Chapitre 46 : Bastien
Il se réveilla sans raison apparente, s'habilla, quitta son hamac et marcha le long du dortoir. Ses yeux le picotaient, sa gorge était sèche et ses pieds étaient encore embourbés dans un sommeil profond, sans la moindre envie de porter ce corps à moitié inerte. C'étaient tant de petites douleurs que Bastien ne ressentait pas, tant de troubles infimes liés à un réveil brutal qui n'avait pourtant pas de raison apparente.
Il regarda autour de lui d'un œil suspicieux, se demandant s'il était le seul dans cette situation, pour ne voir que des marins plongés dans un sommeil dans lequel il aurait voulu rester.
Pourquoi se lever ainsi au beau milieu de la nuit et marcher comme un fantôme le long de son dortoir ? se demanda intérieurement le jeune homme. Il n'avait pas entendu de bruit, n'avait pas fait de cauchemar et avait habituellement tendance à dormir à la manière d'un rocher, sans demander son reste. Mais cette nuit tout semblait différent.
Était-ce l'idée de la peste qui le mettait dans cet état ? Peut-être… Après tout il lui arrivait de penser à l'un de ses amis qui se trouvait en ce moment sur ce navire et qui était sans doute déjà mort. Cela le troublait, sans aucun doute. Mais ce n'était pas pour autant la raison de son réveil ; il le sentait.
Un froid glacial couru alors subitement le long de son dos, signe d'un mauvais présage, et ainsi il découvrit pour quelle raison il était debout : le bruit du danger s'aventurait dans ce lieu. Un son qu'il connaissait parfaitement, qui se glissait du pont à la cale en s'infiltrant dans chaque planche du navire, un murmure terrible qui le crispait et l'enivrait à la fois.
Il avait senti qu'une telle révolte aurait lieu sous peu. Les gens chuchotaient maladroitement à leurs voisins qu'ils ne croyaient pas en un capitaine aussi vieux que Richard et qu'ils allaient vers la mort s'ils le laissaient gouverner encore longtemps. La peste et les cris qui montaient du matin au soir du navire en quarantaine les terrifiaient et les poussaient à vouloir cette bataille, à renverser le pouvoir en place.
Mais Bastien n'avait rien dit à son capitaine. Il avait patiemment identifié le visage des hommes qui allaient se prêter à cette folle entreprise, les avait imprimés dans son esprit et ne les oubliait plus depuis quelques jours. Il savait qui se trouvait en ce moment sur le pont et le nombre très approximatif des participants. C'était comme s'il pouvait sentir leurs odeurs, comprendre la passion qui les animait, se mettre à leur place…
Sauf que cette fois il était de l'autre côté, il était celui qui allait les empêcher de mener à bien leur projet. Car c'était simplement dans ce but qu'il n'avait soufflé mot à Richard à propos de l'entreprise de ces mutins. Non pas en espérant la gloire, la reconnaissance ou autre récompense de ce genre ; simplement pour se battre. Il voulait de nouveau entendre les coups de canons au fond de ses oreilles, les cris de guerre autour de lui et voir le sang se mêler aux larmes.
Tel était son unique but.
Tout en boitant il rejoignit la couchette de l'un des marins avec lesquels il s'était lié d'amitié. Il savait que ce dernier cachait une arme à sa ceinture et s'empressa de la récupérer. Il vérifia qu'elle était chargée, glissant un doigt dans la poudre tassé au fond du canon et se mit à sourire. Il trouverait une fois sur le pont de quoi remplacer ce fusil. Les mutins n'étaient sans doute pas armés, du moins pour la majorité. Il viserait en priorité ceux en possession d'une arme à feu et la volera ensuite sur leurs cadavres encore fumants avant de tirer à vue sur les autres.
Il repassa une dernière fois le plan dans sa tête quand un bruit l'interrompit brusquement dans ses réflexions, un son qu'il avait craint d'entendre pendant sa préparation : un premier coup de fusil venant directement du pont. La bataille avait commencé sans lui.
Sans regarder autour de lui pour voir si les autres marins étaient alertés, il traversa le dortoir au pas de course comme si le diable en personne avait décidé de lui faire la peau. L'arme plaquée contre sa jambe endolorie, qu'il tentait tout de même de maintenir stable afin de ne pas relancer la douleur, il gagna les escaliers qu'il monta quatre à quatre. Arrivé en haut deux autres coups parvinrent à ses oreilles, suivis de près par le cri d'un homme et la chute d'un corps.
« Je ne laisserai personne me voler cette bataille, lâcha-t-il entre ses dents tandis qu'il poussait la porte menant au pont. Personne. »
Mais le pont se tâchait déjà du sang de l'un des combattants lorsqu'il arriva. Les mutins, une dizaine tout au plus comme il l'avait prévu, faisait face à l'entrée des appartements du capitaine en brandissant couteaux, fusils et même une fourche, récupérée dans la réserve. En face seuls deux soldats leur tenaient tête, brandissant leurs armes avec lesquelles ils venaient de faire feu sur l'un des révoltés, troués désormais de deux balles. Il remarqua au passage qu'ils avaient visés l'un des trois hommes seulement qui s'étaient armés d'un fusil.
Il ne restait donc que deux cibles potentiellement dangereuse, l'une étant à portée de tir. Sachant que personne ne l'avait remarqué, Bastien calcula qu'il ne lui faudrait pas longtemps pour faire tourner la situation à son avantage.
Et sans attendre il se jeta en avant, ajusta son arme et fit exploser le crâne de l'un des mutins à la surprise des soldats qui leur faisaient face. Ces derniers, ne perdant pas une seconde afin de profiter de l'occasion, tirèrent sur le second homme armé qui vit son torse parcourut de trois coups de feu consécutifs.
Voilà ce qu'aimait Bastien, ce qu'il avait toujours aimé. Au fond ce n'était peut-être pas du tout une volonté de changer le monde qui l'habitait, encore moins une idée de participer à un grand mouvement ; c'était seulement l'odeur de la poudre qui l'attirait, la passion du meurtre, le feu de l'action. Il laissa un sourire s'étaler sur son visage lorsque sa balle fit exploser le crâne de sa cible. C'était un sourire immuable qui s'était comme figé dans le temps, un rictus que personne ne peut défaire, pas même le rebelle qui se jetait alors sur lui, fourche à la main dans l'espoir de venger son camarade.
Bastien le vit venir et pas une seule seconde il ne laissa s'éteindre son sourire. Ce dernier resta quand la fourche manqua de l'empaler, quand il l'esquiva et fut encore présent lorsque son arme désormais non-chargée s'abattit sur la tête de son agresseur. Celui-ci fut assommé sur le coup. Il tomba aux pieds de Bastien, lâcha dans sa chute la fourche qui lui servait d'arme. Et celui qui était auparavant sa cible s'en empara. Il jeta un regard sur la troupe de révoltés qui le fixait comme s'ils s'apprêtaient à se ruer sur lui et, dans le but de couper cette dernière dans son élan, il abattit d'un seul coup les trois fourches dans le dos de l'homme à terre.
Un soupir traversa les quelques mutins avant de se changer en cri de peur. Ils lâchèrent aussitôt leurs armes, tombèrent à genoux et demandèrent pardon aux soldats qui les tenaient en joue.
« Qu'est-ce que c'est que tout ce raffut ? tonna la voix de Richard alors que claquait la porte de sa cabine. »
Mal habillé, un manteau jeté maladroitement sur sa tunique de nuit, le capitaine s'accrochait au bastingage pour ne pas tomber. Il était fatigué mais alerte et fou de rage à la fois. Et Bastien put remarquer pour la première fois qu'il n'était pas bon de le faire sortir du lit. La colère déformait littéralement son visage.
« Jetez-moi ces imbéciles aux fers, gronda-t-il sans même se rendre compte du rôle de son aide de camp dans cette bataille. Qu'on les mette au pain et à l'eau pendant une semaine ! »
Puis il retourna dans ses appartements, le pas chancelant, laissant derrière lui un silence de mort. Un sanglot résonna au sein du petit groupe de mutins, une porte claqua puis plus rien. Bastien baissa les yeux sans même s'en rendre compte, se sentant coupable de la colère du capitaine. Il n'avait pas voulu le décevoir, juste attirer son regard en faisant ce qu'il savait faire le mieux : se battre pour une cause noble.
Et il se rendit alors compte que pour la première fois de sa vie il admirait quelqu'un au point de lui vouer son existence, de lui confier sa vie dans une bataille aussi minime soit-elle.
Mais, alors qu'il se faisait cette réflexion, il sentit une douleur parcourir son menton, celle d'un coup de poing porté habillement contre son visage. Il fut propulsé à terre et, avant même d'avoir le temps de relever les yeux vers son agresseur, un coup de pied lui traversa la hanche.
« Espèce d'imbécile, j'étais certain de t'avoir perdu. »
Puis une main se posa sur la sienne, douce et réconfortante.