Chapitre 2 : Gouverner par l'espoir
Mais qu'est-ce que veut dire exactement être le Sauveur du Millénaire. Qu'est-ce qu'un sauveur ? Qui doit-il sauver ? Et de quel millénaire s'agit-il ? Il semblerait qu'Arceus n'ait pas cru bon de répondre à ces questions quand il créa ce titre.
*****
Nirina Haldar, ex-souveraine du royaume de Cinhol, héritière de la légendaire famille royale des Haldar, aussi dirigeante de fait de la région Bakan, et dresseuse Pokemon invaincue, était réduite à faire ses besoins dans un seau pourri. Un seau qui commençait maintenant à être dangereusement plein, et qui de plus restait toujours à proximité de la jeune femme, vu la petitesse de sa cellule. L'odeur commençait à devenir un peu plus que désagréable. Un peu loin de son pot de chambre parfumé qu'elle avait au palais et qui était vidé constamment. Elle qui vivait souvent dans l'Ancien Monde, elle s'était souvent plainte que ces idiots et rustres de Cinhol n'aient pas inventés les toilettes. Comme quoi, on pouvait toujours trouver pire.
Et il y avait même pire que ça. Elle au moins, elle avait la chance d'avoir un seau. Tous les autres prisonniers du Puits Carcéral, qui se partageaient le reste de ce trou puant, dormaient dans leurs propres déjections, et l'odeur était bien pire que dans la cellule de Nirina. Les chargés du nettoyage ne venaient qu'une fois par semaine. Pour ce travail ingrat, on prenait les gens qui avaient écopé d'un blâme quelconque pour mauvaise conduite, d'ordinaire des soldats. Nirina se rappelait en avoir envoyé plus d'un. Un travail ingrat, mais aussi très dangereux, car les prisonniers pouvaient parfois juger qu'ils n'avaient pas assez à manger et se rattraper sur celui qui venait.
Cela faisait cinq jours que Nirina était enfermée ici. Comme elle mangeait peu, son seau se remplissait très lentement, mais en deux jours, il aurait quand même le temps de déborder. Quelle déchéance... Autrefois reine crainte de tous, aujourd'hui réduite à s'inquiéter d'un seau remplit de sa propre merde. Elle en aurait éclaté de rire. Comme elle était venue au Puits Carcéral étant gravement blessée - la faute à la trahison de Ryates qui l'avait transpercée avec Peine - elle s'était dit qu'il ne faudrait pas longtemps à ce qu'elle meure dans de telles conditions. Elle l'avait accepté, et s'en était même réjouie. Mais ce qui restait de l'esprit d'Uriel lui avait parlé, et l'avait supplié de ne pas abandonner maintenant, alors que Castel, qui avait trompé tout le monde - elle la première - menaçait de détruire l'Ancien Monde.
Nirina, un peu malgré elle, l'avait écouté. Elle avait tenu bon, décidée à rester en vie. Mais elle ne voyait pas ce qu'elle pouvait faire. Il n'y avait aucun moyen pour elle de quitter cet endroit maudit, et encore moins d'aller dans l'Ancien Monde pour remettre l'épée d'Uriel à son descendant, comme l'esprit le lui avait demandé. Outre le fait qu'elle était bloquée ici, Nirina n'avait aucune idée de qui était le descendant d'Uriel, ni même quelle épée elle était censée lui donner. Était-ce Sifulis, ou bien Peine ? Et puis, qu'est-ce que ça pourrait bien changer ? Ce n'était pas un type qui avait vécu toute sa vie dans l'Ancien Monde qui pourra arrêter Castel, même en étant l'héritier d'Uriel.
Mais Nirina était déterminée à lutter tant qu'elle le pouvait. Autant elle détestait son monde natal de Cinhol, autant elle appréciait l'Ancien Monde et la vie qu'on pouvait y mener là-bas. Elle ne voulait pas laisser Castel tout détruire et tout ramener à l'âge de pierre à l'image de Cinhol. Et puis, il y avait son fils, Alroy, probablement gardé en otage par Castel. Nirina avait horreur qu'on touche à ce qui lui appartenait. Et Alroy lui appartenait bien plus qu'autre chose.
- C'est à vous de jouer.
Perdue dans ses pensées, Nirina se reconcentra sur le jeu qu'elle menait avec le dénommé Jenos, un des prisonniers. La plupart d'entre eux n'étaient rien de moins que des bêtes sauvages, mais ce Jenos, un ancien notable qui avait atterri ici à cause de la cruauté de Nirina lorsqu'elle était reine, avait conservé son humanité. Savourant sa vengeance de voir sa geôlière dans le même pétrin que lui, il s'était longuement moqué d'elle les deux premiers jours. Nirina n'avait pas pu lui en vouloir. Elle s'était même excusée, pour le peu de bien que pouvaient lui faire ses excuses maintenant... Finalement, comme Jenos était le seul être civilisé dans ce trou, Nirina avait fini par parler et à sympathiser avec lui. Faut dire qu'elle n'avait pas grand-chose à faire ici, et pouvoir discuter avec quelqu'un était une bénédiction.
Nirina lui avait raconté comment elle s'était retrouvée ici. Toute la vérité sur sa propre vie, l'Ancien Monde, Ryates, Uriel, Castel... N'importe quel habitant de Cinhol aurait été surpris en entendant tout ça, mais Jenos s'en fichait un peu. Normal, après tout. Quand on était dans le Puits Carcéral, les manœuvres et intrigues royales des gens d'en haut était le dernier de vos soucis. Mais Nirina lui avait promis, ainsi qu'à tout les autres, de les libérer si jamais elle venait à reprendre le pouvoir. L'espoir minuscule que sa promesse avait suscité chez les prisonniers avait un peu calmé leur attitude à son égard. Avant, ils essayaient de défoncer la porte de sa cellule pour la violer ou la dévorer. Maintenant, ils semblaient la traiter avec une certaine déférence, certains allant même jusqu'à lui donner un peu de leur repas.
Elle était devenue la reine du Puits Carcéral, et ses sujets étaient une centaine de dégénérés bestiaux. Comme quoi, il y avait toujours moyen de rebondir, même dans les pires situations. Souriant pour elle-même, Nirina passa la main à travers les barreaux de sa cellule pour dessiner une croix sur le quadrillage que Jenos avait tracé dans la poussière du sol. Y'a pas à dire, même un jeu stupide comme le morpion pouvait devenir un divertissement de choix en prison. Son seul défaut était qu'il se finissait, dans 99% des cas, en match nul. Comme cette fois ci. Jenos soupira et effaça le quadrillage d'un revers de main.
- Vous n'avez pas autre chose, comme jeu ? Vous avez dû en apprendre beaucoup dans l'Ancien Monde, non ?
- Il y en a pas mal, oui. Mais on aurait besoin de cartes ou de pièces. J'aimerai bien trouver de quoi faire un jeu de dames ou mieux, d'échecs.
- C'est quoi ?
- Un jeu de stratégie dans lequel on déplace des figurines de différentes valeurs et compétences sur un plateau, dans le but de prendre le roi adverse. Je pourrai peut-être sculpter les pièces dans du caca. C'est pas ça qui manque ici.
Jenos sourit ironiquement.
- Votre fierté pourra-t-elle le supporter, Votre Majesté ?
- Mon pauvre Jenos... Ma fierté est aussi inexistante en ce moment que la beauté chez un Miasmax.
- Pardon ?
Nirina soupira.
- C'est une expression. Un Miasmax est un Pokemon qui ressemble à un tas d'ordure.
Jenos la regarda, pensif.
- Il y a vraiment tant de Pokemon dans l'Ancien Monde ?
- Des millions. Non, des milliards. Grâce à eux, l'humanité a pu progresser comme jamais, et continue de progresser. Je pense que c'est ce qui manque à Cinhol pour s'élever comme a su le faire l'Ancien Monde...
- Si l'Ancien Monde est si merveilleux, pourquoi êtes-vous restée ici alors que vous aviez la possibilité de vivre là-bas à jamais ?
Nirina haussa les épaules.
- La première fois que Ryates m'a amené dans l'Ancien Monde, j'avais dix ans. Je n'y allais que très périodiquement, le temps d'apprendre sa culture et son fonctionnement. Quand j'y fut assez intégrée, je poursuivis une partie de mon enseignement là-bas, dans l'une de leur école. Je m'y plaisais bien plus qu'ici. Mais mes racines restent à Cinhol, j'imagine. Je suis née dans ce monde. J'avais l'impression d'y être enchaînée. C'est peut-être pour ça que Ryates a su facilement me convaincre de le détruire. Ryates, Uriel ou Castel, je ne sais plus. J'ai été la marionnette de bien des gens. Au final, je ne sais même plus qui je suis moi-même, ni ce que je veux. Hormis quitter cet endroit puant, bien sûr.
- Ça fait au moins une chose que nous partageons. J'aimerai revoir ma femme et mes deux fils. J'ignore s'ils ont pu s'en sortir sans moi, comment ma femme a pu nourrir les enfants...
Nirina fut prise de pitié et de honte devant cet homme. C'était elle qui l'avait fait jeter ici, sans remord et avec une indifférence suprême. Elle ne savait même plus pourquoi. Rien de bien grave sûrement, car Nirina avait toujours préféré l'exécution à l'emprisonnement. Elle considérait le Puits Carcéral comme une bien moindre punition que la mort. Maintenant, elle avait un tout autre avis, bien sûr.
Combien de gens comme Jenos avaient souffert par sa faute ? Beaucoup. Nirina, sous l'influence constante de Peine, de Ryates, de Castel ou d'Arceus savait qui d'autre, avait toujours considéré les vies de ce monde comme négligeables. Ce monde était un faux, pensait-elle. Un pâle reflet du monde réel, qui était né de la folie vengeresse de Castel et de la chute dans les ténèbres d'Uriel. Songeant que rien ici n'avait la moindre importance, elle avait laissé libre court à son coté le plus sombre, maltraitant ses sujets et même ses proches. Elle avait empoisonné sa propre mère, rejeté son fils, envoyé Padreis, son amant, à sa propre mort, et tout récemment, elle avait tenté de tuer son oncle Astarias, qui avait presque été un père pour elle.
Elle se disait qu'elle était un monstre, qu'elle n'avait fait que le mal, pourtant, elle ne le regrettait pas autant qu'elle aurait dû. Même dans l'Ancien Monde, les autres l'indifféraient. Elle n'aurait pas été jusqu'à les tuer comme elle le faisait ici, mais elle s'en fichait. Elle avait toujours été égoïste et solitaire. Etre consciente du mal qu'elle avait provoqué était une chose, mais ça n'allait pas la changer du jour ou lendemain. Encore aujourd'hui, à ce moment, son seul souhait était de trouver Alroy et de partir le plus vite dans l'Ancien Monde. Elle se fichait de ce qui pourrait advenir de Cinhol. En revanche, elle avait bien l'intention de rester vivre dans l'Ancien Monde. Si elle ne pouvait, elle n'allait pas laisser son malade d'ancêtre de Castel le détruire.
Mais elle ne pourrait rien seule. Elle devait d'abord reprendre le pouvoir ici. Castel et le gros de son armée devaient déjà être partis. Il ne devait pas rester grand monde pour protéger le palais. Peut-être que si elle trouvait un moyen de se libérer, elle pourrait prendre la ville avec l'aide des prisonniers. Sauf qu'elle n'avait rien pour se battre. Elle avait toujours compté sur ses Pokemon, surtout sur Hafodes. Avec la fourche rouge, elle contrôlait le feu comme elle voulait, et pouvait tenir tête à une armée entière. Mais nul doute que Castel avait déjà réclamé sa propriété.
Tant pis. Elle trouverai autre chose. Elle était une Haldar, nom de nom ! Même si elle détestait cette famille, elle reconnaissait sa force. Elle était la fille de Rushon Haldar, l'un des plus grands chefs de guerre que le royaume n'ai jamais eu, et la petite-fille de Lyaderix, chef de la Tribu des Chevaux, qui avait longtemps rivalisé avec l'armée de Cinhol. L'appel du combat coulait dans son sang.
Et puis, elle avait peut-être encore des alliés, des loyalistes qui n'acceptaient pas le nouveau régime de Castel. Astarias l'avait trahi depuis un bon moment, bien sûr, mais qu'en était-il de Surervos et Venisi ? Ils étaient ses Hauts Protecteurs, et possédaient chacun un Pokemon. Oui, elle pouvait encore se battre. Mais elle aurait besoin des prisonniers du Puits Carcéral. Elle leur avait promis la réhabilitation si jamais ils sortaient. Elle devait se les mettre encore plus dans sa poche. Elle se leva, et éleva la voix pour s'adresser à tous.
- J'en ai assez de ces foutus barreaux. Vous tous, en vous y prenant ensemble, vous pouvez les briser, j'en suis sûre.
Jenos la regarda avec stupeur.
- Qu'est-ce que vous faites ?!
- Je veux sortir. Y'a pas de raison que je sois enfermée à part. Dans ce trou merdique, on est tous égaux.
- C'est de la folie ! Parce que certain d'entre eux vous ont donné leur repas, vous pensez être en sécurité en sortant ?! Ces hommes sont aussi changeants que le ciel. Ils peuvent vous sourire un jour et vous tordre le cou le lendemain !
- Ils n'en feront rien, car je suis leur seul espoir.
Elle engloba tous les prisonniers du regard.
- Vous m'avez entendue ?! Je vais vous faire sortir de là, et nous reprendrons ce qui est à nous dans la cité. Beaucoup d'entre vous sont là à cause de ma mère, la reine Hasteria. C'est moi qui l'ai tuée. Je l'ai empoisonnée, et elle a mis plus d'un mois à agoniser ! C'était une femme méprisable, qui se pensait au dessus de tout le monde, et qui dédaignait les gens du peuple. Moi aussi, j'ai fait emprisonner certain d'entre vous. J'en ai fait tuer beaucoup plus. Vous avez le choix. Me tuer pour vous venger, et rester ici le restant de vos misérables existence, ou me faire confiance et remonter rapidement à la surface. Dans tous les cas, je ne veux plus être séparée de vous. Sortez-moi de là !
La passion et la force dans sa voix atteignirent le peu de conscience qui restait aux prisonniers. Eux qui s'étaient résignés depuis longtemps à leur sort étaient hypnotisés par le refus d'abandonner de cette femme, censée être plus faible qu'eux. Ils ne comprenaient pas pourquoi quelqu'un de sang royal était avec eux. Pour eux, la famille royale avait toujours été quelque chose d'intouchable, hors de leur porté, comme une espèce de dieu. Quand Nirina leur dit qu'elle allait les faire sortir, ils ne purent donc que la croire sur parole.
Tous l'acclamèrent, même ceux qui avaient juré la violer mille fois à son arrivée. Combinant leur force, ils se mirent à tirer sur les barreaux de sa cellule. Ils l'avaient fait au début, dans le but de l'attraper pour lui faire Arceus savait quoi, mais sans résultat. Parce qu'ils ne s'y étaient pas mis ensemble, que chacun tirait de son coté, et qu'ils se battaient entre eux pour savoir qui pourrait l'avoir le plus vite. Là, Nirina menait les opérations. Tous lui obéirent, même sans comprendre ses ordres, et la porte de sa cellule fut mis à terre en dix minutes.
Nirina sortit tandis que les prisonniers s'écartaient respectueusement sur son passage. La jeune femme tentait de garder bonne figure, son port royale et son regard hautain, mais l'odeur et la promiscuité de tous ces corps sales manqua de la faire défaillir. Elle s'était aussi inquiétée que l'un ou plusieurs d'entre eux ne l'attaquent, mais tous la regardèrent avec un air de vénération et de confiance absolue. Cela inquiéta encore plus Nirina. Ces gueux la tenaient pour une reine, quelqu'un qui avait un pouvoir qu'ils ne pouvaient pas comprendre. Si jamais elle les décevait, elle ne donnait pas cher de ses jours.
Mais elle comprit quelque chose en voyant l'espoir dans leurs yeux. Quelque chose que Ryates lui avait appris un jour. Qu'il y avait deux manières, et deux manières seulement de gouverner une société. Par la peur, ou bien par l'espoir. Les Haldar avaient généralement toujours gouverné par la peur, et Nirina n'avait pas été différente. Ses sujets la craignaient et faisaient donc tout ce qu'elle disait. Mais ils ne l'aimaient pas. Ils la détestaient, même, ce qui expliquait que tous se furent retournés contre elle quand les rebelles étaient arrivés.
Gouverner par l'espoir était plus risqué et compliqué, mais on gagnait en échange l'amour et le soutient du peuple que l'on dirigeait. Ils se battaient pour vous parce qu'ils croyaient en vous, et donc, ils se battaient bien plus férocement que quelqu'un ayant été intimidé. C'était comme ça qu'Adam... non, que Castel, devait gouverner, lui. Si Nirina voulait le battre, elle devrait faire pareil. Finies les tueries et les exécutions inutiles. Nirina allait insuffler dans le cœur des gens un espoir plus grand que celui de Castel.
- Vous êtes les premiers hommes de ma nouvelle armée, fit Nirina. Mais pas les derniers, je vous le promets. Je vais reprendre ce qui est à moi, et vous tous, vous reprendrez ce que les gens de la surface, qui vous méprisent, vous ont volé !
Les exclamations redoublèrent d'intensité, à tel point que Nirina en fut perplexe. Elle n'avait pourtant jamais été une oratrice capable de galvaniser les foules. Était-ce son charisme caché de Haldar qui ressortait, ou alors ces gens étaient-ils vraiment des attardés si faciles à manipuler ? En tous cas, elle venait de reprendre le pouvoir. Sur une centaine de personne seulement, mais c'était un début. La reine Nirina n'était pas encore enterrée. Ce vieux fossile de Castel n'avait qu'à bien se tenir.
***
Ils étaient partis. Le roi, l'armée, son père Astarias, oncle Isgon, et même les dames Leaf et Anis. Deornas restait seul au palais, en compagnie des femmes, des vieillards et des enfants. Quelle gloire... Non pas que Deornas appréciait le combat. Il préférait de loin s'enfermer dans une pièce avec un bon gros livre à étudier plutôt que d'aller guerroyer l'épée à la main. En ce sens, le sang du Rimerlot qu'il tenait de son vrai père, le duc Isgon, l'avait épargné de ce coté là. Deornas n'était pas un lâche. C'était juste qu'il n'aimait pas se battre. Pour lui, la guerre était le symbole d'un échec, quand les deux camps n'avaient pas réussi à se comprendre. Et c'était là le problème de la guerre que le roi voulait mener : il n'avait même pas laisser une chance à l'Ancien Monde de négocier.
Le roi Castel II lui avait conféré le titre de régent durant son absence, pour régner sur Cinhol à sa place. En tant que prince, Deornas avait étudié l'exercice du pouvoir. Il avait été un bon élève. Il savait gérer des comptes, promulguer des décrets justes et équitables, écouter les doléances de ses sujets... Mais régner non plus ne lui plaisait pas. Au début, il avait pris les armes contre Nirina pour sauver Cinhol, et pas pour la couronne qu'on lui aurait donné. L'arrivée et la révélation d'Adam Haldar avait été un soulagement pour lui. Il n'aurait pas à occuper le trône, car quelqu'un était au dessus de lui dans l'ordre des successions. Et même si le roi ne revenait pas de l'Ancien Monde, ce serait Alroy, le fils de Nirina, qui hériterait du trône, et pas lui.
Oh, il aurait pu, s'il en avait eu envie. Le peuple l'aurait préféré lui, un prince apprécié que tout le monde savait sage et raisonnable, plutôt qu'un enfant de quatre ans dont la mère avait été déchue. Mais Deornas ne s'opposerait pas à Alroy. Il n'en avait pas le droit, car il n'était pas un vrai Haldar. Tout le monde le croyait être le fils unique d'Astarias, le frère de feu le roi Rushon, mais en réalité, son vrai père, c'était Isgon du Rimerlot. Personne ne le savait bien sûr, mais Deornas se refusait d'obtenir une couronne sur laquelle son sang n'avait aucun droit. Cinhol était gouverné depuis sa création par des Haldar. Il continuerai à être gouverné par des Haldar. Deornas en avait le nom, mais pas le sang. Jamais Meminyar ne s'illuminera pour lui, jamais il ne pourra montrer au peuple une Marque Royale dorée ou argenté. C'était ainsi, mais Deornas ne s'en désolait pas. Il aimait et respectait Astarias bien sûr, mais il était aussi fier d'être du sang du duc Isgon.
Le duc était parti à contrecœur dans la guerre du roi Castel II. Il l'avait fait uniquement pour assurer la sécurité de son petit-fils Alroy. Si Isgon avait osé défier le roi, Alroy en aurait été menacé par la suite. Castel II avait tout pouvoir sur le jeune prince, et pouvait le faire exécuter quand bon lui plaisait. Personne ne dira rien, car c'était généralement ainsi que l'on procédait après un Coup d'Etat : on faisait en sorte qu'aucun prétendant au trône ne puisse un jour nous menacer, même s'il était de la famille.
Pourtant, Alroy n'y était pour rien dans tout ça. C'était un enfant vif et gentil, qui ne comprenait rien à ce qui s'était passé récemment. Il ne cessait de quémander sa mère et pleurait souvent. Deornas faisait de son mieux pour le rassurer et s'occuper de lui. C'était son cousin dans les titres, mais dans les faits, c'était son neveu. Son père, Padreis, aujourd'hui décédé, était le fils ainé du duc Isgon. Et Alroy tenait beaucoup de lui. Il avait les yeux et les cheveux de sa mère bien sûr - la marque typique des Haldar - mais son visage ressemblait beaucoup au demi-frère disparu de Deornas.
- Cousin Deornas... C'est quand que je pourrai voir mère ? Lui demanda-t-il après avoir pausé la dernière pièce de son château en bois.
- Quand le roi rentrera, je lui demanderai s'il peut autoriser cette rencontre. Pour l'instant, ce n'est pas possible, je le crains. Il te faut être courageux... et patient.
- Elle est où mère ?
Deornas soupira. Comment expliquer ça à un enfant de quatre ans ? Mais Alroy était intelligent, et lui cacher la vérité ne serait pas forcément un bien.
- En prison, Altesse, finit-il par avouer.
- Pourquoi ? Elle a fait quelque chose de mal ?
- C'est compliqué, Alroy. Le roi Castel II a pris le trône de ta mère, et il n'avait d'autre choix que de le mettre en prison.
- Pourquoi il a volé le trône de mère ? Mère était reine ! Il n'avait pas le droit !
- Le roi Castel II est le frère caché de ta mère. Il avait autant droit au trône qu'elle. Il a décidé que ta mère faisait trop de... méchantes choses aux gens du royaume. Tu comprends, Alroy ?
Le jeune prince hocha lentement la tête.
- Mère coupait la tête a beaucoup de gens... Ce n'est pas gentil de couper la tête. Ça fait mal, même si c'était des méchants.
- Euh... oui. Mais tous n'avaient pas fait de méchantes choses. Ta mère les a pourtant tué aussi.
- Comme Padreis ?
Deornas sursauta.
- Pardon ?
- Quand j'ai demandé à mère quand Padreis reviendrait me voir, elle m'a dit qu'il ne reviendrait plus. Il était gentil avec moi...
Le bambin se mit à pleurer. Deornas ne savait déjà plus quoi faire, et hésitait à appeler sa nourrice. Deornas voulait avoir des enfants un jour, mais s'il s'en occupait aussi bien que ça, ce n'était pas gagné.
- Mère a fait de méchantes choses, reprit l'enfant, mais je... mais je... je veux quand même la voir !
Deornas fut attendrit. Alroy était un brave garçon. Il ne méritait pas ce qui lui arrivait, et un enfant de son âge avait besoin de sa mère. Et Nirina, malgré tout ce qu'elle avait pu faire, avait besoin de voir son fils. Hors, depuis la mort d'Ylis, il semblait que toute tendresse avait déserté le cœur d'Adam, et ça ne s'était sûrement pas amélioré depuis qu'il avait pris le trône. Deornas craignait ce qu'il pourrait faire de Nirina, même s'il avait donné sa promesse à Astarias de ne pas lui faire de mal. Il fallait qu'Alroy la revoit avant. Il fallait que Nirina le rassure, ne serait-ce que pour la dernière fois.
- On va arranger ça, petit cousin, promit-il. On va arranger ça...