Chapitre 6 : Keluyah
La fête battait son plein. Les danseurs se mouvaient avec vigueur autour du feu à l'image d'une troupe d'esprits frappeurs venus prendre possession de la forêt. Á grands renforts de cris, les hommes célébraient les trois oiseaux qui avaient donnés leurs vies pour les nourrir ce soir. Car outre Keluyah, deux autres chasseurs étaient parvenus à revenir de la chasse les bras chargés de viandes. Le village était en fête car on ne se permettait que rarement chez eux de tuer autant en une journée.
Mais ce jour n'était pas un jour comme les autres.
« L'astre des nuits est parfait, soupira Mamy qui tenait un calumet entre ses lèvres fripées. Je ne pense pas en revoir un si beau avant de redevenir poussière.
– Ne dites pas ça, lui répondit Keluyah en posant sa main sur son épaule, je suis certaine que vous tiendrez encore bien longtemps. Vous êtes plus forte que la moitié du village malgré votre âge. »
La vieille dame relâcha en l'air un rond de fumée et se tourna vers la jeune fille. Un sourire se dessinait sur ses lèvres et de la fierté semblait briller au fond de ses yeux gris.
« Tu fais plus femme de jour en jour, lança-t-elle après un silence. Tes formes prennent vie, tu restes jeune et ta beauté ne fait que croître. Bientôt tu deviendras celle que nous attendions pour prendre la place de ton père.
– Et vous pensez que tous accepteront ce choix ? répliqua l'intéressée effrayée par ce rôle.
– J'en suis certaine. Ton père n'a pas eu de provocations en duel depuis les grandes batailles de la plaine. Il est respecté, aimé et tous sont déjà prêts à te suivre les yeux fermés. Son sang coule dans tes veines et ils ne le voient pas comme un simple héritage ; c'est un don. »
Mais Keluyah avait-elle seulement envie de posséder ce don ?
Depuis qu'elle était petite les gens ne faisaient que s'incliner sur son passage et l'appeler Freya, ce qui signifiait Reine dans leur langue. Les hommes ne la voyaient pas seulement comme une femme mais comme une meneuse. Son père était un héros pour son peuple et ce dernier n'avait pas envie d'être gouverné par un autre. Ainsi c'était sa fille unique qui était choisie pour tenir le rôle, la seule qu'il sentait capable de succéder à l'homme qui faisait chaque jour en sorte que le clan se porte à merveille.
Ce soir encore, pour la fête de la lune, la tribu ne pouvait être plus heureuse. Le vent soufflait paisiblement dans les arbres sans porter avec lui un message de haine envoyé par une armée qui les guetterait de l'orée des bois. Quelques pokemons chantaient, leurs voix se mêlant à celles des danseurs, et au loin le bruit des vagues venait compléter cette douce symphonie.
« Belle fête, soupira Mamy dont les yeux suivaient les pagnes des danseurs qui agitaient sans cesse une grande calebasse creuse remplie de graines qui rendait un son des plus apaisant. »
Mais cette fois Keluyah ne répondit rien. Son esprit était ailleurs, plus loin que la lune pour laquelle tout le village était en fête.
Elle repensait à la mort qu'elle avait dû infliger tout en sachant pertinemment que ce ne serait pas la dernière. Son rôle allait la pousser à tuer à de nombreuses reprises, peut-être même à ôter la vie d'êtres humains. Devenir chef consistait à priver un corps de son âme, à découper toute sa carapace pour en retirer l'essentiel. Au final cela revenait à construire l'un de ces instruments qu'agitaient les danseurs.
« Tu ne devrais pas trop penser à cela et profiter de la fête, lui conseilla Mamy qui comprenait ses pensées sans même la regarder. »
Elle marqua une pause.
« Kunra s'ennuie, reprit-elle ensuite en désignant du regard un jeune homme d'une vingtaine d'année qui regardait le feu sans bouger. Tu devrais peut-être lui tenir compagnie. »
Sans demander son reste la jeune fille se leva et traversa la clairière dans laquelle toute la tribu était réunie. Les hommes dansaient et jouaient de la musique pendant que les femmes riaient en les voyant faire. Certaines se joignaient au cercle autour du feu et entamaient un déhanché des plus sensuels. Des enfants couraient aux alentours, jouant sans se préoccuper des adultes qui ne les regardaient pas de toute manière.
Puis il y avait Kunra qui attendait que le temps passe, les jambes croisée, adossé contre un arbre. Son regard se perdait dans les flammes qui venaient lécher la viande récupérée par Keluyah et sa main retenait avec peine sa tête tombante de fatigue. Autour de son cou pendait trois crânes humains, reliés ensemble par une fine corde.
« Tu veux de la compagnie ? lui demanda timidement la jeune fille qui faisait la moitié de sa taille. »
L'homme se redressa en la voyant s'approcher et posa sa main sur le torse en signe de respect. Il avait beau s'être lié d'amitié avec elle depuis qu'il avait intégré la tribu, Keluyah n'en restait pas moins la fille du chef. Elle l'apaisa d'un signe de main et prit place à ses côtés.
« Je vais en briser un autre ce soir, annonça Kunra en prenant un crâne dans le creux de sa main. Et dans deux autres lunes alors il sera temps pour moi d'y aller. »
Keluyah ne répondit rien et se contenta de baisser le regard vers les restes humains qui pendaient autour du cou du guerrier. Elle connaissait les traditions mais n'arrivait pas toujours à s'y plier sans penser à l'injustice.
« Je suis désolé, murmura-t-elle. »
Cela ne faisait qu'une lune que Kunra était arrivé au village mais cela avait été assez à la jeune fille pour l'apprécier. Elle n'était d'ailleurs pas la seule à être de cet avis parmi les Tortarshs.
« Tu n'as pas à l'être, répliqua immédiatement l'indigène. J'ai affronté ton père et tué quatre de ses hommes mais j'ai perdu contre sa puissance. Il a accepté de me laisser vivre et de payer ma dette envers les esprits. Une de mes victimes repose déjà en paix, ce soir ce sera le tour d'une autre. »
Disant cela il détacha l'un des crânes de Tortarshs qu'il avait tué au combat, le leva au-dessus de sa tête et le brisa contre une pierre. Des morceaux d'os volèrent tout autour mais personne n'y fit attention. Kunra était fidèle aux traditions et la tribu était consciente qu'il les respectait. Il vivait dans leur communauté, chassait avec eux, mangeait à leur table et payait ce qu'il devait aux esprits.
Ils n'avaient rien à redire.
« Plus que deux, murmura-t-il. Dans deux lunes je serais libre, Freya. »
Le guerrier venait de lui donner le nom de reine et cela toucha particulièrement Keluyah. Qu'un homme comme Kunra lui donne ce surnom faisait peser encore plus de responsabilités sur ses épaules mais l'honorait en même temps.
Néanmoins elle ne savait comment exprimer cette reconnaissance et malgré toutes ses tentatives ses mots restèrent dans le fond de sa gorge.
Mais Kunra ne s'en souciait pas et se contentait de regarder les danseurs et les morceaux brisés du crâne de celui qu'il avait tué quelques semaines auparavant. Deux étaient libres, deux autour de son cou, enchaînés.
« Dans deux lunes ce sera payé et votre tribu gagnera ma force en retour comme paiement de ma défaite. »
Keluyah essaya de ne pas y penser et regarda simplement les flammes. Kunra allait bientôt être tué et les Tortarshs prendraient sa force, ils la feront littéralement entrer en eux.