CT01 . START

Quand Arno ouvrit les yeux, la pièce était plongée dans la pénombre.
Ébouriffant sa tignasse de cheveux noirs, il laissa ses yeux s'habituer à l'obscurité de sa chambre, puis enfila machinalement son bonnet qu'il avait laissé sur le réveille-matin. Le cadran analogique indiquait sept heures.
Encore légèrement endormi, il s'habilla promptement, et après un rapide coup d'œil par la fenêtre, enfila un pull-over à motif marin. En cette saison et à cette heure, l'air était plutôt frais à l'extérieur.
Rassemblant ses dernières affaires dans un sac à dos à bandoulière déjà bien rempli, Arno jeta ce dernier sur son épaule et entreprit de sortir sans un bruit de la maison.
En partant, il marqua un temps d'arrêt devant la chambre de sa mère. Elle devait encore dormir à cette heure-ci. Arno lui avait déjà dit au revoir la veille, lorsqu'il lui avait confirmé son départ pour la région de Hoenn, mais s'en aller comme ça lui donnait quand même l'impression de se comporter en parfait voleur.
Après un instant d'hésitation, il se décida finalement à laisser un mot sur un des post-it de la cuisine avant de quitter la maison.
Dehors, le soleil était sur le point de se lever, et l'aurore colorait déjà les rues pavées de ses douces couleurs.
Bourg-Jais était une petite ville côtière du continent de Wénora, situé dans l'hémisphère Nord. Le soleil se levait depuis les redoutés Bois de Jais qui longeaient les collines orientales jusqu'au sud, avant d'aller s'éteindre dans le vaste océan riche de toutes sortes d'espèces aquatiques.
Grâce aux nombreuses légendes auxquelles elle était rattachée et à son environnement plein de charme, la ville vivait principalement du tourisme ; les estivaux faisaient même le déplacement depuis les hôtels cotés de Safremer, à quelques kilomètres au sud. Mais en cette saison, on ne croisait guère plus que les enfants qui jouaient dans les rues et les anciens qui discutaient en regardant la mer.
Le garçon frissonna, laissant échapper un soupir glacé qui se perdit dans le petit vent d'hiver, et se mit en marche.
Arno avait eu douze ans au solstice. Une journée glaciale, et malgré les jours qui avaient passé le temps ne semblait pas vouloir se radoucir. Même s'il ne neigeait pas, il faisait vraiment froid, même pour un mois de Janvier. Mais il n'avait pas trop le choix : les seuls bateaux au départ pour Hoenn larguaient les amarres dans la matinée, et Sebii ne supporterait sans doute pas de devoir à nouveau reporter le voyage. Cependant, Arno avait encore un petit détour à faire avant de le retrouver.
Au bout d'une dizaine de minutes, le garçon leva les yeux du chemin et scruta la grande bâtisse qui lui faisait face.
Le laboratoire du professeur Bibacier, éminent scientifique et professeur Pokémon dans la région de Wénora, supplantait de plusieurs mètres les habitations alentours, surplombant le village depuis les falaises au nord, à quelques pas de la plage.
C'était ici qu'il menait ses recherches sur les Pokémon, ces créatures mystérieuses qui peuplaient ce monde, et que certaines personnes – les « dresseurs de Pokémon » – entraînaient pour des combats endiablés ; ce qui était devenu depuis très longtemps un sport mondial.
Arno frappa à la porte de bois sculpté et entra.
Assis derrière sa table de travail à l'autre bout de la grande pièce, un homme habillé d'une veste blanche leva les yeux de son œuvre et l'accueillit avec une voix pleine d'enthousiasme.
— Oh, Arno ! Tu arrives au bon moment, le check-up de Moonlight devrait bientôt être terminé.
— Bonjour, professeur. Vous travaillez encore tôt ce matin.
Sur l'établi de bois et d'aluminium, au milieu d'une myriade de petits éléments électroniques, le garçon distingua un petit appareil en forme de boîtier.
— Encore un dispositif de mesure ? demanda le garçon, intrigué.
— Pas tout à fait, mais ça s'en rapproche. J'aurais dû l'achever il y a quelques jours déjà, mais Libella a insisté pour que je participe à une conférence sur la reproduction supposée des Pokémon légendaires dans leur état naturel. Tu sais comment elle est, toujours à vouloir que je « prenne mes responsabilités ».
— C'est ... pourtant votre domaine ...
— Ce n'est pas une raison ! soupira le professeur en prenant une moue d'enfant. Il y a d'autres personnes toutes aussi compétentes que moi sur le sujet ; d'ailleurs, ces personnes auraient sans doute été d'une meilleure contribution lors de cette conférence !
Habitué à cette fausse modestie, Arno ne chercha pas à le contredire.
Le professeur Bibacier était l'un des plus brillants chercheurs de cette ère. Un véritable génie scientifique, qui était devenu dans son adolescence le plus jeune diplômé de recherche Pokémon et avait déjà collaboré avec des personnalités des plus connues comme le professeur Chen et le professeur Sorbier.
Il était venu s'installer à Bourg-Jais il y avait de cela sept ans, et y menait des recherches sur les Pokémon rares et légendaires, dont il était maintenant la référence incontestée. Ses théories novatrices avaient remué le monde scientifique plus d'une fois, et malgré son jeune âge – 27 ans – il commençait à se forger une solide réputation.
Le professeur était autant apprécié par ses pairs que par les habitants de Bourg-Jais, à qui il ne refusait jamais quelque aide ou conseil avisé ; et ces derniers le lui rendaient tous les jours en lui préparant des pâtisseries ou, dans le cas des commerçants, en lui fournissant du matériel pour ses travaux de recherche.
Autrefois, c'était également lui qui avait sauvé Arno d'une grande détresse. Par reconnaissance, mais surtout par plaisir, ce dernier passait le voir plusieurs fois par semaine et l'aidait du mieux qu'il le pouvait dans ses recherches.
— Bon ! s'exclama Bibacier. Voyons voir les résultats de ce check-up.
Le professeur esquissa un mouvement des bras, et se déplaça jusqu'à la pièce adjacente dans la chaise roulante qu'il ne quittait presque jamais.
Avec le bel habillage en cuir qui la décorait, il était parfois difficile de distinguer l'engin d'un simple fauteuil. Il avait ainsi fallu quelques minutes à Arno pour comprendre, lors de leur première rencontre, que l'homme n'était pas simplement un savant excentrique et imbu de sa personne ... quoique, il était bel et bien totalement excentrique.
Personne ne savait réellement ce qui était arrivé au professeur Bibacier. Un accident dans sa jeunesse qui l'avait rendu paraplégique, avait-il seulement daigné révéler.
Bibacier revint rapidement, un Évoli somnolent sur ses genoux.
— Eh bien, ma foi, ça ne pourrait être mieux. Ce fripon est en excellente santé ! Tu vas pouvoir l'emmener avec toi sans soucis !
Arno prit le petit renard dans ses bras et le salua avec un sourire, auquel Moonlight répondit par quelques jappements.
— Au sujet de ces recherches à Hoenn ... commença le garçon.
— Tu peux encore refuser, si tu le souhaites. Je ne t'oblige en rien à faire ça pour moi.
— Non, non, ce n'est pas ça. C'est juste que ... Enfin, vous ne m'avez pas donné beaucoup de précisions là-dessus. J'aimerais bien savoir sur quoi vous comptez travailler.
Le professeur afficha un sourire enjoué, fier de voir que son jeune assistant n'avait pas renoncé et était visiblement intéressé par la tâche.
— Tu as tout à fait raison ! J'aurais dû t'en parler un peu plus tôt, effectivement. Dis-moi, Arno, connais-tu la légende des trois Golems ?
Le garçon fouilla dans sa mémoire ; il avait déjà lu un livre à ce sujet, lorsqu'il feuilletait la bibliothèque du professeur.
— Trois Pokémon qui ont été fabriqués à partir ... de rocs, de glace et de fer, à différentes époques, et reposant depuis dans des caves spéciales. J'ai bon ?
— C'est cela ! Ces Pokémon ont été enfermés en même temps que leur créateur, afin de sceller sa formidable puissance dans l'attente de dresseurs suffisamment chevronnés pour les contrôler.
— Et ces caves se trouvent à Hoenn ?
— Exact, encore une fois, confirma le professeur. Pour en venir au fait, le processus de création des Golems m'intéresse, et j'aurais besoin d'échantillons pour quelques tests, ainsi que de données enviro--
— Attendez, des « échantillons » de Golems ? s'étrangla Arno.
Le garçon considéra le professeur avec des yeux ronds.
— Vous voulez que je visite ces grottes et que je j'aille récupérer un morceau de leurs corps ? Excusez-moi de vous dire ça, professeur, mais vous êtes malade !
— Ha ha ha ! Ne t'inquiète donc pas, les grottes ont déjà été ouvertes il y a quelques années. Normalement, le premier éveil des Golems a dû laisser des traces dans leurs antichambres respectives, alors il te suffira sans doute de fouiller ces dernières pour trouver quelque-chose d'intéressant. Pas besoin d'aller réveiller les Golems une seconde fois !
— « Normalement » ... ?
Arno ne se sentit qu'en partie rassuré. Il n'avait jamais risqué sa vie lorsqu'il partait chercher des échantillons pour le professeur Bibacier, mais cette expédition à Hoenn était autrement différente de ses balades sur la route 301, et l'idée de se retrouver en tête-à-tête avec trois Pokémon légendaires ne le charmait pas plus que ça.
Se dirigeant vers l'établi, Bibacier poursuivit :
— Dans le même temps, tu testeras un petit quelque-chose de ma création !
Revenant à la hauteur du garçon, il lui tendit un petit boîtier vert de la taille d'un calepin. Arno accepta l'objet et le scruta avec intérêt.
— Je te présente l'Indexon ! fit le professeur avec un grand geste des bras. Un vrai petit bijou, si je peux me permettre.
— Ca ressemble beaucoup au fameux « Pokédex » du professeur Chen.
— En effet. En vérité, il s'agit d'un prototype de Pokédex que je développe pour recenser les espèces endémiques de Wénora. Le système n'est pas encore tout à fait au point, et j'aimerais que tu en testes l'interface pour moi. Même s'il ne permet pas de recensement, l'Indexon possède un logiciel de texte, un appareil photo et, surtout, un gestionnaire de données tout à fait remarquable !
— C'est de l'autogratification, ça ...
— Ha ha ha ! Je dois avouer que j'en suis assez fier, plaisanta Bibacier en se frottant le crâne sous ses cheveux indigo.
Le silence tomba pendant quelque instants. Puis :
— ... Est-ce que vous êtes sûr ? hésita Arno. ... Je veux dire, il doit y avoir d'autres personnes plus capables que moi ... Si je n'arrivais pas à trouver ce que vous cherchez ...
Le garçon fixa le sol, l'air perdu, sous le regard de son Évoli et de Bibacier. Le professeur s'approcha et posa une main sur l'épaule d'Arno, qui leva des yeux soucieux.
— Ne t'inquiète pas de tout ça ! Ce qui importe dans la recherche, ce n'est pas de trouver ce que l'on cherche, mais bien les efforts et le travail que l'on fournit pour le chercher ! C'est ce que nous a appris l'histoire de la science, n'est-ce pas ?
— ... Oui. Désolé ...
— Par contre, il faudrait perdre cette habitude de s'excuser pour tout et rien.
— Ah ! Oui ... pardon ...
Le visage toujours empreint de gaieté, Bibacier afficha un sourire un peu plus sérieux.
— Comme je te l'ai déjà dit, si tu as besoin d'en parler, je suis à ton écoute.
Arno releva la tête, s'efforçant d'apparaître le plus serein possible. Il comprenait ce à quoi le professeur faisait référence dans ses paroles, et il souhaitait à tout prix éviter le sujet.
— Inutile, répondit-il. Je vais bien, ne vous inquiétez pas.
— ... Bien ! J'ai préparé une carte avec les coordonnées des chambres. Vous n'aurez pas à faire de grands détours pendant votre route, cela devrait arranger Sebii.
À cet instant, la porte d'entrée s'ouvrit subitement, suivi par les jappements du jeune garçon qui venait d'en franchir le seuil.
— Alors ?! Vous avez terminé, on peut partir, maintenant ?!
— Quand on parle du loup ...
Sebii avait le même âge qu'Arno et vivait également à Bourg-Jais. Ses cheveux blonds étaient toujours coiffés en dissymétrie – ses cheveux partaient, à gauche, en une grand mèche vers l'arrière – et ses yeux d'un bleu cyan éclatant trahissaient sa constante impatience. Comme à son habitude, il portait un blouson rouge vieux et usé par ses cavalcades à l'orée de la forêt et sur les côtes rocheuses de la ville.
Sebii était du genre à ne pas vouloir écouter, en particulier lorsqu'il était question de règles et d'interdictions. Une vraie tête brûlée, et extrêmement borné avec cela. Pour autant, il n'en restait pas moins quelqu'un sur qui on pouvait compter.
Les deux garçons se connaissaient depuis l'enfance et étaient devenus amis à cette époque.
Sebii, qui avait sans doute fait les cent pas devant le laboratoire avant de perdre patience, tenait toujours fermement la poignée de la porte dans sa main gauche, et affichait un regard insistant.
«
Traduction : 'si tu ne te dépêches pas, je pars sans toi !' ... » pensa Arno en observant son ami.
— Alors, Sebii ! fit le professeur Bibacier d'une voix moqueuse. Tu comptais partir sans dire au revoir ?
— Pas du tout ! D'ailleurs, je suis là, non ?
Le professeur sortit un énième sourire, et donna à Arno la carte qu'il venait de sortir. Ce dernier la rangea dans son sac et en profita pour faire rentrer Moonlight dans sa Pokéball.
— Pensez à m'appeler de temps en temps pour que l'on fasse le point, acheva le professeur. Et surtout, soyez prudents.
Arno acquiesça, puis partit rejoindre son acolyte sur le pas de la porte. Sebii s'adressa à lui en fronçant les sourcils de manière franchement exagérée :
— C'est pas trop tôt ! J'allais partir sans toi, à ce rythme !
— Le bateau ne part que dans deux heures, Sebii. Ça ne sert à rien de se précipiter si c'est pour passer une heure à rager contre le personnel en attendant le départ.
— Eh ?! Je ne suis pas comme ça ! objecta vivement le garçon blond, sentant bien qu'il était personnellement visé par cette remarque.
Bibacier regarda les deux jeunes gens s'éloigner en poursuivant leurs chamailleries. Il se surprit à ressentir une profonde nostalgie. Après tout, lui aussi était parti, un jour, à la conquête de nouveaux paysages et de sensations grisantes. Il lui semblait que cela faisait une éternité maintenant, même si, il fallait l'avouer, il était encore jeune et fringuant, contrairement à certains de ses collègues.
Le professeur posa la tête dans sa main, et se laissa aller à ses souvenirs, tout en souhaitant bonne chance aux garçons.
Puis il poussa un long soupir.
— Quand même, ils auraient pu fermer la porte en sortant.
BR1-01.START/fin