Chapitre 24 : Keluyah
« Ils ne doivent pas fuir la côte ! Echfra ! Echfra ! »
Keluyah banda son arc et tira. Mais comme prévu sa flèche ne fit que se perdre dans l'orage qui grondait sur la mer.
« Freya vous ne pouvez rien contre un tel monstre ! lui hurla Töko qui allait au-devant d'une troupe d'une vingtaine de guerriers. »
Mais la reine n'écouta pas son capitaine et se contenta de courir aux devants des autres, poussant Turkya sur la plage sans lui demander son avis. Elle avait beau aimer Töko de tout son cœur, avoir une relation avec lui depuis quelques mois, cela ne l'empêcherait pas de tenter de sauver Draï et Fri. Ces deux enfants avaient grandis avec elle pour leur apprendre les bases de la vie et elle ne pouvait se permettre de les laisser se faire emporter ainsi.
Elle entendit dans son dos les sabots de la monture du jeune guerrier. Ce dernier avait laissé ses hommes plus haut et la rejoignait.
« On ne peut rien faire pour eux, Keluyah. »
Il posa une main sur l'épaule de la jeune femme qui se tenait droite face à la mer parsemée par l'orage. Les vagues venaient s'échouer brutalement sur la côte au pied de leurs montures et les vents déchaînés entraînaient avec eux des milliers de gouttes volatiles qui frappaient leurs deux visages. Une infinité de foudres fendaient l'eau, semblables à une volée de flèches s'écrasant sur une armée en furie.
Et au loin Keluyah le voyait, le but de sa sortie sur cette plage.
« Tu ne peux plus rien, lui répéta Töko dans l'oreille, même la tempête n'y peut rien. Je suis désolé. »
La jeune reine baissa les yeux et se laissa saisir la main par l'homme envers lequel penchait son cœur depuis la nuit où elle avait vu son père mourir par sa faute. Elle tenta de retenir un peu plus les larmes qu'elle sentait monter dans ses yeux à l'idée de perdre les deux enfants qu'elle était venue sauver. Au loin le navire s'évanouissait dans la tempête, laissant les deux amants seuls sur une plage déserte.
Mais, alors qu'un éclair zébrait une énième fois le ciel, le regard de Keluyah fut ravivé d'une flamme qu'elle gardait depuis des années enfouie au fond d'elle. Elle se rappelait de cette nuit où tout avait commencé et où son courage avait pour la première fois fait surface. Elle se tenait alors devant les Estras, perchée sur la montagne qui dominait la plaine, celle-là même où elle se tenait pour méditer lorsqu'elle n'avait que cinq ans.
Et maintenant le temps avait passé. Elle n'était plus une enfant innocente sans cesse secondé par Mamy et son père ; c'était une reine indépendante qui allait au-devant de tout un peuple. Ce n'était plus la petite fille qui laissait fuir un homme condamné à mourir de la main de son village mais celle qui se sentait capable de tuer l'assassin de son père.
Et face à cette mer déchaînée et à la vision de ce navire venu d'un autre monde qui emportait au loin deux enfants son courage se ranima. Elle sentit en son cœur vibrer un brasier de passion qui faisait frémir toute la nature autour d'elle, une force emplie d'amour et de haine qui guidait ses flèches et portait son corps.
Frappant des deux elle s'élança, poussant Turkya à donner le meilleur de lui-même. La bateau qu'elle poursuivait descendait en direction du sud et, qu'importe la distance et le tonnerre, elle briserait ces frontières et retrouverait les enfants.
« Plus près de l'eau ! »
Malgré la réticence dont fit preuve le pokemon elle le poussa à se rapprocher des flots qui, tels des monstres affamés, portaient leurs mâchoires vers les sabots du coureur. Posant sa main sur son encolure elle ferma les yeux un instant et entra en contact avec l'esprit de son ami.
« Plus vite, lui murmura-t-elle en pensée. Je t'en supplie, coupe les vagues et le vent, rien que cette fois. Je te promets de ne plus t'imposer de telles choses par la suite. Mais juste cette fois : cours. Sauvons-les. »
Elle banda une nouvelle fois son arc, armant l'une de ses meilleures flèches sur la corde et visa le navire qui s'éloignait dans la tempête.
« Suis ce trait, Turkya ! Lance un signal ! »
Elle savait que les enfants ne reviendraient pas ici, que les hommes de l'autre monde qui avaient débarqués pour piller leurs ressources ne ramèneraient jamais leurs prisonniers. En revanche elle ne voulait pas les laisser partir comme ça sans être en mesure de veiller sur eux. De l'autre côté de l'océan se trouvait un univers différent mais sans aucun doute dangereux, peuplé d'êtres avides de pouvoir et de biens. Elle ne voulait les laisser seuls dans cet endroit.
« Fur ! »
Á ce cri répondit celui d'un petit oiseau qui fendit les airs au-dessus de sa tête, laissant dans son sillage une trainée de flammes. Malgré sa petite taille il parvenait à lutter contre le vent, battant des ailes avec difficulté mais tenant tête aux forces de la nature. Il suivait Keluyah d'en haut et de son œil perçant fixait la flèche qui allait bientôt quitter la corde.
« Suis ces enfants et reste avec eux. Ne te préoccupe pas de moi et de notre histoire. Tu sais que tu resteras gravé dans mon cœur et qu'importe la distance. »
Sa voix était couverte par les bruits de la foudre et des vagues mais elle savait que l'oiseau était capable de lire sur ses lèvres. Après tout elle l'avait sauvé deux ans auparavant alors qu'il n'était qu'un oisillon. Elle l'avait trouvé au pied d'un arbre, l'aile brisée, sans personne pour venir lui porter secours. Son baptême de l'air s'était mal déroulé et elle l'avait alors recueillit pour un temps dans sa hutte.
Et comme Turkya auparavant il était devenu un ami inséparable sur lequel elle pouvait compter. L'un était sa monture, le second son éclaireur.
Et dans ce tumulte elle avait besoin des deux.
« Lorsque je tirerai il te suffira d'illuminer mon jet, lança-t-elle à l'équidé en retenant son bras de lâcher la corde qui tirait sur ses muscles. Toi, reprit-elle envers l'oiseau alors que le premier poursuivait sa course contre le vaisseau de l'autre monde, suis cette flèche. La foudre de Turkya t'offriras un chemin jusqu'au navire. Une fois à bord retrouve les enfants et ne les quitte plus jamais. »
Et d'un œil expert elle cadra le pont du bâtiment dans sa ligne de mire, détendit son bras et la laissa partir. Au-dessus d'elle l'oiseau se dépêcha de suivre la flèche qui reçut dès son départ le foudre de Turkya. Elle s'illumina d'une lumière vive et protectrice et, malgré la tempête, alla se planter dans la coque.
Les sabots de Turkya s'arrêtèrent alors brusquement, faisant voler devant lui quelques tas de sable humide, puis firent demi-tour en direction des autres guerriers. Keluyah, perchée sur son dos, conservait un air grave mais rassuré à la fois. Ils avaient poursuivis les ravisseurs aussi loin qu'ils l'avaient pu, sans espoir de réussite. Leur vigilance avait été trompée et il n'avait pas été en mesure de réagir avant.
Mais au moins les enfants ne seraient pas seuls ce soir, ni plus jamais. Ils avaient Fur, l'un de ses amis les plus fidèles.
Elle lança un dernier regard en direction de la tempête sans y voir le navire. Il était loin.
Ses hommes étaient parvenu à gagner sa vigilance, tromper sa confiance et à emporter avec eux quelques Estras et deux enfants de son village. Qu'apprenaient les habitants de cet autre monde pour être assez cruels pour priver des hommes de ceux qu'ils aiment ?