Chapitre 9 : Paul
Illumis ne ressemblait à aucune autre ville dans le monde. Paul avait beau ne jamais être allé plus loin que la porte nord c'était un fait, une évidence qu'il constatait une fois de plus par ce matin humide d'automne.
Un nuage gris recouvrait des rues pratiquement vides dont montait une odeur de putréfaction. Les quelques passants qui s'y trouvaient marchaient têtes baissées, traînant des pieds sur les trottoirs où étaient allongés des sans-abris qui ne passeraient sans doute pas l'hiver. Un silence de mort prenait possession de ces quartiers, brisé par moments par le gémissement incontrôlé de l'un de ces lépreux qui rampaient sur les pavés.
« Il n'y a pas possibilité d'aller plus vite ? glissa Paul au cocher qu'il avait payé pour se rendre à l'adresse indiquée la veille par Fargas.
– Je suis désolé mais je préfère éviter de renverser l'un de ces bougres, je ne veux pas ça sur la conscience. Et puis ce n'est pas parce qu'ils n'attaquent pas souvent le jour que l'on ne risque rien. La discrétion est notre seule défense, petit homme. »
Comprenant la réaction de celui-ci le jeune homme se reposa au fond du siège et tenta de fermer ses oreilles aux quelques cris qui leur parvenaient. Les quartiers qu'il traversait étaient les moins fréquentés et les plus pauvres de la ville. La vermine, les lépreux et les voleurs s'y entassaient depuis une centaine d'années sous le regard bienveillant du roi puis du parlement une fois la révolution passée. Personne n'avait ensuite jugé bon de les déloger et les soldats ne venaient que rarement faire la loi en ce lieu, ce qui laissait la porte ouverte à un coupe-gorge sans nom la nuit tombée.
Fargas habitait de l'autre côté de la ville, dans une rue qui longeait l'un des boulevards les plus riches de la ville. Pour s'y rendre Paul n'avait eu que deux possibilités : faire un détour d'une demi-journée ou emprunter des passages plus dangereux. Son impatience l'avait poussé vers la deuxième solution.
Bien entendu cela n'avait pas été facile de trouver un cocher voulant bien accepter un itinéraire de cette sorte. Mais en puisant dans les subventions versées par le gouvernement pour ses études il était parvenu sans peine à une entente avec le troisième conducteur rencontré tôt le matin.
Il était partit avant l'aube du magasin de son père. Suite à la nuit blanche passée à se demander ce que pourrait lui apporter une telle rencontre le jeune homme n'était parvenu à une conclusion irréfutable : il devait revoir Fargas.
Avant le lever du soleil le garçon avait glissé dans un sac un morceau de pain de la veille, une gourde d'eau fraîche et son prototype de balle. Il était ensuite descendu au rez-de-chaussée pour ne trouver que Luc qui continuait la réparation de la semelle qu'il avait entamé la veille. Paul lui proposa évidemment de l'accompagner mais il refusa, lui expliquant que son père l'avait chargé de garder la boutique pour la matinée pendant qu'il sortait se fournir en cuir et lacets.
Paul se retrouvait donc seul dans une calèche, traversant les quartiers les plus sales et les plus mal fréquentés de la cité. Il savait qu'il ne craignait pas grand-chose mais baissait tout de même la tête, préférant ne pas s'exposer au regard d'un pickpocket ou d'un fou ayant dès le matin abusé de sa fiole d'alcool.
Qui attaquerait un véhicule simplement dans le but d'y déloger un gamin qui n'était même pas richement vêtu ? Paul ne portait qu'un béret, une veste de soie qui recouvrait tout son corps dont une partie de ses bas. Rien qui ne sorte de l'ordinaire et qui ne vaille la peine de prendre des risques.
Ainsi il n'eut aucun problème sur le trajet. Ils quittèrent les quartiers pauvres en une vingtaine de minutes et se dirigèrent immédiatement vers le grand boulevard.
En ce lieu le brouillard qui recouvrait la ville ne semblait pas avoir de poids. Tout était éclairé par des lampadaires qui ne s'éteindraient qu'une fois le soleil bien haut dans le ciel. Les passants étaient tous somptueusement vêtus. Ils n'étaient pas nombreux à cause de l'heure mais les riches qui s'y pavanaient se faisaient déjà remarquer en faisant claquer leurs cannes sur les pavés de manière insistante. Quelques boutiquiers faisaient montre de leurs marchandises. Des parures coloraient les trottoirs, côtoyant des robes somptueuses pendant qu'un rayon de soleil faisait reluire un collier d'or et de pierres précieuses.
Paul se demanda dans quel monde il venait d'arriver et comment il pouvait se trouver si proche de la misère qu'il venait de voir auparavant.
Mais il n'eut pas le temps de se poser cette question puisque la calèche s'engagea dans une rue parallèle, plus modeste que ce grand boulevard : la rue Fargas.
En voyant la plaque sur le mur Paul se demanda ce que cela faisait d'avoir une rue à son nom et d'y vivre. Un sentiment de fierté, d'accomplissement ? Que pensait le directeur de PokeBall en se levant chaque matin et en se disant qu'il vivait ici ?
Il n'y avait que peu d'habitations mais chacune d'entre elles semblaient coûter une fortune. Un petit jardin entretenu et cerclé de rampes de métal, des colonnes soutenant le porche, la taille des fenêtres plutôt large pour un éclairage optimal ; voilà ce qu'elles avaient en commun. Cela devait être agréable d'y vivre.
Le coche en dépassa deux avant de s'arrêter brusquement, tirant Paul de sa rêverie. Le garçon s'était en quelques secondes perdu à s'imaginer vivre dans un tel lieu.
« Nous y sommes, petit homme, lui lança le conducteur en se retournant et en lui adressant un grand sourire. Vous avez des amis bien placés visiblement. »
Paul ne répondit rien et se contenta de lui répondre par un sourire. En voyant la maison de son idole son ventre s'était noué et la peur lui tenait les côtes avec la force d'une lame prise entre marteau et enclume. Il se contenta de hocher la tête et de descendre du véhicule, remerciant du regard le cocher qui démarra aussitôt son pied à terre.
Le garçon se retrouva seul face à une immense grille qui donnait sur un petit jardin dont l'allée centrale menait à la porte principale. D'une main il poussa le loquet du premier obstacle ; ce n'était pas fermé. Fargas ne craignait-il que si peu de détracteur à sa fortune pour laisser son domaine ouvert au premier visiteur venu ? Ou était-ce seulement pour l'accueillir qu'il l'avait laissé ainsi ? Savait-il qu'il viendrait comme il savait pour la balle qu'il avait confectionnée ?
Non c'était stupide. Il ne savait pas pour son prototype, la rencontre de la veille n'était que le fruit du hasard. Paul se surprit à penser cela, c'était la première fois de sa vie qu'il rejetait la cause d'un événement sur cette donnée simpliste et populaire.
D'un pas peu assuré il traversa le jardin. Et si Fargas l'invitait seulement pour se débarrasser de lui, craignant qu'il ne lui fasse de l'ombre ? Après tout sa balle était plus performante que la sienne, il l'avait dépassé. Paul n'était qu'un concurrent qui pouvait le détrôner s'il entrait sur le marché de la balle, jeune ou non ; il était un obstacle.
Et derrière chaque buisson l'enfant craignit de voir surgir un coupe-jarret, couteau en main, qui avait reçu de Fargas l'ordre de l'éliminer contre une coquette somme d'argent. Il avait sur lui sa balle dont le patron pourrait s'emparer pour poursuivre ses recherches ; en quoi pouvait-il avoir besoin du gamin de douze ans qui l'avait confectionné ?
Mais il arriva sans encombre devant la grande porte de la maison. Il hésita à frapper, l'idée de faire demi-tour monopolisant son esprit. Il n'avait réfléchit qu'une seule nuit, ce n'était pas du tout suffisant. Il devrait repartir sur ses pas, rentrer à la boutique, se poser et prendre le temps de peser le pour et le contre. Rien ne pressait après tout.
Craintif il se retourna et redescendit les marches du porche. Il allait quitter cette rue, trouver un coche en ville et rentrer en évitant cette fois les quartiers pauvres.
Une fois dans l'allée il lança un dernier regard en arrière et ses jambes cessèrent d'avancer. Il reste cloué sur place, le regard fixé sur l'homme en costume qui se dressait devant la porte de la maison désormais grande ouverte.
« Léopold Chen, lui lança ce dernier d'un ton dénué de tout sentiment. Monsieur Fargas vous attend. Cela fait trois semaines que cette visite occupe ses pensées, il a hâte de vous rencontrer. »
Trois semaines.
Les deux mots résonnèrent dans son esprit comme un tranchoir.
Trois semaines.