Interlude : Le cauchemar du maudit
-Où suis-je ?
Cette question...la première question que l'on pose en se réveillant dans un endroit inconnu. Où est-il, d'ailleurs ? Il se redresse, s'assoit, regarde autour de lui. Mais il n'y a rien. Pas même un sol, et pourtant il sent quelque chose sous lui. Baissant les yeux sur ses jambes, il ne voit rien en-dessous. Ni sol, ni ombre, ni rien. Cette découverte l'inquiète.
-Qu'est-ce que ça veut dire...?
Il relève la tête et regarde encore autour de lui. Rien. Tout est intégralement blanc. Un blanc qui ne fait pas mal aux yeux, mais qui reste pur et lumineux. Il ne comprend pas.
-Hé oh ! Quelqu'un ?
Pas de réponse, ni même un écho de sa propre voix. Il est seul au beau milieu de nulle part. À la réflexion...est-ce vraiment le milieu, s'il n'est nulle part ? Il se lève, un peu tremblant. Pourquoi tremble-il ? A-t-il peur ? Oui. Mais de quoi ? De l'absence de sol, signifiant qu'il pourrait tomber à tout moment ? Un peu, mais pas seulement. Non, ce dont il a vraiment peur, il ne s'en rend compte que maintenant, c'est cette solitude elle-même. Juste lui et le blanc. Rien, personne, pas un repère.
-S'il vous plaît ! N'importe quoi, une tache noire, un bruit de choc, n'importe quoi, je vous en supplie !
Le désespoir. Il veut voir ou entendre. Non, il en a besoin. Ou c'est la folie qui viendra le prendre. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Il panique. Il tourne sur lui-même, cherchant frénétiquement un repère auquel s'accrocher dans ce désert de néant. Les larmes tombent. Elles roulent sur ses joues, et dans le même temps des sanglots de plus en plus lourds viennent secouer ses épaules.
-Je vous en supplie...
Un murmure, un souffle. Les dernières paroles audibles à travers les sanglots et les cris de désespoir qui percent le silence. Il est seul, il n'est nulle part, il veut partir mais il sait que c'est impossible... Il tombe à genoux, son visage caché dans ses mains comme pour ne pas voir.
-Eh... Eh !
Toujours en larmes, il lève brusquement la tête. Cette voix est la sienne, pourtant elle venait d'ailleurs. Un peu plus loin devant lui...là où il y a ce garçon qui le regarde.
-Ben alors ? Qu'est-ce qui te fait pleurer comme ça ?
Ce garçon... C'est lui. Ou plutôt c'était lui. Lui avant de devenir ce qu'il est maintenant. Ils se regardent. L'autre a les yeux bleus et les cheveux châtains, mais ses traits sont exactement identiques aux siens, à quelques années près. Oui, c'est bien le lui d'avant.
-Qu...qu'est-ce...tu fais là ?
L'autre le regarde comme s'il ne comprenait pas la question, comme s'il la trouvait stupide.
-Ben, je te regarde. Mais tu pleures, alors je me suis inquiété.
Il ne répond pas. Une pointe de colère monte en lui. Contre qui est-elle dirigée, exactement ? Contre lui ? Contre l'autre, celui qu'il a été ? Oui, c'est ça, c'est contre lui-même qu'il est en colère, parce qu'il a fait des erreurs. Alors il se lève, brusquement, et avance jusqu'à être à quelques centimètres de l'autre.
-C'est ta faute, hein ? C'est ta faute...si je suis comme ça...
D'un coup de poing il le fait tomber et, se jetant littéralement sur lui, referme ses mains sur son cou. Combien de fois a-t-il rêvé de faire ça ? Combien de fois a-t-il voulu se donner la mort ? Beaucoup trop souvent, il le sait. Mais là...là, maintenant qu'il en a l'occasion, maintenant qu'il peut enfin tuer celui qui a fait des erreurs, il hésite. Ses mains tremblent. L'autre ne bouge pas. Il n'a pas peur. Il a l'air d'attendre...
-Pourquoi... Pourquoi tu restes aussi calme ?
Ses larmes se tarissent progressivement. Mais il ne comprend pas. Il ne comprend rien. Il devrait le tuer, l'étrangler jusqu'à ce qu'il n'ait plus d'air et qu'il meure d'asphyxie. Et pourtant il n'y arrive pas, et l'autre continue de le regarder calmement, sans rien dire. Il vient même poser les mains sur son bras. Les larmes continuent de tomber, s'écrasant sur le visage de celui qui a échoué.
-Réagis... Bon sang, réagis, dis quelque chose !
Il a crié. La colère se transforme. En quoi ? Il ne sait pas. Mais c'est étrange, et ça lui fait peur. Il tremble de plus belle, il n'y arrive pas, il ne peut pas le tuer... Mais pourquoi ? Pourquoi n'y arrive-t-il pas ? Est-ce si compliqué, de resserrer ses mains ?
-Si tu veux le faire, fais-le. Si tu ne le fais pas, c'est que tu ne veux pas vraiment le faire.
Ces paroles, prononcées d'une voix douce, presque compatissante, le font reculer. Relâchant sa prise, il met ses deux mains autour de la tête de l'autre.
-Alors dis-moi pourquoi je ne veux pas.
Le lui d'avant sourit doucement. Comment peut-il sourire dans cette situation ? Comment peut-il être si différent de ce qu'il devrait être ? D'où tient-il cette maîtrise de soi qui lui permet un tel calme ? Est-ce vraiment lui ? Il ne se reconnaît plus dans ce garçon...
-Tu ne veux pas parce que tu n'as pas de bonne raison. Tu veux me tuer, mais tu ne sais pas pourquoi.
Il lève un bras pour venir lui caresser la joue. Un geste amical, tendre même, qui le surprend autant qu'il lui réchauffe inexplicablement le cœur.
-Et toi...? Qu'est-ce que tu veux ?
Celui qui a fait des erreurs continue de sourire. Ce sourire l'apaise peu à peu. Ses larmes se tarissent enfin. Il ne se sent pas mieux, pas vraiment, mais il a une impression qui vient à côté de la colère pour tenter de la repousser.
-T'aider. Tu as mal, tu t'es perdu. Je veux apaiser ta douleur et t'aider à te retrouver.
Ces mots lui semblent si irréels... Il ne comprend toujours rien. Perdu ? Douleur ? Mais de quoi parle-t-il ? C'est alors qu'il se souvient... Il se souvient des combats, il se souvient des fuites, de la peur, mais surtout... Un frisson parcourt son échine lorsque lui revient à l'esprit l'image de sa capture.
-Non...
Il revoit l'homme, son sourire cruel, l'objet qu'il a utilisé. Il revoit ses amis inquiets tenter de l'aider...tenter de l'arrêter... Mais il a continué, il leur a fait du mal. Il ferme les yeux et secoue frénétiquement la tête pour se débarrasser de ces souvenirs douloureux. Il sent les larmes monter à nouveau. Cette fois c'est contre lui-même, contre le lui actuel, qu'il est en colère. Il a frappé ses amis, leur a fait volontairement du mal... Mais l'autre passe alors ses bras autour de son cou et les resserre doucement pour l'attirer à lui dans un câlin inattendu.
-Shhht... Ce n'était pas ta faute... Il t'a forcé, tu te souviens ?
Oui, il se souvient. Il se souvient de la douleur, de la volonté qui s'imposait à lui et qui le brisait. Allongé sur le lui d'avant, le nez enfoui dans cou, tout son corps est crispé et il pleure à chaudes larmes. L'autre fait tout son possible pour le réconforter, lui caressant le dos avec une douceur infinie, lui murmurant des paroles rassurantes... Comment peut-il avoir cette force morale, qu'il n'avait pas à l'époque où il était lui ? Ses pensées sont trop confuses, il est submergé par la douleur des souvenirs, il veut que ça s'arrête, il ne sait même plus qui il est...
-Aide-moi... Ça fait trop mal, aide-moi...
Celui qui a échoué ne dit rien. Il le pousse pour le faire basculer sur le dos et, se plaçant au-dessus de lui, lui caresse la joue.
-S'il te plaît...
L'autre sourit. Un sourire un peu triste. Sa main glisse jusqu'à se poser sur son cœur.
-Je ne peux rien faire pour l'instant. C'est à toi seul d'accepter ce qu'il t'est arrivé. Quand ce sera fait, je pourrai intervenir. Mais pour l'instant, tu dois le faire seul.
Il veut le retenir, le supplier, mais le lui d'avant se relève et s'écarte, le laissant seul avec ses souvenirs atroces. Il met les mains sur son visage, pleure toutes les larmes de son corps, essaie de faire face, mais il n'y parvient pas. Il gémit, il crie, mais ça ne change rien. Il a trop mal. Il veut que ça s'arrête.
-Plus tu résisteras, plus ce sera douloureux, tu le sais.
Il le sait, mais il n'arrive pas à se calmer. C'est trop dur. La douleur parcourt chacun de ses muscles comme la foudre, secouant son corps dans de violents soubresauts, le faisant hurler à travers ses larmes.
Puis tout se calme. La douleur s'en va si soudainement qu'il a l'impression de l'avoir rêvée. Mais est-il seulement éveillé ? Non, bien sûr que non, mais il a tout de même cette impression. Lentement, il enlève ses mains de son visage et les regarde. Elles sont trempées, inondées de larmes, mais surtout elles sont étranges. Comme si elles avaient brûlé, mais leur couleur est restée normale. Touchant ses joues du bout des doigts, il se rend enfin compte que les mêmes marques y sont. D'où viennent-elles ? Pourquoi ne les a-t-il pas remarquées avant ?
-Tu étais trop perturbé, tu ne t'en es pas aperçu.
Il tourne la tête. Celui qui a fait des erreurs est revenu, il est assis à côté de lui. Son sourire est presque paternel, et pourtant il est plus jeune.
-Tu as de la chance. Tes amis veillent sur toi. Je vais t'aider à te retrouver, après tu pourras les rejoindre. D'accord ?
Il acquiesce. Il ne sait pas trop comment, mais il va mieux. Il a l'impression d'avoir subi une séance de torture, ce qui n'est pas si éloigné de la vérité quand on y pense. Mais il se sent beaucoup mieux maintenant, et il veut voir ses amis, s'excuser, les rassurer...