Apocalyptica de Drayker

Lina attrapa brusquement Lyrian par le bras et l'entraîna vers la gauche, le soustrayant à la charge furieuse du monstre. Ce dernier, emporté par son élan, continua sa course et disparut de leur champ de vision, avalé par les ténèbres qui noyaient l'étage. L'adolescent, haletant, remercia son amie, mais ils n'eurent pas le temps de récupérer leur souffle ; dans un fracas du tonnerre, le Rhinocorne géant déboula à leur droite, traversant un mur de béton comme s'il s'agissait d'un rideau de tissu. Les deux adolescents reprirent leur course, bifurquant à la moindre intersection rencontrée pour éviter les charges de la bête. Les débris et les cadavres d'hybrides et de scientifiques qui jonchaient le sol ça et là rendaient leur progression encore plus dangereuse, et ils se prenaient régulièrement les pieds dans un obstacle dissimulé par l'obscurité. Chose encore plus horrible, nombre de ces cadavres semblaient avoir été dévorés, et Lyrian comprit bientôt comment le monstre lancé à leurs trousses avait survécu jusqu'ici.

« Bon sang, mais c'est quoi, ce truc ?! s'exclama Lyrian.
- C'est un Rhinocorne, haleta précipitamment son amie. Bordel... Lâche-nous, sale monstre ! Vite, par là ! »

Ils prirent à nouveau à gauche, et manquèrent de trébucher sur un cadavre en combinaison grise. Lyrian ne prit pas le temps d'étudier le corps - encore un hybride mort pendant le Changement. Son environnement n'avait plus d'importance, désormais : seule comptait sa survie, et celle de Lina. Tout ce que le garçon voyait, c'était les intersections susceptibles de leur offrir un sursis supplémentaire.
Le rugissement terrible de la bête retentit à nouveau dans tout l'étage, désespérément proche.

« Comment on fait pour lui échapper ?!
- J'en sais rien... Putain... Ils sont pas censés être aussi énormes... Ils peuvent que charger en ligne droite... C'est débile, comme Pokémon, mais s'il nous attrape... Vu ce qu'il a fait à Adam.. ATTENTION ! » hurla soudain Lina.

Le mur d'en face, à dix mètres d'eux, explosa subitement et la silhouette terrible du Rhinocorne émergea du nuage de débris pour foncer droit sur les deux adolescents. Lina, paralysée par la peur, n'esquissa pas le moindre mouvement. Avec une vivacité surhumaine, Lyrian l'attrapa et la poussa dans une cellule à leur droite, avant de s'y engouffrer à son tour. La créature dépassa la pièce où ils s'étaient réfugiés à toute vitesse.

« M...Merci... T'avais raison... On n'aurait jamais du venir ici... balbutia Lina, étalée dans la poussière.
- Allez ! Il faut qu'on sorte de là ! » s'exclama le garçon en aidant son amie à se relever.

Quelque part dans ses entrailles, un monstre s'agita. Les deux adolescents reprirent leur course effrénée, seulement guidés par la lueur capricieuse des néons encore en état. Leurs zigzags incessants les avaient poussés à s'enfoncer toujours plus profondément dans les ténèbres, et à présent, Lyrian était bien incapable de dire où se situait la sortie.

« Bordel, on est paumés ! jura Lina.
- Il arrive ! Cours ! »

A nouveau, le monstre chargea, et à nouveau, les deux compagnons se jetèrent violemment sur le côté pour échapper à la créature. Un brusque accès de colère s'empara de Lyrian. Bon sang ! Il refusait de continuer à fuir indéfiniment !

« Écoute, Lina, il faut rallumer les générateurs et retrouver Kate. Je vais l'attirer, et toi, tu cours !
- Quoi ? Mais t'es malade ! Il faut qu'on sorte !
- Le temps qu'on retrouve la sortie, il nous aura massacrés. Je fais diversion. Toi, occupe-toi de finir la mission !
- Bordel, Lyrian, on est pas dans un film ! Je vais pas te laisser te sacrifier sous prétexte que c'est héroïque ! protesta violemment Lina.
- Si on ne se sépare pas, on va finir par y passer tous les deux ! »

Nouveau rugissement. Lyrian sentit ses os vibrer. Son cœur battait la chamade, et quelque part en lui, le monstre qui s'était réveillé pendant l'attaque sur la colonie semblait prendre des forces.
Le tonnerre des pas du Rhinocorne géant retentit à nouveau. Il fallait réagir.

« Allez ! COURS ! rugit Lyrian.
- Lyrian... »

Lina hésita quelques instants, puis tourna les talons, s'élança et disparut dans l'ombre. Pour s'assurer que la bête enragée ne la prenne pas en chasse, Lyrian s'avança au milieu du couloir, bien visible. Le Rhinocorne l'aperçut et chargea en grondant.

« C'est ça... Viens... » murmura Lyrian avant de reprendre sa course.

~*~
Lina, qui courait depuis cinq bonnes minutes, s'arrêta et prit une pause, haletante. Les rugissements du monstre, quoique toujours assourdissants, étaient à présent plus distants, signe que la bête - et Lyrian - s'étaient éloignés. Épuisée, blessée par ses multiples chutes, la jeune fille s'adossa à un des rares murs encore intacts et se laissa glisser au sol. Son cœur battait si fort qu'elle avait l'impression qu'il allait exploser dans sa poitrine. Si ses poumons avaient pu parler, l'adolescente aurait juré qu'ils auraient crié grâce.

« Faut que t'arrête la clope, ma vieille... ça te réussit pas. » murmura-t-elle.

Elle resta assise là pendant plusieurs dizaines de secondes, récupérant petit à petit son souffle. Constamment sur le qui-vive, elle tendait l'oreille à chaque fois qu'un cri retentissait ou qu'un mur était abattu, mais la course poursuite entre Lyrian et le Rhinocorne géant semblait s'éloigner de plus en plus. Pourvu qu'il s'en sorte...

Au prix d'un coûteux effort, la jeune fille se redressa. Les jambes tremblantes, elle se mit en quête de la salle des générateurs. Elle n'avait aucune idée de sa position dans l'étage. Toujours vigilante, elle entreprit de se coller à une paroi du couloir et de le longer pour ne pas se perdre. A chaque intersection, elle craignait de tomber nez-à-nez avec le monstre.

Lina inspectait chaque cadavre qu'elle croisait, terrifiée à l'idée de reconnaître celui de Kate. Il s'agissait pour la plupart d'hybrides, tous vêtus d'une combinaison grise. La majorité avait l'air parfaitement humaine, mais certains présentaient déjà des difformités ou des particularités physiques étranges. Elle croisa ainsi un homme dont la peau bleue, translucide, laissait voir ses organes internes.

Le contact froid de son revolver contre sa hanche la rassurait légèrement, mais elle savait que son arme ne lui servirait à rien si le Rhinocorne décidait de s'intéresser à elle plutôt qu'à Lyrian. Elle ne comprenait pas le garçon. A peine vingt minutes plus tôt, il refusait de secourir Kate et Adam, et le voilà qui jouait les appâts pour que elle, celle qui lui avait pointé son flingue sous le nez dans un accès de rage, puisse s'en tirer, retrouver Kate et mener à bien la mission. Et Elise et Thrak, qui devaient mourir d'inquiétude, en bas, dans l'entrepôt... L'heure réglementaire devait largement être dépassée, et comme le groupe n'avaient pas donné signe de vie, leurs compagnons restés derrière devaient se faire un sang d'encre.

Soudain, Lina avisa un faisceau lumineux anormalement fort à l'angle d'un croisement. Surprise qu'un néon puisse éclairer autant malgré l'état du complexe et le manque de courant, la jeune fille s'approcha de la lumière.
Et se rendit compte que ce n'était pas un néon. C'était une lampe-torche.
La lampe-torche qu'elle avait donnée à Kate.

~*~
Le monstre qui se terrait dans les entrailles de Lyrian jubilait, comme s'il se nourrissait de l'adrénaline qui coulait à flots dans les veines du garçon. Ce dernier, exalté, évita une nouvelle charge du Rhinocorne géant d'une simple roulade latérale, avant de reprendre sa course en souplesse. Lyrian avait l'impression de sprinter depuis une éternité, mais il n'était pas essoufflé le moins du monde. Il était plongé dans une sorte de transe, comme s'il se mouvait dans un rêve. Son cœur pulsait avec détermination et ses muscles se détendaient et se contractaient avec assurance, formant un formidable jeu organique. L'adolescent avait l'impression de danser avec cette créature lourdaude qui le poursuivait, une danse menée par lui-même, et personne d'autre.

Mais pourquoi dansait-il, déjà ? Pour faire gagner du temps à cette ingrate de Lina ? Le monstre en lui rugit, en colère. Lyrian sentait que ce qui se terrait dans son for intérieur ne demandait qu'à déployer ses ailes et prendre son essor. Il sentait qu'en lui était enfermée une grande puissance, si grande qu'il avait l'impression qu'il devenait invincible au fur et à mesure que cette énergie se libérait petit à petit et se déversait en lui.

La créature qui l'habitait ne demandait qu'à sortir. Elle était puissante, impétueuse, elle était la raison pour laquelle il valait mieux que n'importe lequel de ces humains. Pourquoi jouait-il l'appât pour cette fille humaine, alors qu'il pourrait vaincre ce Rhinocorne et mener à bien la mission, seul ? Pourquoi risquait-il sa vie ? Pour laisser cette incompétente inférieure s'arroger toute la gloire ? Elle qui l'avait menacé avec ce ridicule revolver ? Pathétique. Il n'avait besoin de personne. Il était supérieur à n'importe qui. Il était la perfection incarnée, la prochaine étape de l'évolution. Voilà ce que lui scandait la créature en lui, tandis qu'il la laissait petit à petit prendre le contrôle.

Avec un sourire sombre, Lyrian pivota sur place et attendit, serein. Les bruits de pas du Rhinocorne se rapprochaient. Il sentait sa fatigue. Il sentait que la bête était épuisée, qu'elle était devenue folle à force d'être enfermée dans ce complexe. Il sentait qu'elle était blessée et rendue malade par les expériences de X-Corp. Bah. Elle n'était elle aussi qu'un être inférieur, un être idiot, qui n'avait de toute façon pas sa place dans ce monde. Il se ferait un plaisir de mettre un terme à ses souffrances.

Le Rhinocorne chargea une nouvelle fois, rugissant avec colère. Malgré la faible lumière, Lyrian discernait parfaitement la bête qui courait devant lui. Ses sens aiguisés perçaient l'obscurité, et il n'avait pas peur.

Il se mit à courir vers la créature, de toute la vitesse de ses jambes. Il accélérait, encore et encore, et alors qu'il se rapprochait du Rhinocorne, il aperçut la lueur de terreur qui apparut dans les yeux du Pokémon. La bête, lancée à pleine vitesse, essaya de freiner, mais il était trop tard. Et malgré son intellect ridiculement limité, le Rhinocorne comprit qu'il était perdu. Cela ne fit que rendre Lyrian plus joyeux encore.

~*~
Un formidable fracas retentit, suivit d'un rugissement si atroce que Lina dût se couvrir les oreilles. Bon sang, qu'est-ce que c'était que ça ?! Sa cage thoracique en tremblait, et elle eut l'impression que le complexe tout entier braillait, comme si les murs ne supportaient pas ce boucan.

Et puis, le silence revint. Un silence sombre, terrifiant, qui laissa la jeune fille complètement désorientée. Est-ce que Lyrian était mort... ?
Hésitante, Lina reprit sa progression, se dirigeant péniblement à l'aide de sa lampe-torche. Toujours aucune trace de Kate, mais la jeune fille avait trouvé un plan de l'étage et était parvenue à s'orienter. Elle se dirigeait à présent vers la salle des générateurs, en prenant soin de retourner chaque cadavre pour l'examiner.

Soudain, quelque part dans le niveau, un rire retentit. Un rire suffisant, un rire mauvais, aux accents teintés de folie. Un rire qui n'avait rien d'humain. Lina reconnut immédiatement Lyrian.

Sans se demander ce dont il était question, la jeune fille continua d'avancer. Au moins, le garçon était en vie. Elle devrait s'en réjouir. Pourquoi s'inquiétait-elle pour un simple rire ? La distance avait sûrement déformé les sons, pas de quoi se faire du souci.

« Tu débloques, ma vieille. T'es toute seule, dans le noir, alors tu te sens obligée de flipper pour n'importe quoi. Reprends-toi ! » s'enhardit-elle.

Lina se cogna le crâne sur un câble épais qui pendait là et secoua la tête pour reprendre ses esprits. Elle retrouverait Lyrian plus tard. Pour l'instant, elle devait chercher Kate, et les générateurs.
La jeune fille fouillait chaque cellule qu'elle croisait - l'étage semblait en être rempli.
Les cellules étaient toutes différentes, selon les allées et les couloirs au bord desquels elles étaient disposées. De tailles variables, elles étaient alternativement destinées à contenir des Pokémon ou des humains.
Plusieurs contenaient également ce qui aurait dû être des tubes en verre, désormais tous brisés par le Changement. Vu le diamètre du dispositif, ils devaient servir à enfermer des humains - mais dans quel but ?
Chaque cellule semblait avoir été conçue pour résister à de gros chocs, au vu de l'épaisseur des murs ; ce qui n'avait pas empêché le Rhinocorne de passer au travers. Les portes, magnétiques, s'étaient toutes ouvertes lorsque le courant avait disparu.

Lina croisa de nombreux cadavres de Pokémon. Les pauvres étaient au moins aussi marqués que les humains ; beaucoup avaient perdu leur fourrure, leurs plumes, ou présentaient des couleurs étranges. Certains étaient anormalement grands, d'autres présentaient des malformations déroutantes. Visiblement, les essais sur les Pokémon n'avaient pas été réalisés avec le même soin que ceux sur les humains... La jeune fille frissonnait en voyant les horreurs auxquelles s'étaient livrés les scientifiques de X-Corp. Comment pouvait-on faire ça à des êtres vivants...

Et soudain, alors qu'elle pointait machinalement le faisceau de sa lampe sur une cellule à droite pour en vérifier le contenu, le spectacle que Lina redoutait s'offrit à ses yeux.

Là, adossé au mur, les yeux grands ouverts et les jambes écrasées par un morceau de béton, se trouvait le cadavre de Kate.