul l'un d'entre eux était resté assis à côté de lui en cours et partageait sa table à la cantine.
Jusqu'au jour où il lui a annoncé son déménagement.
C'était il y a moins d'une semaine.
Il avait paniqué, sur le point de perdre la seule chose qu'il y avait encore de bon dans sa vie.
Alors il n'était pas allé en cours. Il avait tout prévu, il savait que ce jour finirait par arriver.
Il avait sorti le sac caché sous son lit, dans lequel il entassait depuis des mois ce qui pourrait lui servir. Des T-shirt pas encore tachés de sang, des sous-vêtements, des chaussettes, un jean élimé. Il s'était aussi procuré un paquet de gâteaux secs et une thermos bosselée, qu'il remplit de café brûlant avant de se précipiter dans la chambre de son père.
Il avait tout d'abord hésité : il n'y avait jamais mis les pieds auparavant, et l'image du monstre qui l'habitait était omniprésente.
Ses chemises, ses manteaux, ses chaussures, son parfum.
Mais pressé par le temps, il brava sa peur et se jeta sur la table de nuit de laquelle il extirpa quelques gros billets qu'il fourra dans sa poche. Avant de sortir, il avait avisé la chaîne en argent que portait parfois son père.
Pour une fois, il avait oublié de la mettre pour aller travailler.
Il allait s'en mordre les doigts.
L'adolescent ignora une nouvelle grosse secousse et se mit à tripoter les maillons argentés qui encerclaient son coup avec un petit sourire satisfait. Il imaginait déjà avec délices la tête de son père qui découvrirait dans quelques heures à peine ce que son fils avait fait, et s'installa un peu plus confortablement dans son siège.
Son billet de ferry lui avait coûté presque la moitié de ce qu'il avait emporté, et il n'avait nulle part où aller lorsqu'il mettrait les pieds à Nénucrique. Peut-être que son père avait déjà appelé la police et qu'on l'attendait de pied ferme au port. Peut-être qu'il dormirait dans la rue et qu'il ne survivrait pas plus de deux jours, sans rien à manger ni pour se protéger du froid le soir.
Certainement. Mais c'était toujours mieux que ce qu'il avait laissé derrière lui ce matin là.
Il était peut-être condamné, mais heureux.
Il joua des épaules pour s'installer plus confortablement au fond de son siège et sa capuche glissa, révélant ses cheveux corbeau mi-longs dont quelques mèches indisciplinées barraient son front qu'il chassa d'un revers de la main. Maintenant qu'il avait l'air plus serein, les autres passagers avaient cessé de le fixer d'un mauvais œil et il sentit le lourd poids de leurs regards quitter ses épaules.
Finalement, il n'avais jamais été aussi bien que dans ce ferry.
Il ouvrit son sac élimé et en extirpa une petite boite en plastique hermétiquement fermée, qu'il avisa d'un regard gourmand. Elle était remplie de cookies et autres petits gâteaux divers qu'il avait glanés ça et là dans les placards de la cuisine avant son départ. Et s'il avait bien mangé avant de prendre le bateau, une légère faim commençait maintenant à se faire sentir.
L'adolescent ouvrit la boite et en extirpa un biscuit, qu'il croqua timidement du bout des dents. Le gâteau craqua et un délicieux goût de fraise emplit sa bouche. Avec un sourire satisfait, il rangea sa boîte et se contenta de picorer son biscuit, afin d'en profiter le plus longtemps possible.
Le bateau tanguait plus violemment maintenant, et il songea qu'ils devaient traverser les courants puissants de Hoenn et être arrivés à mi-chemin. Un frisson d'excitation le parcourut : Hoenn était le nom que porterait sa liberté, à présent.
Il acheva de manger son gâteau et épousseta les quelques miettes qu'il avait sur les genoux, avant de se recroqueviller autour de son sac à dos. Il cala sa tête dessus et s'offrit le luxe de fermer les yeux, savourant le balancement du bateau qui le berçait maintenant comme un nouveau né.
Ce fut un violent choc à la tête qui réveilla l'adolescent endormi. Ne sachant tout d'abord plus où il se trouvait, il jeta des regard perdus aux alentours, cherchant à comprendre ce qu'il se passait. Autour de lui, des visages paniqués, des bruit de course et des cris agitaient les lieux tandis que la voix d'un homme grésilla dans le microphone.
« ... dans le calme et le silence. Je répète : tous les passagers se rendent sur le pont dans le calme et le silence. Je répète... »
Le brun secoua la tête en revenant à la réalité. Oui, il se souvenait être monté dans le Lokhlass dans la matinée.
Mais qu'est-ce qu'il se passait ?
Lorsqu'il essaya de se lever, il perdit l'équilibre et fut projeté vers l'avant. Protégeant son visage de ses mains, il alla s'écraser sur le sol avec force et gémit lorsque ses coudes heurtèrent le parquet. Il glissa sur quelques mètres avant de parvenir à se relever et ajusta son sac dans son dos, s'agrippant fermement au siège le plus proche pour ne pas perdre l'équilibre.
Un homme d'une quarantaine d'années trébucha dans la panique et s'effondra de tout son poids sur lui, le forçant à lâcher prise et le sonnant à moitié lorsque son crâne heurta à nouveau le plancher. La chute avait été beaucoup plus dure cette fois, et son poignet s'était tordu dans un angle inquiétant sous le poids de l'homme. Il se releva et prit à peine le temps de s'excuser avant de se ruer de nouveau en direction de la sortie, rejoignant le reste des passagers en effervescence.
Il n'entendait plus la voix du capitaine à présent : seuls les cris de panique des fuyards et le bourdonnement de ses oreilles se faisaient entendre, et il eut beaucoup de mal à se remettre sur pied.
Le Lokhlass tanguait avec violence maintenant, et il devenait impossible de se déplacer sans se tenir aux sièges qui bordaient l'allée. La pente du sol devenait dangereuse maintenant et les escaliers deviendraient bientôt impossibles à emprunter. Un adolescent d'à peu près son âge serrait avec force sa petite sœur dans ses bras et leurs parents tentaient tant bien que mal de les conduire jusqu'à la porte malgré la foule en effervescence qui bloquait le passage.
Le jeune homme jeta un regard par dessus son épaule et croisa celui du brun.
La panique qu'il lut dans ses yeux noirs lui donna une boule à la gorge, et les gémissements de la petite lui firent enfin comprendre la gravité de la situation : s'ils ne parvenaient pas à sortir d'ici, ils allaient mourir.
Une vague frappa le bateau par l'avant et ils furent tous violemment projetés en arrière, plus loin des escaliers encore. Il entendit un bruit de tissus déchiré et plusieurs craquements accompagnés de cris de douleurs, lui même en échappant un quand une fois de plus, quelqu'un tomba sur lui.
Peut-être aurait-il du rester chez lui, ce matin là...
Complètement perdu, il fut incapable de se redresser et resta allongé au milieu du couloir, le nez en sang. Il tendit la main encore valide vers son sac à dos et enserra l'une des bretelles entre ses doigts , son autre poignet le lançant douloureusement.
En levant son regard embrumé vers le hublot le plus proche, il fut frappé de terreur : ce n'était pas le ciel qu'il voyais, mais de l'eau. De l'eau bouillonnante, écumante, avide de vies à prendre.
Une longue fissure se dessina sur la vitre.
L'adolescent essaya de prévenir les autres passagers, mais seul un grognement lui échappa et il parvint à peine à ouvrir la bouche. Il prit une autre longue inspiration, s'apprêtant à demander de l'aide tandis que les visages paniqués s'engouffraient petit à petit dans la cage de l'escalier. Le couloir se vidait petit à petit, et personne ne remarquait l'adolescent allongé sur le flanc, le visage ensanglanté.
Mu par l'énergie du désespoir, il tenta tant bien que mal de se relever. Glissant les bretelles de son sac autour de son bras, il tâtonna autour de lui d'une main tremblante dans l'espoir de trouver une prise, quelque chose, n'importe quoi qui pourrait l'aider à se relever.
Il lui sembla que cet instant dura des heures, tandis que le tintement du verre fissuré sonnait partout autour de lui.
L'eau n'allait pas tarder à s'engouffrer dans les lieux et l'engloutirait immédiatement, réduisant tout espoir d'en réchapper à néant.
Il poussa un cri de douleur lorsqu'il s'appuya sur son poignet blessé pour gagner de la hauteur, mais retomba aussitôt sur son épaule et ses doigts effleurèrent à peine l'accoudoir du siège le plus proche.
Il essaya une seconde fois, puis une troisième, mais ne parvint à se hisser que de quelques centimètres dans le couloir.
Dans un geste désespéré, il tenta de remonter la pente à plat ventre, plantant du mieux qu'il le pouvait ses doigts dans le parquet ciré, les ongles en sang et les dents serrées.
Il refusait de mourir ici et maintenant. Surtout après ce qu'il avait fait.
Les lumières s'affaiblirent et se mirent à cliqueter dangereusement, assombrissant le couloir et lui donnant une toute autre ambiance, rompant le silence de mort qui y régnait maintenant.
Tout le monde avait réussi à s'en sortir. Tout le monde, sauf lui.
Sans qu'il s'en rende compte, des larmes salées se mirent à rouler sur ses joues, leur goût se mêlant à celui du sang dans sa bouche alors qu'il lâchait prise, glissant inexorablement vers le fond du bateau.
C'est alors qu'un miracle se produisit.
Jetant une dernière fois son bras valide vers l'avant en quête d'une prise, une mains puissante saisit son avant bras et le hissa vers le haut.
Abasourdi, l'adolescent leva les yeux vers son sauveur.
« Allez, debout petit ! »
Un homme d'une trentaine d'années, une main fermement accrochée à l'un des sièges et l'autre serrant le poignet de l'adolescent, était en train de le hisser lentement à son niveau, le visage tordu par l'effort.
Une nouvelle bouffée d'espoir s'empara du garçon qui poussa avec force sur ses jambes pour atteindre son sauveur. Lorsqu'il fut presque contre lui, l'homme le saisit par les épaules et le redressa vivement, avant de passer un bras autour de sa taille pour le maintenir en place. L'adolescent le remercia du regard et ils remontèrent le couloir glissant côte à côte, l'homme le redressant vivement à chaque fois qu'il menaçait de tomber à nouveau.
Dans l'embrasure de la porte, un garçon jeta une lance à incendie vers eux.
« Attrape, papa ! »
L'adolescent reconnut le garçon qui serrait sa petite sœur dans ses bras quelques minutes plus tôt, et il gratifia du regard tandis qu'il les hissait vers l'entrée des escaliers.
Dans leur dos, un inquiétant craquement se fit entendre. L'homme redoubla d'efforts et, au prix d'une longue bataille contre le sol glissant, ils parvinrent finalement à saisir la rampe de l'escalier.
C'est alors que le bruit du verre brisé se fit entendre.
Avec un cri, ils se précipitèrent tous les trois dans les escaliers et gravirent les marches quatre à quatre tandis que sous leurs pieds, des trombes d'eau s'engouffraient furieusement et dévoraient les sièges sur lesquels ils étaient assis une heure plus tôt.
Lorsqu'ils arrivèrent sur le pont, c'était le chaos. Des hommes et des femmes courraient dans tous les sens, hurlant à pleins poumons tandis que des vagues immenses s'écrasaient sur eux et les emportaient par dessus-bord. A quelques mètres d'eux seulement, une femme avec une petite fille dans les bras alla des rejoindre. L'enfant pleurait à chaudes larmes en tenant tout contre elle un morceau de chiffon déchiré.
Le garçon comprit qu'il s'agissait de la femme de celui qui l'avait sauvé, mais ils n'eurent pas le temps d'échanger un mot que déjà une vague les frappait tous de plein fouet.
Il fut littéralement fauché par les trombes d'eau et alla s'écraser violemment contre les barrières qui entouraient le pont du ferry.
Il se redressa à quatre pattes et chercha la petite famille du regard, mais un cri de terreur lui fit lever la tête.
La vague qui s'apprêtait à les engloutir devait certainement mesurer une vingtaine de mètres.
Cette fois, ils n'en réchapperaient pas.
L'adolescent se cramponna de toutes ses forces à la barrière alors que le Lokhlass s'engouffrait dans le trou d'eau qui précédait le monstre, et les quelques secondes qui s'écoulèrent alors lui semblèrent interminables.
Il se demanda ce qu'aurait pu être sa vie s'il n'était pas parti ce matin là. Il aurait fini par devenir indépendant et serait parti de chez lui, en toute légalité cette fois.
Il n'aurait pas eu de quoi faire des études, mais trouver un travail n'aurait pas été très difficile pour lui.
S'il avait eu la patience d'attendre quelques années de plus...
Trempé jusqu'à l'os, gelé, terrifié, il tremblait de tous ses membres et son dernier geste fut de jeter un regard à ce garçon qui tenait de nouveau sa sœur dans ses bras, pleurant ses parents disparus dans les eaux.
Puis ce fut l'apocalypse.
La vague le frappa avec tant de violence qu'un se retrouva plaqué contre le pont du bateau. Tout l'air qu'il avait retenu dans ses poumons lui échappa aussitôt, mais il parvint à ne pas perdre connaissance et serra les dents et les paupières, priant pour que tout se finisse rapidement.
Un lourd craquement retentit et il comprit que le bateau ne résisterait pas longtemps à la pression de la vague.
Alors qu'il s'enfonçait et que l'eau pressait de plus en plus fort sur ses tympans, il eut soudain un volent haut le coeur et se sentit propulsé vers le haut avec une violence inouïe.
Le ferry était remonté comme un bouchon vers la surface, et il remercia le ciel lorsqu'il eut enfin une nouvelle bouffée d'air à engloutir avec délices.
Lorsque le bateau fut à nouveau prit d'assaut par une vague et avant même que l'adolescent ne s'en rende compte, il fut projeté d'une quinzaine de mètres plus loin dans la mer affamée.
Le roulement sous marin des vagues l'aspira profondément sous la surface, et bientôt il perdit tous ses repères.
L'eau salée sur ses blessures lui arracha une grimace, et il se mit à chercher frénétiquement le moindre rayon de lumière derrière ses paupières fermées.
Mais il était ballotté dans tous les sens et ne parvint pas à trouver une position stable, dérivant au fil des vagues sans jamais pouvoir localiser la surface de l'eau.
Son coude heurta un quelque chose où quelqu'un et il tenta de l'attraper, mais l'eau le lui avait déjà arraché et il referma ses doigts dans le vide.
Il commençait maintenant à manquer d'air et paniqua, brassant l'eau tout autour de lui dans l'espoir d'atteindre la surface, sachant qu'il pourrait tout aussi bien se diriger vers le fond des eaux.
Dans un dernier espoir d'atteindre l'air libre, il ouvrit les yeux.
Le sel le brûla immédiatement, mais il ignora la douleur et chercha autour de lui le moindre rai de lumière salvatrice.
C'est alors qu'on buta à nouveau contre sa jambe cette fois. Il choisit d'ignorer le coup et de se concentrer sur la direction à prendre, ses poumons hurlant de douleur maintenant.
Il avait besoin d'air.
Vite.
Ce fut lorsqu'on le frappa à l'épaule qu'il se retourna vivement, espérant y trouver une figure amicale qui le guiderait à la surface.
Mais ce qui lui fit face lui glaça le sang.
Face à lui, à la hauteur de son visage, un imposant Carvanha aux couleurs vives lui souriait de toutes ses dents.
Ses longues dents luisantes et acérées.
Le garçon en oublia presque sa poitrine en feu, et resta figé devant la créature. S'il devait avoir à peine la taille d'un ballon de foot, le pokémon piranha semblait capable d'engloutir un homme adulte en quelques secondes à peine.
Il n'osait plus bouger, de peur que le moindre mouvement brusque n'excite la créature. Ses yeux rougis par le sel figés dans ceux rubis du poisson, ils s'observèrent un moment en silence.
Les vagues ne le ballottaient presque plus à présent, et il se mit à couler lentement tête la première.
Il ouvrit des yeux ronds.
Il coulait !
Il jeta un regard vers ses pieds et cracha quelques précieuses bulles, qui s'éloignèrent à toute vitesse en dessous de lui.
Face à lui, le carvanha tourna sur lui même jusqu'à se retrouver à l'envers – ou plutôt à l'endroit.
Le garçon l'imita avec précautions, mais ses poumons le rappelèrent soudain à la réalité et il gémit tellement ils le faisaient souffrir maintenant. Ils semblaient sur le point d'exploser.
Mu par l'énergie du désespoir, il choisit d'ignorer le pokémon et de se précipiter en direction de la surface, retenant une inspiration douloureuse, tout son corps hurlant.
De l'air.
De l'air.
De l'air.
Alors qu'il aperçut un léger rai de lumière, son coeur sombra dans sa poitrine.
Il n'atteindrait jamais la surface seul.
C'est alors qu'il baissa les yeux vers le carvanha qui semblait l'avoir suivi et l'observait d'un œil intrigué.
Bravant sa peur, le coeur battant, il tendit ses mains vers le pokémon aux dents acérées. Il l'esquiva avec une vitesse surprenante et dévoila deux crocs blancs luisant dans les eaux sombres.
L'adolescent retint avec peine une seconde inspiration et plaqua ses mains sur son visage, sachant qu'il ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps, avant de jeter un nouveau regard désespéré en direction de la surface, puis du pokémon.
Il se passa alors quelque chose.
Le Carvanha enfla jusqu'à doubler de volume, puis souffla une bulle de sa taille au visage du garçon. L'adolescent ne prit pas le temps de comprendre ce qu'il se passait, et enfonça son visage dans la bulle avant d'inspirer profondément.
La bulle rétrécit au fur et à mesure que ses poumons se remplirent, et il crut que plus jamais il n'inspirerait. L'air trop frais s'engouffra dans sa poitrine en feu et la douleur lui arracha une grimace, le sonnant à moitié. Il se sentit alors partir lentement, respirant frénétiquement comme si chaque bouffée était la dernière.
L'esprit embrumé, il se sentit hissé vers le haut et la bulle éclata lorsqu'il atteignit enfin la surface, le petit pokémon tirant sur la capuche de son sweat pour le traîner derrière lui.
La mer s'était calmée maintenant, et seuls restaient les débris flottants du ferry. Le reste du Lokhlass et ses passagers avaient disparu.
L'épaule du garçon buta contre un objet dur et il l'examina, les yeux plissés.
Il s'agissait d'une porte en bois, sur laquelle était allongée une petite fille.
Elle semblait dormir paisiblement et serrait un morceau de torchon dans ses mains.
Inquiet, le garçon se hissa avec précautions sur la porte et plaqua son oreille sur le buste de la petite.
Il poussa un soupir de soulagement lorsqu'il sentit sa poitrine se soulever à un rythme régulier, mais son petit corps tremblait de froid. Il retira son sweat et l'essorra du mieux qu'il le put avant de l'enrouler autour de la petite qu'il prit dans ses bras tièdes, frottant doucement ses épaules pour la réchauffer.
Il baissa ensuite les yeux vers le carvanha qui les fixait toujours, ne semblant pas comprendre ce qu'il se passait.
« C'est toi qui l'as sauvée ? »
Bien entendu, il n'obtint aucune réponse. Mais il était évident que le pokémon ne l'avait pas conduit jusqu'à cette porte au hasard.
Semblant se souvenir de quelque chose, il posa son sac devant lui et l'ouvrit de sa main blessée, ignorant son poignet douloureux. Il en extirpa sa boîte de biscuits et en tendit un au pokémon, les doigts tremblants.
Ce dernier le saisit délicatement du bout des dents avant de n'en faire qu'une bouchée.
Dans ses bras, la petite fille ouvrit un œil et sourit.
« Tu es un pirate ? »
Il haussa un sourcil, surpris, avant que la petite ne tende un doigt vers sa boucle d'oreille. Comprenant, il fit non de la tête avec un sourire.
« Pas du tout. Comment tu t'appelles ? »
Elle fronça les sourcils, le regard encore embrumé par la fatigue.
« Je sais plus. »
Elle remonta alors son chiffon déchiré au visage en suçant son pouce, et le garçon nota les quelques lettres roses qui y étaient encore visibles. E. M. I.
« On dirait que tu t'appelles Emi. »
La petite leva ses grands yeux noirs vers lui, et sourit.
« Et toi tu t'appelles A. » fit-elle en désignant la lettre stylisée qui ornait son T-shirt bleu.
Ses yeux se fermaient déjà, et elle se cala plus confortablement dans les bras du garçon.
« Arthur. Je m'appelle Arthur. »
Puis elle s'endormit, alors qu'à l'horizon se dessinait la silhouette d'un village, flottant sur les eaux comme un mirage.