Chapitre 16 : Keluyah
« Comment tu t'appelles ? demanda-t-elle au jeune homme qui chevauchait à ses côtés.
– Töko, pour vous servir ma reine.
– Tu sais te battre Töko ?
– Oui ma reine.
– Parfait. J'espère que nous n'aurons pas à aller aussi loin mais si ces hommes s'en prennent à nous alors je compterai sur toi pour protéger mes arrières. »
Keluyah ne vit pas rougir le jeune homme et s'empressa d'ordonner à Turkya d'un coup de talon de rejoindre son père qui chevauchait à l'avant de la troupe d'une dizaine de Tortarshs.
Le dénommé Töko avait insisté pour les accompagner durant cette expédition, faisant ainsi de lui le plus jeune guerrier à quitter le village ce jour-là. De l'âge de la jeune reine, il avait pour ce faire vanté son courage, sa témérité et sa soif de se rendre utile. Bien entendu le Gorah n'avait pas accepté sans rien dire, le trouvant trop jeune et trop chétif pour se rendre aux devants de la tribu des montagnes. Mais sa fille, curieuse de voir ce que valait ce garçon, avait insisté auprès de son père pour qu'il les suive tout de même.
« Il sera sous ta responsabilité si quoi que ce soit arrive, lui avait finalement lancé ce dernier au moment de céder. »
La jeune femme gagna les côtés de son père qui comme à son habitude se murait dans un silence profond. Elle savait que dans sa tête se bousculaient une centaine d'idées différentes allant dans un unique sens : la résolution du problème.
Depuis qu'il était enfant le Gorah, ou Könt de son vrai nom, n'avait œuvré que dans le seul but de défendre sa patrie. Cette tribu représentait sa vie et il était prêt à tout pour la protéger. Au départ il n'avait été qu'un enfant comme les autres, fragile et naïf. Mais la force des choses en avait fait un homme, le plus puissant du clan et du pays environnant. Il avait passé toute sa vie à s'entraîner, grimpant aux arbres afin de se forger des muscles de pierre et tirant chaque matin à l'arc pour affiner sa dextérité.
Sa fille tourna la tête dans sa direction et vit son regard braqué sur le bout de la plaine qu'ils étaient en train de traverser. Sans doute voyait-il déjà ses adversaires de son regard identique à celui du rapace. Il percevait le bruit de leurs pas contre le sol meuble, entendait le moindre petit chuchotement de leur part et le souffle de leurs narines. Keluyah était certaine qu'il était capable de tout cela.
La vie de son père ne s'était pas arrêtée à un entraînement féroce contre les forces de la nature. Au moment de devenir le guide de la tribu ce dernier était tombé amoureux d'une fille de son âge. Mamy avait souvent décrite à sa protégée la beauté de sa mère, la façon qu'elle avait de se coiffer chaque matin et d'attirer le regard des hommes sur son corps que l'on disait ciselé par les Estras en personne. Elle marchait de manière svelte, ne semblant pas troubler le repos des feuilles sous ses pieds ou briser la quiétude de la forêt par sa voix mélodieuse.
Mais la fièvre l'emporta le jour de l'accouchement. Elle mit au monde une petite fille destinée à devenir reine et quitta définitivement ces terres.
Et tout cela Keluyah le lisait depuis des années dans le regard de son père. Elle voyait toute sa volonté de défendre cette tribu, d'empêcher quiconque de violer leur intimité et de briser un cercle de vie fragile. La mort de sa compagne ne lui laissait que ce but dans sa vie, ce devoir ainsi qu'une petite fille qu'il voulait protéger contre tout au monde.
Et pour toutes ces raisons cela faisait quatorze ans qu'il ne relâchait pas sa vigilance.
« Ils sont peut-être plus nombreux que nous et ne ferons de cadeaux à personne, la prévint son père sans lui accorder un regard. Il faudra se montrer vigilant et je compte sur toi pour décocher tes flèches si quoi que ce soit arrivait. »
Keluyah hocha la tête. Elle n'avait jamais vécu de guerre, ni le moindre combat. Se retrouver face à face avec des représentants d'une tribu adverses et potentiellement dangereuse était une première à ses yeux.
« Ils sont là, lui lança en définitif son père en la forçant à relever la tête. »
Alors elle les vit.
Seulement à quelques mètres d'eux se dessinaient la stature de trois guerriers. Ils n'avaient pas de monture mais n'en avaient pas réellement besoin pour impressionner. Chacun d'entre eux mesurait au moins deux mètres de haut et la largeur de leurs épaules dépassait de loin celle de Könt qui était pourtant le plus fort des Tortarshs. Les cheveux se découpaient en différentes nattes leur descendant jusqu'aux mollets, leur teint était plus mat que celui de leurs opposants et leurs yeux étrangement bridés.
Keluyah reconnaissait dans leur physionomie celle des gens des montagnes, un peuple divisé en plusieurs tribus dont certaines étaient hostiles aux autres. Elle avait une fois vu l'un de ces hommes à la carrure impressionnante qui, lors d'un voyage, avait demandé l'accueil à son clan pour une nuit. Mais ce dernier était un pacifiste et elle lisait dans le regard de ces trois hommes qu'il n'en était rien pour eux.
« Comment se fait-il que nous ne les ayons pas aperçus bien avant ? demanda la jeune reine à son père, surprise de l'apparition de ces guerriers. »
Ce dernier, en guise de seule réponse, pointa du doigt la colline qui se découpait sur la gauche, indiquant que leurs ennemis se cachaient derrière depuis le début. « Ne les sous-estime surtout pas, ajouta-t-il. »
Cela dit-il précipita sa monture et s'avança à l'avant de la troupe de Tortarshs, la sommant d'un signe de main de s'arrêter à cette distance. Sa fille, comme pour le soutenir et assumer en même temps son statut de reine, exécuta le même geste.
« Nos terres n'ont rien à vous apporter de plus que la guerre ! cria le chef en chevauchant dans leur direction. Vous êtes venus chez nous fer de lance en avant, désirant notre mort et le trépas de nos frères ! Nous n'avons plus rien à vous offrir ; partez ! »
Mais les guerriers des montagnes ne semblaient pas de cet avis et l'un d'eux s'avança de deux pas afin de se démarquer des autres. Avant de parler, il racla sa gorge de manière bruyante afin d'impressionner son opposant ; ce qui évidemment ne fonctionna aucunement sur le Gorah qui ne fit que bomber le torse en retour.
« Nous ne ferons pas demi-tour. Ces montagnes sont hostiles et nous voulons votre village pour installer notre clan.
– Depuis quand le confort des sommets n'est plus votre priorité ? reprit le Gorah sans même sourciller.
– Depuis que les Estras nous ont chassés, provoquant les tempêtes, emportant nos femmes et nos enfants. Nous les quittons pour des terres meilleures.
– Nous n'avons pas de place ici. Néanmoins la portion de forêt au sud du fleuve pourrait vous convenir. Jamais aucun Tortarsh ne s'y aventure. »
Keluyah repensa à ces mots à l'homme qu'elle avait jadis abandonné dans cette partie des bois, spectre du passé dont le nom s'évaporait lentement au fil des années. Kon… Tunra… Non, ce n'était pas cela.
« Nous sommes nombreux, reprit le porte-parole du clan adverse. Certains ne résisteront pas longtemps à l'hiver qui arrive. Il nous faut du feu, à manger et de quoi abriter notre clan.
– C'est impossible.
– Dans ce cas nous n'avons pas le choix. »
Disant cela le guerrier de la montagne retira une hache de son ceinturon et la jeta à terre. Elle se planta dans le sol aux pieds du Gorah qui ne la regarda même pas. Cela fait, les trois hommes se détournèrent et prirent vers le sud, vers les bois indiqués par Könt avant que ne s'achève la discussion.
Lorsqu'il revint près de sa fille il la gratifia d'un regard puis passa sa main dans ses cheveux fins. « Je suis désolé, lui murmura-t-il à l'écart des autres. Sincèrement désolé. »
La guerre commençait.