Entre infini et au-delà de Cyrlight

J'attendais - Robin des Bois


Les chaises de la salle à manger avaient été empilés contre les murs afin de dégager de l'espace autour de la table pour permettre à Esméralda d'être plus libre de ses mouvements. Un planisphère s'étendait sous ses yeux alors qu'elle le survolait, un pendule à la main, en psalmodiant des incantations.

Le rituel venait à peine de commencer sous le regard anxieux de Cassy que Chloé fit irruption dans la pièce. Afin de ne pas perturber la concentration de la gitane, elle se contenta de lui adresser une signe de tête lui demandant de la suivre.

- Qu'y a-t-il ? murmura la dresseuse lorsqu'elles furent dans le grand salon.
- Il faut que je te parle. C'est à propos de Tina...
- Qu'est-ce qu'elle a ? Elle n'est pas souffrante, au moins ? Elle allait bien, tout à l'heure, quand je l'ai aperçue.
- Elle s'est enfermée dans sa chambre et elle refuse d'en sortir, informa la nageuse.
- Pour quelle raison ?
- Elle a contacté ses parents, y a pas longtemps. Je ne savais qu'elle le faisait, alors j'ai tenté lui expliquer que c'était dangereux et que personne devait être au courant de l'endroit où nous nous trouvions, mais elle m'a expliquée que... Elle a eu une petite soeur, il y a quelques jours à peine. Elle s'en veut de ne pas être auprès d'elle, à faire sa connaissance.
- Pourquoi ne nous en a-t-elle rien dit ?
- J'imagine qu'elle voulait pas qu'on ... que tu te sentes responsable de l'éloigner de sa famille. Sauf que tout ça l'affecte plus qu'elle veut bien le laisser paraître. Je crois qu'elle est encore en train de pleurer. Qu'est-ce qu'il faut faire, à ton avis ?
- A mon avis ? Lui permettre de rentrer chez elle. D'aller voir le bébé. De retrouver ses parents. Malheureusement, c'est impossible. Nous ne pouvons plus sortir seuls, désormais, et tout ce qu'elle risquerait de faire, c'est mener droit un humain légendaire à son foyer.
- Tu suggères quoi, alors ?
- Rien. Laissons la tranquille pour le moment. Pleurer fait parfois du bien.

Chloé acquiesça, bien qu'elle ne semble pas convaincue. Cassy elle-même avait un mal fou à se convaincre de ne pas intervenir. Elle aurait aimé pouvoir aider Tina, surtout à présent que celle-ci ne possédait plus sa meilleure amie auprès d'elle, cependant elle en était incapable.

Toute cette histoire commençait à jouer sur ses nerfs, ainsi que sur sa lucidité. Sans prononcer le moindre mot supplémentaire, elle tourna les talons, non pas pour rejoindre Esméralda dans la salle à manger, mais sa propre chambre, où elle pourrait penser calmement.

Assise sur son lit, les jambes croisées sous elle, elle ferma les yeux. Pour l'instant, la Confrérie n'était bonne qu'à survivre. En dehors de celles qui avaient déjà affronté la Team Galaxie par le passé, aucun autre membre n'était prêt pour le combat. Elle redoutait secrètement qu'à cause de cela, cette histoire n'approche jamais de son terme, en dépit de la menace de plus en plus pesante que représentait Arceus.

Elle songea à la gitane, qui se serait rendue si Athéna ne l'en avait pas empêchée. Peut-être n'était-ce pas une si mauvaise idée. L'Alpha voulait détruire la Confrérie, et elle en particulier, puisqu'elle était devenue le bras droit humain de Lilith. Son sacrifice permettrait-il aux autres de rester en vie ?

Son regard se posa sur sa table de nuit, à l'intérieur de laquelle se trouvait sous clé la fiole contenant ce qu'elle conservait encore du flacon de Circé. Il n'y en avait plus beaucoup, mais quelques gouttes suffisaient à provoquer la mort d'un homme. Elle n'aurait qu'à en avaler une gorgée.

Hésitante, elle tendit une main vers le tiroir, se ravisa à plusieurs reprises avant de réitérer son geste à chaque fois, si bien qu'elle finit par tenir entre ses doigts tremblants la petite flasque en verre. Elle l'observa un instant.

Ce serait si facile. Elle avait juste à boire ce qui restait et tous ses soucis s'envoleraient. Le monde serait livré à son propre sort, mais après tout, à quoi bon se battre pour lui ? Il devait y avoir, disséminés aux quatre coins de la Terre, d'autres Eric, attendant patiemment l'heure de révéler à l'univers tout entier un égo démesuré.

L'espèce humaine méritait-elle vraiment de survivre ? Elle en doutait plus que jamais. Quand elle voyait Sven, qu'elle se voyait elle-même, elle n'était plus sûre de rien. Les gens n'étaient ni bons, ni mauvais, mais en dépit de leur volonté de faire le bien ou le mal, ils mettaient inconsciemment tout en oeuvre pour s'auto-détruire. Puisqu'Arceus en personne ne parvenait plus à faire régner la justice, et que Némésis errait quelque part dans la nature sans intervenir alors qu'elle en avait le pouvoir, qui aurait réellement pu dire si les humains devaient ou non rester en vie ? Pourquoi ne pas simplement laisser les choses suivre leur cours ?

D'un mouvement du pouce, Cassy retira le bouchon de liège maintenu en place par de la cire séchée pour libérer le goulot de la fiole. Son regard se perdit dans le liquide translucide, inodore et incolore, qui s'agitait au rythme de son poignée. Elle n'avait qu'une chose à faire, une seule, et tout ceci serait derrière elle...

- Cassidy ? appela une voix en toquant à la porte.

Yohanna la fit sursauter et elle lâcha la bouteille. Celle-ci vola en éclats,̀ répandant son précieux contenu sur la moquette qui l'absorba. Elle pesta, furieuse contre elle-même suite à une telle maladresse. Elle déposa un mouchoir à l'endroit où le poison de Circé imbibait le sol afin de ne pas marcher dessus par inadvertance, puis alla ouvrir.

- Quelque chose ne va pas ? demanda aussitôt la religieuse lorsqu'elle la rejoignit sur le seuil.
- Pourquoi cette question ?
- Tu as disparu sans dire un mot.
- Je vais très bien, merci. Du nouveau, avec Esméralda ?
- Non. Elle a tout essayé : Léa, Circé, Shaymin... Rien.
- Et l'équipe de Léa ? A mon avis, elle n'a pas pris la peine de les protéger par un enchantement, surtout si elle ne les utilise pas.
- Dans ce cas, il faudrait que le rituel se déroule au moment précis où ils seront hors de leur pokéball, or comment veux-tu le savoir ?
- En réitérant le sortilège régulièrement, en espérant que nous parviendrons vite à la localiser.
- L'ésotérisme lui demande de l'énergie, tu le sais, souligna Yohanna avec le plus grand sérieux. Cela couplé aux entraînements que les Gijinkas exigent de nous, elle ne tiendra pas longtemps.
- Dans ce cas, elle arrêtera les exercices. L'important, pour le moment, c'est de récupérer Emily. Je ne sais toujours pas comment tuer mon frère, mais de toute façon, tant qu'il l'aura comme garde du corps, il sera invulnérable.

Sa consoeur lui lança un regard compatissant avant qu'elles ne prennent la direction de la salle à manger. Au dernier moment, cependant, elle retint la dresseuse par la main, alors que celle-ci s'apprêtait à pénétrer à l'intérieur.

- Je voulais te dire une chose... J'ai l'impression que tu doutes de toi, ces derniers temps. J'ignore si c'est parce que tu es enceinte ou parce que nous courons davantage de dangers chaque jour, mais il faut que tu saches... Tu ne prends pas les mauvaises décisions. Tu dois constamment te battre pour garder tes amis en vie, pour te faire écouter d'eux alors qu'ils passent la moitié du temps à critiquer tes choix. Je ne pense pas que tu appartiennes aux ténèbres, et quand bien même ce serait le cas, moi je continuerai à te suivre, parce que j'ai conscience du mal que tu te donnes pour nous.

En entendant cette tirade, une bile amère remonta dans la bouche de Cassy. Comment, même l'espace d'une seconde, avait-elle pu songer à se suicider ? A abandonner la Confrérie qui nécessitait pourtant un guide ? Comment aurait-elle pu trahir la loyauté indéfectible que lui offrait généreusement la porteuse du glyphe glace ?

- Merci, souffla-t-elle simplement, la voix légèrement teintée d'émotion.
- N'oublie pas, tu peux compter sur moi. Je serai toujours là pour toi, quoi qu'il arrive, quoi qu'il advienne.

Yohanna posa une main délicate sur sa joue, qu'elle caressa du revers du pouce. La jeune femme ne fit rien pour empêcher ce contact : au contraire, elle alla jusqu'à l'imiter. Du bout des doigts, elle frôla une mèche de cheveux blond pâle qui encadrait le doux visage de son amie.

Elles étaient à présent si près l'une de l'autre que le nez de Cassy pouvait effleurer sa peau joliment rosie, tandis que leurs lèvres se rapprochaient indubitablement, légèrement entrouvertes.

Une ombre passa soudain devant la fenêtre, obscurcissant l'intérieur de la pièce durant une fraction de seconde. La dresseuse se détourna aussitôt de sa consoeur pour aller accoler son nez à la vitre. Elle eut à peine le temps de distinguer une masse noire dans le ciel avant que celle-ci ne disparaisse au loin.

- Giratina ! s'exclama-t-elle, l'air rayonnant.

Elle se retourna pour adresser un sourire radieux à la religieuse, qui le lui rendit avec davantage de réserve, puis elle se précipita vers la cage d'escalier menant au vestibule, tout en s'écriant :

- C'est Lilith ! Lilith est revenue ! Elle est de retour !

Elle dévala les marches quatre à quatre pour atteindre la porte d'entrée. En temps normal, elle aurait sûrement été furieuse de voir le dragon légendaire paraître au nez et à la barbe de tous les gens résidant à la Ligue plutôt que de faire preuve de discrétion, néanmoins elle ne songea même pas à être en colère pour l'instant.

Elle s'élança en courant à en perdre haleine en direction du stade d'entraînement, car il semblait se rendre là-bas lorsqu'elle l'avait aperçue. Elle ne ralentit pas l'allure, remontant l'avenue du village presque aussi vite qu'un Galopa lancé à toute vitesse.

Elle ignora le point de côté qui la faisait souffrir et ne se remit à marcher qu'une fois arrivée devant les hautes portes donnant sur le terrain. Elle les déverrouilla à l'aide du trousseau de clé de Cynthia, puis se rua à l'intérieur.

Giratina était bien là, immense, dressé sur ses quatre pattes. Lilith et Satan s'y trouvaient également. Cassy déchanta rapidement en s'apercevant qu'il n'y avait nulle trace de Circé ou de Léa, et surtout parce que les deux humains légendaires étaient visiblement en pleine dispute virulente.

- Eh ! lança-t-elle dans l'espoir d'interrompre leurs cris qui parvenaient jusqu'à elle alors qu'elle se trouvait à une bonne vingtaine de mètres.

La Première se tourna aussitôt vers elle. Elle fit un pas dans sa direction, le visage étrangement menaçant. Le Malin tenta de la retenir en l'attrapant par le bras, mais elle se dégagea d'un geste brusque. Lorsqu'elle fut à hauteur de sa disciple, elle la frappa violemment en guise de salutation.

- Je peux savoir ce qui vous prend ? s'exclama la porteuse du glyphe dragon en massant sa joue endolorie.
- Et toi ? Je peux savoir ce qui t'est passé par la tête lorsque tu as décidé de me trahir ?