6. Argus: Naissance
Une fois de plus, Ambre regardait le soleil disparaître, avalé par la végétation. Kerwan, allongé un peu plus loin, souriait doucement, oubliant pour quelques instants les dangers qu'il leurs faisait courir. Il jeta un œil vers l'ouest où un dernier éclat rouge se brisa, et l'obscurité s'installa enfin. Il s'étira et se releva en grimaçant. Même si la blessure à sa côte s'était refermée, elle le lançait encore de temps à autres. L'ourson grimpa dans un arbre avec une dextérité étonnante, et laissa ses bras pendre de part et d'autre d'une branche à quelques mètres de celle où dormait déjà Argus, d'un sommeil qui paraissait agité. Kerwan se roula en boule au pied de l'arbre et ferma les yeux.
Dans ces rêves troublés, Argus revécut sa vie, depuis sa naissance. Il se souvenait encore de la sensation d'étouffement, d'avoir remué, violemment, puis, d'avoir senti un côté de l'œuf se casser. Il avait poussé de toutes ses forces, et enfin, il avait senti l'air pur. Il avait alors ouvert les yeux, et regardé, émerveillé, tout ce qui l'entourait. Il y avait beaucoup d'herbes, qui envahissaient le chemin dur et goudronné sur lequel il était. Les quelques fleurs présentes tâchaientde teintes jaunes et violettes le vert des prairies, qu'éclairait le soleil couchant. De l'autre côté, une grande maison se tenait droite, perdue au milieu de la végétation. Il y avait un grand parc à l'arrière, d'où provenait un brouhaha de cris de Pokemons, et une voix claire et forte qui dominait le reste, sans paraître agressive pour autant. L'herbe remua soudain, et un couinement retentit. Le Abo comprit instinctivement que c'était de la nourriture, et il décida donc de s'en approcher, mais il ne parvint qu'à se tortiller lamentablement sur le sol, sans vraiment avancer. Il entendit un rire frais, et avant qu'il ait pu se retourner, une main le souleva délicatement. Il aperçut le visage souriant d'une jeune fille, et sans qu'il sut pourquoi, la vue de ce visage lui procura une joie immense.
« Toi, je vais t'appeler...Snake! Ça te va ? »
Le petit serpent ne répondit pas, évidemment, mais l'adolescente lui sourit et le posa dans un panier, à l'avant d'un vélo.
« Moi, c'est Jeannine, j'ai seize ans. »
Sur ses mots, elle se mit à pédaler, et Snake, soudain effrayé, se roula en boule dans le fond de son panier. La curiosité l'emporta pourtant rapidement sur la peur, et il ressortit prudemment sa petite tête, qu'il posa sur le bord du panier, afin d'observer le paysage. Des maisons avaient remplacé la prairie, et le soleil couchant donnaient une teinte sinistre aux bâtiments, mais il était grisé par la sensation de liberté qui s'emparait de lui, et ses yeux grands ouverts ne rataient rien du décor urbain qui l'entourait. Il se focalisait sur un détail pour l'abandonner l'instant d'après, et ne perdait jamais son air surpris, sous le regard amusé de Jeannine. Le voyage ne dura pas plus d'une heure, mais lorsque le vélo s'arrêta enfin, Snake était épuisé.
« On est arrivés. C'est l'arène de mon père. Et ta nouvelle maison. Comment tu la trouves ? »
Le bâtiment gris ne semblait pas très accueillant, et Snake se blottit contre les pieds de la jeune fille, peu rassuré. Jeannine rit une fois de plus, et le prit dans ses bras. Elle gravit les quelques marches qui les séparaient de la porte, et entra. Le bâtiment semblait entièrement vide, excepté un escalier à gauche, qu'elle emprunta. Durant sa descente, elle expliqua au Abo que l'arène était fermée en ce moment, car son père était parti quelques jours.
« Un jour, c'est moi qui serrai le champion de cette arène, et papa sera fier de moi, assura t-elle, alors qu'un sourire lointain flottait sur son visage. J'ai déjà quelques Pokemons puissants, bientôt, je serrai imbattable ! »
Arrivé en bas, Snake examina attentivement la chambre. La lumière du soir éclairait la pièce par une unique fenêtre poussiéreuse. Un lit simple était positionné à côté d'une armoire blanche entrouverte, qui ne semblait pas à sa place entre les murs gris sombres et le tapis marron, usé par les années. Sur une table de chevet tout aussi abîmée, trônait une Pokéball, brillante. Jeannine remarqua son regard :
« Oui, cette Pokéball est pour toi. Je vais te capturer, et je deviendrai ton dresseur. Et après, tu feras le test. Mais déjà, tu vas manger. J'ai comme qui dirait, oublié de te nourrir, désolée ! »
Joignant le geste à la parole, la jeune fille lui tendit un morceau de viande, que Snake renifla prudemment avant de l'avaler sans mâcher. Sa première journée avait été épuisante, et il sentait ses paupières se fermer. Soudain, sans qu'il ait le temps de réagir, un rayon rouge le frappa à la base de la tête, et il se sentit tout entier aspiré. Il se trouvait dans une jungle épaisse, où un enchevêtrement de branches et de plantes empêchaient de voir le sol presque partout. L'humidité ambiante rendait l'air lourd, tout était calme. C'était un décor de rêve, une impression que tout était artificiel empêchait le Abo de se sentir totalement chez lui, et surtout, il ne comprenait pas comment il avait pu se retrouver ici alors qu'il était chez Jeannine quelques minutes auparavant. Il se questionnait toujours, quand, d'un coup, tout disparut autour de lui. Il se sentit de nouveau aspiré, et il fut de retour dans l'arène, déboussolé.
« Alors, ça t'a plu ? J'aimerais bien savoir ce qu'il y a dans une Pokéball, moi. En tout, cas, ça y est, je suis officiellement ton dresseur ! »
Bien qu'il ne comprit pas vraiment, Snake ne put s'empêcher de sourire devant la joie de son nouveau Maître. Il se roula en boule et posa sa tête sur le vieux tapis chaud et ses yeux se fermèrent doucement. Lentement, il plongea dans un sommeil sans rêve.
« Allez, debout ! »
Le cri réveilla Snake sans aucune douceur, et il dut être répété deux fois avant que le serpent ne consente à bouger. Il se sentait encore fatigué, et il aurait volontiers continué sa nuit.
« T'inquiète pas, tu pourras dormir dans le vélo, paresseux, va ! »
La phrase avait été ponctuée d'un petit rire, qui acheva de sortir Snake de sa torpeur. Elle le prit dans ses bras et sortit de l'arène, puis le positionna dans son panier. Le serpent trouva le panier très inconfortable, comparé au tapis doux, mais il se rendormit pourtant assez rapidement. La route endommagée écourta cependant son repos, et il dut se résoudre à laisser le sommeil de côté. Il se mit à regarder le paysage, mais ce fut une activité beaucoup moins intéressante que la veille. Des champs à perte de vue avaient remplacés les habitations, et l'observation devint vite monotone.
« Ça y est, tu es réveillé ? Allez, on arrive dans à peine une demi-heure. Tu vas passer le test, prépare-toi ! »
Snake la regarda, intrigué. Quel était donc ce test, dont elle parlait sans cesse ? Et comment se préparer à quelque chose dont on ignore tout ? Il n'obtint pas plus de précision.
Après d'interminables minutes, le vélo s'arrêta enfin en face d'un champs de tournesol au fond duquel se tenait une maison entièrement blanche excepté le toit d'un rouge sombre. Sans qu'il sut pourquoi, Snake eut peur de ce bâtiment. Jeannine s'engagea pourtant dans le champs qui les en séparait, et le Abo fut bien obligé de la suivre. Des fleurs écrasées formaient un chemin, mais la progression du serpent était gênée par le sol inégal. Même en forçant l'allure, il se fit vite distancer par la jeune fille. Soudain, un Héliatronc lui sauta dessus. Sans qu'il ait le temps de réagir, Snake fut couvert de spores empoisonnés, et une douleur intense l'envahit, à tel point qu'il se tortilla sur le sol en gémissant. Rapidement, il put de moins en moins bouger, et en quelques secondes, il fut entièrement paralysé. Un rayon rouge transperça l'air, et une forme violette fondit sur l'Héliatronc. Le Abo entendit vaguement des bruits de course se rapprocher, puis, une seringue le traversa, et la douleur et l'immobilité refluèrent. Snake se releva avec précaution, et vit un gigantesque Nostenfer, perché sur l'épaule de Jeannine. Celle-ci lui souriait, mais il y avait comme une ombre, derrière ce sourire. Sans un mot, elle prit le serpent dans ses bras et continua de marcher vers la maison.
Arrivés au pied du bâtiment, le jeune fille s'arrêta, et donna deux coups discrets à la porte. Une voix faible lui cria d'entrer, d'un ton assez agressif. Jeannine prit une profonde inspiration, et pénétra dans la demeure. Une unique lampe éclairait une pièce presque entièrement vide, à l'exception d'une armoire rutilante et d'un bureau derrière lequel un homme d'une trentaine d'années tapait à l'ordinateur. Il était manifestement en plein travail, et il ne cachait pas que son visiteur le dérangeait. Au premier regard, Snake sut qu'il haïssait cet homme. Celui-ci se releva afin de voir qui se tenait dans l'entrée, et son air sévère disparut immédiatement lorsqu'il aperçut la jeune fille :
« Jeannine ! Quelle bonne surprise ! Que fais-tu ici ?
- Bonjour tonton. En fait, j'aimerai que tu testes cet Abo, s'il-te-plaît.
- Oui, bien sûr. Ton père n'est pas ici ?
- Non, le conseil quatre l'a encore convoqué. À mon avis, ils vont le recruter ! Tu imagines, ça va être génial. »
L'homme eut un sourire :
« Ça me paraît difficile, mais pourquoi pas ? Bon, assez parlé, montre-moi ce Abo. »
Snake quêta l'approbation de son Maître, puis s'avança vers l'homme, en lui décochant un regard assassin, qui reçut un rire en retour.
« On dirait qu'il a du caractère, celui-là !
L'homme sortit de la maison, et posa l'Abo dans une sorte d'enclos spacieux, cerclé de verre. Impossible de sortir. Dans un éclair rouge, un Medhyèna se matérialisa quelques mètres plus loin et se projeta sur Snake, tentant de le mordre. Le serpent n'évita l'attaque que grâce à un prodigieux réflexe. Il s'aplatit sur le sol, et le Medyhèna passa au-dessus de sa tête. Ainsi, c'était cela le test... Très bien. Snake s'enroula sur lui-même, et ouvrit grand la bouche, dévoilant des crocs impressionnant pour son âge, mais son adversaire ne se laissa pas impressionner, et s'approcha en grondant. Le serpent ne lui laissa pas le temps d'agir, et détendit son corps d'un coup, sautant sur le louveteau. Ses crochets ne parvinrent pas à passer l'épaisse couche de poil sur son dos, mais il arriva à s'enrouler autour de sa victime. Ils roulèrent ainsi de longues minutes, soulevant de lourds nuages de poussière, sans qu'aucun des deux adversaires ne parvienne à prendre le dessus. Mais soudain, l'Abo se détacha un peu de la mêlée, fondit sur la jugulaire de son ennemi. Cette fois, il avait gagné. Mais le Medhyèna disparut d'un coup, et les crocs claquèrent dans le vide. Snake était épuisé, il haletait bruyamment, et de la poussière lui collait aux écailles. Un rayon rouge frappa le sol, et un Ouisticram apparut. Snake était prêt.
Le test dura plus d'une heure. Les adversaires se succédaient, et Snake les battaient. Tout du moins c'est ce qu'il supposait, puisqu'il n'avait pu tuer ou blesser sérieusement aucun d'entre eux. Ils étaient rappelés quelques instants avant le coup de grâce, et cela laissait au serpent un sentiment de frustration intense, même si la fatigue, la douleur et le rythme insoutenable des combats l'empêchaient de trop réfléchir. Le dernier combat fut contre un Nodulithe. Ce dernier fuyait, pour lancer des roches à distance, et Snake avait de plus en plus de mal à les éviter. Il avait mal partout, et pas un instant de répit, et finalement, une pierre l'atteint, en plein milieu du corps. Il se releva, à moitié sonné, mais deux autres pierres suivirent, dont une qui lui heurta très violemment le crâne. Le serpent se laissa tomber au sol, un goût de sang et de poussière dans la bouche. Snake tourna la tête en direction de la maison, et son regard croisa celui de Jeanine, impénétrable. Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle l'avait aimé, soutenu, soigné, et lui échouait. Il avait honte, et envie de disparaître. Un dernier sanglot amer le secoua, puis, il sombra dans les ténèbres.
« Alors, quels sont les résultats ?
- Désolé de te décevoir, mais il n'est pas parfait. Néanmoins, il est largement supérieur à la plupart de ceux que j'ai rencontré, et je n'aimerais pas tomber sur lui lorsqu'il sera grand. »
Jeannine lâcha un juron.
« Pourtant, j'avais un bon pressentiment, avec celui-là ! Bon, je vais le mettre avec les autres, du coup. J'ai encore un œuf, et je peux en refaire au besoin. Je repasserai sûrement dans quelques jours, ça ne te dérange pas ?
- Bien sûr que non, ma grande, répondit l'homme en souriant.
- Alors à bientôt tonton.
- À bientôt. »
Snake ne comprenait pas ce qu'il se passait. Quels autres ? Où allait-on l'emmener ? Jeannine le regarda quelques secondes, puis lâcha un soupire.
« Adieu »
L'instant d'après, l'Abo se retrouvait dans sa jungle fictive. Il passa les quelques heures qui suivirent sur une branche, ne changeant de position que lorsque la douleur de ses muscles ankylosés devenait trop forte. Il était en colère, contre lui-même, et contre Jeannine, qui ne lui avait pas laissé de deuxième chance. Il allait remuer une énième fois, lorsque tout disparut, et qu'il fut aspiré. Pourtant, ce n'était pas le monde réel, qui l'accueillit, mais une autre jungle. Immédiatement, il sentit qu'il n'était pas seul, et comme pour lui prouver qu'il avait raison, un Abo s'approcha de lui.
« Bonjour, Snake. »
Celui-ci recula, stupéfié :
« Co...Comment connaissez-vous mon nom ? »
L'inconnu éclata de rire :
« Tu sais quoi ? Moi aussi, c'est mon nom. Et à eux aussi. Tout le monde, ici, s'appelle Snake. »
Son rire se prolongea encore quelques secondes, durant laquelle le nouvel arrivant observa ceux qui venaient de les rejoindre. Lorsque son hilarité disparut, l'Abo lui dit :
« Ah, et nous sommes tous frères et sœurs, aussi.
- Comment est-ce possible ?
- L'humaine que tu as rencontré, Jeannine, veut un Abo. Seulement, elle n'en veut pas un ordinaire, elle en veut un "parfait". Seulement, personne n'a encore réussi le test, et des Abos nouveaux-nés arrivent assez souvent.
- Ce n'est pas possible...
- Ça l'est. Ne t'en fais pas, tu t'y habituera.
- C'est pas possible ! »
Snake partit à toute allure dans la direction opposée, fuyant autant celui qui prétendait être son frère, que ses propos. Personne ne fit le moindre geste pour l'arrêter, et il se trouva bientôt hors de vue. Il ralentit un peu l'allure, essoufflé, et les yeux brouillés de larmes. Les paroles de l'autre l'avaient touché, et il savait que c'était vrai, bien que cette vérité ne lui fasse que de la peine. Il avait sincèrement crû être quelqu'un pour Jeannine, et le fait qu'elle se soit débarrassée de lui le rendait triste. Étrangement, il n'était plus en colère. Il trouvait ça...Inutile. De toutes façons, il ne sortirait jamais d'ici, pensait-il avec dépit. Et c'est alors qu'il heurta un mur invisible. Stupéfié, il regarda, et il remarqua que le sol de la forêt s'arrêtait subitement, et que, devant lui, il n'y avait que le vide. Il recula d'un mètre, effrayé. Il toucha prudemment le mur, et commença à le longer, sans jamais cesser de toucher le mur, jusqu'à ce qu'au bout de quelques dizaines de minutes, il sentit quelque chose de diffèrent. C'était très infime, d'autant plus que c'était invisible, mais Snake en était sûr, il s'agissait d'une fissure. Bien qu'il ne sut pas quoi en faire, il planta un bâton dans le sol, afin de se rappeler l'endroit, puis, il décida de retourner voir les autres Abos.
Argus se réveilla en sursaut. Au loin, il avait entendu un cri. Il regarda rapidement autour de lui. Ambre dormait tranquillement sur une branche, mais Kerwan n'était pas là. L'Arbok jura, il pouvait être n'importe où. Soudain, une colonne de feu envahit l'air. Argus attrapa Ambre dans sa gueule, et se précipita vers la source des flammes.