Entre infini et au-delà de Cyrlight

L'instant X - Mylène Farmer


La femme s'avança dans sa direction pendant que Cassy, toujours sous le choc de cette révélation inattendue, la regardait sans trop y croire. La robe fendue de Némésis révélait de longues jambes diaphanes et sa taille moulante un corps à faire des envieuses. Lilith elle-même avait encore une marge de progression face à une telle splendeur.

Son regard, quoique menaçant, était moins bestiale que celui de la Première, et ses traits plus posés. La dresseuse ne comprenait toujours pas comment elle avait pu la confondre avec sa mère, cependant son cerveau était trop embrumé pour qu'elle puisse réfléchir à cette question.

Elle ferma les yeux lorsque la déesse parvint à sa hauteur. A côté d'elle, Lugia ne bougeait pas, toujours incliné dans son espèce de révérence. Elle redoutait le sort que la femme pourrait lui faire subir, celle que même Arceus redoutait. S'attendant au pire, elle fut surprise de la sentir placer une main délicate sur sa tête.

- Regarde-moi, Cassidy. Je ne te veux aucun mal. Tant bien même serait-ce le cas, on m'en empêcherait. Tu as une autre bonne étoile qui veille sur toi.
- Une... autre ?

Une nouvelle silhouette se découpa à l'autre extrémité de la salle. Bien que portant un pantalon élégant, il apparaissait clairement qu'il s'agissait d'une personne de sexe féminin également. Cette fois, la porteuse du glyphe dragon fut beaucoup moins longue pour l'identifier.

- Athéna ! s'exclama-t-elle lorsque la fille de Zeus fut suffisamment proche.
- Je vois que Darkrai a tenu sa promesse de te conduire jusqu'ici.
- Darkrai ? répéta Cassy. C'est vous qui lui en avez donné l'ordre ? Pourquoi vous a-t-il obéi ?
- Parce que nous sommes d'accord sur un point, lui et moi, que tu approuveras sûrement. Satan n'est pas maître de ses propres agissements. Il n'est qu'une marionnette au service de Lilith. Elle tire les ficelles et le soumet à sa volonté.
- Il le fait de son plein gré.
- Non, il le fait aveuglément, parce qu'il l'aime. Et l'amour peut conduire à prendre des décisions stupides.
- Comme vous dites.

La dresseuse eut un rictus mauvais, sans quitter son interlocutrice du regard. Celle-ci se tenait devant elle, à environ deux mètres de distance, les bras le long du corps, l'air tranquille.

- J'ai demandé à Prométhée et à Crios de garder un oeil sur vous afin de vous aider en cas de danger, comme l'autre jour dans la Forêt des oubliés. Ils m'ont transmis ton message, d'ailleurs. Je me doutais que tu finirais tôt ou tard par reprendre le parti de Lilith. Cela se conçoit.
- Mieux que vous ne pouvez l'imaginer, même. Je suis au courant, désormais. Avant, je savais uniquement qu'Arceus avait un secret, à présent, je sais précisément de quoi il en retourne.

La jeune femme venait de s'exprimer d'un ton sec, méprisant, même, et Athéna afficha une expression peinée dont elle ne se préoccupa pas le moins du monde. A leur gauche, Némésis eut un sourire en coin. Ses yeux pétillaient d'une lueur étrange.

- Comment l'as-tu appris ?
- Par Léa, qui le tenait elle-même de Circé. Il me manquait une information, une seule. La clé de tout. Pourquoi Zeus tenterait-il d'assassiner l'humaine légendaire à laquelle il a demandé de concevoir un élixir de longue vie ? Pourquoi avoir rattaché une simple mortelle à Mew, suite à la mort d'Isis ? Et surtout, pourquoi avoir pris la peine de la cacher avec tant de soin aux yeux du monde ?
- Il...
- Il a agi exactement comme Lilith. Il l'a bannie, il lui a volé sa fécondité, au point de provoquer le trépas d'une déesse, pour aller lui-même sauter sur la première humaine venue !
- Les choses ne se sont pas... exactement déroulées ainsi.
- Ah oui ? Qu'est-ce qui change ? Oh, comme je suis idiote ! La punition. Voila ce qui diffère. Il continue à tourmenter Lilith dont il fait son souffre-douleur tandis que lui s'en tire indemne. Que diraient ses partisans s'ils l'apprenaient ? S'ils apprenaient qu'ils se battent contre un monstre quand leur dieu en est un tout autant ?
- Cassy, la réalité est parfois plus compliquée que cela. Elle...
- Et vous ! surenchérit la dresseuse en se tournant vers la seconde divinité. Némésis, la grande Némésis. La déesse de la justice et la déesse vengeresse. Dire que je vous croyais assez puissante pour ramener les choses à la normale. J'ai tout fait pour vous libérer, et au final, je me suis aperçue que votre sanctuaire était vide. Vide, que dis-je ? Pas exactement, puisqu'il contenait la catin divine.
- Cassy !

L'intéressée ne prêta aucune attention au ton autoritaire d'Athéna et continua de les braver à tour de rôle. Elle n'avait plus peur, à présent. Si elles étaient vraiment à redouter, elles auraient pu mettre un terme à ce conflit depuis longtemps, or ce n'était pas le cas.

- Vous vous étiez évadée depuis des années, peut-être même des siècles. Vous aviez pendant ce temps tout le loisir de combattre Arceus, de lui faire payer à juste titre les conséquences de ses actes. Au lieu de cela, vous lui avez permis de continuer à agir à sa guise, sans rien faire pour tenter de l'arrêter.
- C'est ce que tu crois, mais tu es bien loin de la vérité. La vie n'est pas aussi simple que l'impression qu'elle en donne. Il n'y a pas les bons à féliciter et les méchants à châtier. Je suis certaine que toi-même tu ignores dans quel bord tu te situes, n'est-ce pas ?
- Mes choix n'ont pas de répercussions sur l'univers tout entier. L'Alpha a des responsabilités qu'il ne prend pas la peine de respecter, or cela implique le monde dans son intégralité.
- Tu penses vraiment que tu n'occupes pas une place importante ? Réfléchis une seconde, Cassidy. Si tu tues Arceus, toi aussi, tu agiras sur l'univers. Toi aussi, tu influes sur le monde qui t'entoure. Tu aurais pu le détruire, mais tu l'as sauvé.
- Je n'ai jamais souhaité détruire la Terre.
- Non, mais la Team Galaxie oui. Il te suffisait de la laisser faire.
- J'en ai assez entendu. Je n'ai pas de compte à vous rendre, ni à l'une, ni à l'autre. Je suis la disciple de Lilith, celle de personne d'autre. Elle était là quand je me suis retrouvée toute seule. Je ne peux pas en dire autant des autres.

Les épaules d'Athéna s'affaissèrent légèrement, un voile de tristesse assombrissant ses prunelles. Apparemment, elle capitulait, puisque Cassy tournait déjà les talons, déterminée à ne rien entendre de leurs explications. Alors qu'elle s'apprêtait à s'éloigner, cependant, Némésis la rattrapa par le bras. Sa poigne de fer manqua de lui briser les os. Elle était nettement plus forte qu'elle ne le paraissait.

- Attends ! Si tu ne veux pas nous laisser nous justifier, écoute au moins cet avertissement : Arceus sait que si sa fin doit venir, elle sera provoquée par un être qu'il sous-estime, autrement dit un humain. C'est sans doute pour cela qu'il déploie tant de forces contre toi.
- Qui ne souhaiterait pas sa mort, de toute manière ?
- Tu es brave, Cassidy, mais ne sois pas téméraire. Cela pourrait te coûter la vie. Souhaiter le trépas de quelqu'un est une chose, l'obtenir une autre.
- J'ai tué mon frère. Je ne vois pas en quoi ce sera différent.
- Pourquoi l'as-tu tué ? demanda soudain Athéna en ramenant son regard sur elle.
- Parce qu'il... Pour le bien de l'humanité.
- Non. Comme Arceus. Parce qu'il n'était rien de plus pour toi qu'une monumentale déception.

La jeune femme ne releva pas, pour la simple et bonne raison que les propos de la déesse étaient entièrement fondés. Oui, elle avait aimé Eric, elle l'avait admiré, pour s'apercevoir ensuite qu'il ne s'agissait que d'un psychopathe. Après la mort de ses parents, elle s'était tournée vers la foi, cette foi qui l'aurait menée à sa perte si elle ne s'en était pas aperçue avant.

- Je veux rentrer chez moi, déclara-t-elle sèchement.
- Tu n'as pas de chez toi, rappela Némésis.
- Peu importe. Ramenez-moi au temple de Frimapic. L'une de mes amies m'y attend.
- La parjure, oui...

La déesse fit signe à Lugia de s'accroupir. Celui-ci s'exécuta et abaissa son aile jusqu'aux pieds de Cassy pour qu'elle puisse s'en servir afin de monter sur son dos. Au moment où elle effleurait son plumage moelleux, son humaine légendaire ajouta :

- Fais attention à elle. Arceus n'aime guère ses dissidents. Regarde ce qu'il veut faire de Lilith.
- C'est une menace ?
- Prends cela comme une simple mise en garde. Je sais que tu ne supporterais pas de la perdre.

La dresseuse lui jeta un regard noir. Elle n'arrivait pas à situer Némésis. Dans quel camp se trouvait-elle ? Celui d'Athéna ? Elle en doutait. Quelque chose en elle ne lui inspirait pas confiance, au contraire des alliés de la fille de Zeus dont elle se remettait toujours sans réfléchir à leur intégrité. Cette dernière, d'ailleurs, s'approcha d'elle à son tour :

- Je ne suis pas ton ennemie, Cassy, et je ne le serai jamais. Malgré cela, je t'empêcherai de tuer Arceus, car cela nuirait à l'équilibre du monde.
- Il ne s'est pourtant pas privé d'envoyer votre père chercher la tête de Circé, qu'il a fini par obtenir, tout cela pour protéger sa catin.
- Pandore n'est pas... Enfin, c'est compliqué, avoua-t-elle dans un souffle.
- Je ne veux pas le savoir. Vous feriez mieux d'accord vos violons, vous autres, parce que vous n'êtes vraiment pas clairs, ni dans vos actes, ni dans vos désirs.

Sans rien ajouter davantage, elle monta sur le dos de Lugia qui se dirigea immédiatement vers le maelström, unique accès au château souterrain de Némésis. Juste avant de disparaître au travers du voile d'eau, elle jeta un ultime regard aux deux divinités. Elle aurait dû s'y attendre, leur réputation respective faisait beaucoup de bruit pour rien. Elles n'étaient même pas capable de la retenir.

Que devait-elle faire, à présent ? Visiblement, Athéna n'était pas au courant de son plan visant à atteindre Eve en se servant d'Adam, mais elle ne tarderait sans doute pas à l'apprendre. Le moment venu, elle s'efforcera d'intervenir, pour maintenir ce qu'elle nomme dans sa douce utopie "l'équilibre du monde".

Fallait-il qu'elle mette Lilith en garde ? L'avertir que la fille de Zeus les observait de très près, afin d'agir avec plus de discrétion ? Si elle lui avouait toute la vérité, elle comprendrait que pendant un temps, elle lui avait réellement tourné le dos au point d'en servir une autre, ce qui risquait de ne pas lui plaire.

Elle repensa ensuite aux paroles de Némésis. Dans quel camp se situait-elle, exactement ? Les bons ? Les mauvais ? Ses mains étaient tachées de sang, elle oeuvrait avec les Gijinkas et les démons, et portait l'enfant d'un tueur. Pourtant, en agissant comme elle le faisait, elle sauvait plus de vies qu'elle n'en prenait. Voici sûrement la seule question à laquelle nul n'apporterait jamais de réponse, et encore moins elle la première.