Chapitre 229 : Faits l'un pour l'autre
Les bras de Mercutio étaient parcourus de terribles fourmillements à chaque impact du katana de Trefens sur son épée. Elle-même résonnait en un bruit sourd, comme un cri de souffrance. Mercutio se demandait qui allait céder le premier : ses bras, ou son épée ? Les coups de Trefens avaient doublé de puissance depuis le début. Trefens utilisait le Premier Niveau du Flux. Inconsciemment ou non, il l'utilisait, tout comme Mercutio l'avait utilité la toute première fois face à Trutos, le boss de la Team Cisaille.
Si grâce au Quatrième Niveau, Mercutio pouvait espérer égaler Trefens en force, ce n'était plus d'actualité s'il utilisait le Premier Niveau. Ça, combiné à ses gènes Fanex, c'était dur à dépasser. Quand ils étaient de force égale, le choc de leurs coups était encaissé par leur deux épées, comme quand deux forces égales s'opposaient et se repoussaient l'une l'autre. Mais avec le Premier Niveau, Trefens avait bouleversé ce fragile équilibre, et Mercutio savait que sa pauvre épée Livédia ne tiendrait plus longtemps. S'il avait pu utiliser le Flux, il l'aurait renforcée avec son propre pouvoir, mais là, elle n'était plus hélas qu'un simple morceau de métal. Le katana de Trefens aussi, certes, et il était plus fin que Livédia, mais lui était manié par bien plus fort que Mercutio.
Le jeune homme se savait acculé, pourtant, il ne pouvait pas se contenter que de se défendre. Il ne pouvait compter ni sur son endurance ni sur sa force face à Trefens, alors faire durer le combat aurait été inutile. Il fallait qu'il prenne des risques s'il voulait avoir une chance. Au lieu donc de contrer le prochain coup latéral de Trefens, Mercutio changea la main qui tenait Livédia. Se faisant, il abattit son coude sur le plat du katana de Trefens pour dévier sa trajectoire. Il leva ensuite son épée. Naturellement, Trefens s'attendait à un coup direct qui profiterait de l'ouverture que Mercutio avait créé dans la garde de Trefens. Et Mercutio s'attendait à ce qu'il s'attende à ça, donc il ne le fit pas.
Au lieu d'attaquer avec la lame, il assomma Trefens avec la garde de son épée. La garde partit immédiatement en morceaux au contact de Trefens et de son Flux de Découpeur, mais tant pis. Mercutio l'avait déstabilisé, et là il pouvait attaquer de front. Il leva son épée, sûr que Trefens ne pourrait pas éviter le coup. Le Shadow Hunter leva la main comme pour se protéger. Mercutio n'inversa pas la trajectoire de sa lame. Si Trefens voulait perdre sa main, ça le regardait.
Mais avant que la lame ne le touche, elle s'était brisée. Mercutio regarda, effaré, sa fidèle épée Livédia tomber au sol en trois morceaux différents, des morceaux qui commencèrent à s'effriter eux-mêmes en quantité d'autres. Le responsable, bien sûr, était Trefens. S'il avait levé la main, ce n'était pour tenter de se protéger, mais pour lancer son damné Flux qui découpait tout sur l'épée de Mercutio. Le jeune homme lâcha ce qu'il tenait encore de son épée. En dépit de la situation, il était triste. Livédia l'avait servi depuis la guerre de Vriff. C'était Djosan qui lui avait donné, et Mercutio la maniait depuis plus de trois ans maintenant. Il l'avait nommé en l'honneur de sa mère, et avait maintenant l'impression d'avoir perdu une amie. Il se reprit et recula prestement avant que le katana de Trefens ne le coupe proprement en deux. Il jura contre lui-même. Reprends-toi, bouffon ! Tu pleures sur une foutue épée alors que tu vas finir comme elle si tu ne fais rien !
- Ça, ce n'était pas loyal, protesta Mercutio.
- C'est ce que tu te dis-toi aussi quand tu te sers du Flux pour battre tes ennemis impuissants ? Demanda Trefens, amusé. D'ailleurs, pourquoi tu ne t'en sers pas ?
- Je ne peux pas, gros malin ! Je me suis temporairement coupé du Flux moi-même. Ton Flux rend le Flux des autres Mélénis malade. Apparement, tu es le vilain petit Mélénis qui fait fuir les autres.
- Intéressant, admit Trefens. Est-ce à dire que je suis le plus puissant des Mélénis du monde ?
- Je ne dirai pas ça. Le plus dangereux, sans doute. Mais pour ce qui est de la puissance, tu repasseras. Tu maîtrises à peine le Premier Niveau, et tu...
Trefens le coupa en faisant un geste avec son katana. Il était bien trop loin pour le toucher, mais quelque chose sorti de sa lame. Une lumière lacérante qui ne pouvait être qu'une attaque de Flux. Mercutio se jeta sur sa droite pour l'éviter, et vit avec horreur l'attaque percuter un immeuble voisin et le trancher proprement en deux. C'était une attaque de Troisième Niveau, aucun doute. De Troisième Niveau... mais mélangé à la nature si bizarre du Flux de Trefens qui décomposait tout sur son passage.
- Ok, avoua Mercutio en se relevant. Tu maîtrises un peu plus que le Premier Niveau. Mais ça ne change rien. Tu ne peux pas gagner contre tous les Mélénis du globe. Ils sont plus nombreux que tu le penses. Et pour eux, tu es un danger. Si tu continues à développer tes pouvoirs, ils te jugeront assez menaçant pour s'occuper de toi eux-mêmes. Songes-y, mec. Certains d'entre eux ont vécu plusieurs siècles, et connaissent des trucs sur le Flux que même moi je ne pourrai imaginer !
- J'ai peur j'ai peur, ricana Trefens. Mais si mon Flux rend le leur inefficace à tel point qu'ils ne peuvent plus l'utiliser, qu'est-ce qui m'empêchera de tous les massacrer ?
Mercutio fronça les sourcils, rendu inquiet par le ton de la voix de Trefens.
- Tu envisages d'aller affronter les Mélénis ?
- Non. Je dis juste que je me défendrai s'ils comptent s'en prendre à moi. Je me fiche des Mélénis. Et moi-même, je ne me considère pas comme l'un d'entre eux. Je suis humain, né de parents humains. J'ignore comment j'ai fait pour posséder ce pouvoir.
- Y'a pas d'explication, répondit Mercutio. Selon mon maître, tu es ce qu'on appelle un Naturel, un humain qui possède le Flux sans qu'il y ait eu un seul ascendant Mélénis dans sa famille. Ça arrive rarement, mais ça arrive.
- Eh bien, je devrai me sentir honoré d'une telle attention du destin à mon égard. Ce pouvoir me sera bien utile. Je vais m'en servir pour te vaincre, toi, puis chacun des membres de ton unité. Et puis j'annihilerai la Team Rocket ici, à Safrania. Mon dernier acte en tant que Shadow Hunter. Après quoi je quitterai Kanto en emmenant avec moi les Fanexian, l'héritage du chef Dazen. Peut-être qu'ensuite, je formerai une nouvelle unité, qui sait ? Non, pas seulement une unité... Une armée ! Une armée d'hommes et de femmes surhumains, qui se chargera d'éradiquer la Team Rocket où qu'elle soit sur Terre !
- Je crains de ne pas être d'accord, riposta Mercutio. Les Fanexian repartiront avec la Team Rocket. Mes potes sont déjà sur le coup.
- Ils ne trouveront jamais le labo secret du chef Dazen. Et même s'ils le faisaient, ils devront alors faire face à Kenda. Mais ne t'occupes pas de tes amis pour le moment, Mercutio Crust. Tu es face à moi, sans arme et sans possibilité d'utiliser le Flux. Et moi, j'ai justement envie de tester mes nouveaux pouvoirs sur toi. Tâche de faire durer le plaisir.
Trefens tint alors son katana parfaitement à l'horizontale face à lui, et Mercutio sentit la pression nauséeuse du Flux de Trefens monter en flèche. Le sol autour de lui se déchiquetait peu à peu, envoyant des morceaux tout autour d'eux, flottant en apesanteur. Même le costume de Trefens commençait à partir en morceaux, et Mercutio sentit la pression l'atteindre, et constata avec horreur que sa combinaison aussi se désagrégeait peu à peu. Mercutio avait la certitude que s'il s'approchait trop de Trefens maintenant, ou si son katana le touchait, son corps se verrait être atomisé à l'instant. Mercutio n'en sourit pas moins.
- Tu peux y aller franco, mon pote. Je suis assuré. J'ai pensé à écrire mon testament avant de venir ici.
***
Tuno n'était pas hommes à se laisser aller au superstitieux ou au destin tout tracé. Il était un militaire, et il était pragmatique. Mais l'amour pouvait pousser quelqu'un à croire l'incroyable. Tuno savait qu'il tomberait sur Ujianie en venant ici, et c'est ce qu'il fit. Il avait eu une chance sur six que ce soit elle qu'il trouve en premier. Il se plaisait à penser que l'amour balayait les pronostics aussi facilement que la raison. La chambre d'Ujianie était à son image : sobre, bien rangée, organisée. Le seul signe personnel affiché était une belle collection de couteaux et autre lames, accrochés sur le mur.
Ujianie était là, faisant passer une petite lame entre ses doigts. Elle semblait s'attendre à la venue de Tuno, tout comme elle la redoutait. Le colonel sentit son cœur se serrer. Ujianie était belle, certes. Une beauté froide et tranchante, mais Tuno en avait connu de plus jolies. Pourtant, il était persuadé qu'Arceus avait créé cette femme pour lui, et pour lui seul. Qu'elle lui était destinée, et que Tuno lui était destiné. Même à présent qu'elle avait repris son costume de Shadow Hunter, et que lui portait son uniforme Rocket.
- Tu es venu, constata Ujianie d'une voix qui se voulait contrôlée et froide.
- Tu en doutais ? Il fallait que l'on règle notre petite querelle avant la fin de la guerre.
- Oui, approuva la Shadow Hunter. Réglons cela.
Elle se leva en empoigna deux de ses couteaux. Tuno, lui, s'assit tranquillement par terre, posant son pistolet et ses trois Pokeball. Ujianie le regarda avec suspicion.
- Tu fais quoi là ?
- Je m'assois. Je suis juste venu parler.
- Le temps de la parole est fini, sinistre andouille ! Notre querelle, comme tu dis, ne finira qu'avec la mort d'un de nous deux !
Tuno secoua calmement la tête.
- Non. Je n'ai pas envie.
Avec sa rapidité surnaturelle, qui était probablement la plus élevée de la Shaters, elle décocha un coup de pied dans le visage de Tuno. Le colonel s'effondra, sa joue gauche le tança énormément et la bouche en sang, mais il savait que si Ujianie avait voulu le tuer avec ce coup de pied, sa tête aurait déjà décollé.
- Lève-toi et bats-toi ! Cria-t-elle. Tu crois peut-être que je suis comme Trefens, à ne pas vouloir tuer un adverse désarmé ? Tu te trompes ! Quand je tues, je n'ai aucun honneur !
- Je n'en doute pas, sourit Tuno en se tenant la joue. Ce n'est pas d'honneur que je te parle, mais d'amour.
Les yeux d'Ujianie se plissèrent dangereusement.
- Je ne t'aime pas, Tuno.
- Je crois le contraire.
- Je me fiche de ce que tu crois. Tu as juste profité de moi alors que j'étais amnésique ! Tu m'as fourgué des mensonges dans la tête, et tu m'as transformé en femme faible !
- Je crois plutôt que j'ai fait ressortir la véritable toi, avança le colonel. Ce masque d'indifférence et de froideur que tu portes constamment, c'est pour cacher ta véritable personnalité : celle d'une femme vive, joyeuse, ouverte, comme Laurinda l'était. En fait, des deux, je pense qu'Ujianie est plus un mensonge que Laurinda.
En voyant la lueur féroce dans les yeux de l'assassin, Tuno sut qu'il était allé trop loin. Ujianie lui décocha un de ses couteaux de jets, mais Tuno, l'ayant vu venir, roula sur le côté. Après quoi, il cria le nom d'un de ses Pokemon :
- Badapunk !
L'évolution de Baggaid crée par le Mélénis Esva Nuvos, son corps fait de métal avec sa crête rouge, sortit de sa Pokeball posée au sol. Quand Ujianie arriva avec un autre couteau à la main, le Pokemon s'interposa et le couteau glissa sur sa carapace. Il attaqua avec Fracass'Tête, mais Ujianie stoppa son élan avec ses deux seules mains, lui bloquant la tête par sa crête rouge comme elle aurait arrêté un couteau en plein vol. Badapunk ne s'avoua pas vaincu pour autant. Comme ses bras étaient trop petits pour pouvoir atteindre Ujianie dans cette position, il utilisa ses yeux, avec son attaque Grimace. Normalement, cette attaque était censée provoquer une peur telle à l'adversaire que sa vitesse de réaction s'en trouvait immensément réduite. Rien de tel chez Ujianie bien sûr, mais elle hésita suffisamment pour que Badapunk puisse se libérer de sa prise. Alors qu'il s'apprêtait à retourner au combat, son dresseur l'arrêta.
- Stop, Badapunk ! Tu es la pour me défendre, c'est tout. J'ai dit que je ne voulais pas me battre.
- Il devra pourtant, cracha Ujianie, parce que mon but est de te tuer.
- Je ne pense pas que tu en as envie, contra Tuno. Sinon, tu l'aurais fait quand nous étions à Unys. Je te rappelle aussi que si tu es devenue amnésique, c'est parce que tu m'as protégé contre ce Pokemon Méchas, D-Colhomard.
- Qu'est-ce que tu cherches à prouver ?
- Je n'ai pas besoin de le prouver, car tu le sais toi aussi. Je te l'ai dit, Laurinda. Tu as beau avoir récupéré ta mémoire, les moments que nous avons passé ensemble étaient bien réels. Ils étaient vrais pour moi. Et je suis sûr que pour toi aussi.
- LA FERME !
Cette fois, Ujianie se passa de couteau. Elle fonça elle-même sur Tuno. Badapunk s'interposa, mais il fut vite repoussé contre le mur face à la force de la Shadow Hunter. Tuno avait un entrainement au corps à corps, mais rien qui ne l'aurait sauvé longtemps face à la rapidité et la puissance d'Ujianie. Avec ses deux bras, il parvint à bloquer le coup de la jeune femme, tout en se brisant au passage plusieurs os. Mais ça permit à Badapunk de revenir en attaquant avec son puissant Mitra-Poing. Au même moment, Ujianie levait une nouvelle fois son poing pour frapper Tuno avec. Tuno se dit qu'il était fini. Ujianie, avec sa force et sa résistance de Shadow Hunter, pourrait encaisser l'attaque de Baggaïd pour l'achever lui.
Mais au contraire, quand elle vit Badapunk viser son ventre de son poing fulgurant, Ujianie rompit son attaque et se protégea elle-même. Bizarre. Elle était assez en pétard pour tuer Tuno pourtant... Comme Badapunk avait des problèmes, le colonel fit appel à son Crimenombre. En tant que spectre, il n'aurait pas à craindre les attaques d'Ujianie, par contre, pour la même raison, il ne pourrait pas défendre aussi bien Tuno que Badapunk, vu qu'il était immatériel. Par contre, il pouvait attaquer. Tuno ne voulait pas blesser Ujianie, mais au moins pouvait-il tenter de la maîtriser.
- Crimenombre, attaque Dépit !
Normalement, cette attaque réduisait de beaucoup le nombre de Points de Puissance de la dernière attaque adverse utilisée ; autrement dit, le Pokemon touchait ne pouvait plus trop se servir de la même attaque. Il ne savait pas ce que ça donnerait sur un être humain, mais il espérait que ça empêcherait Ujianie d'utiliser ses poings trop longtemps. Elle se servit alors de ses jambes pour son prochain coup. Tuno ne savait pas si c'était grâce à Dépit ou une simple coïncidence, et de toute façon, peu lui importait, car Ujianie traversa de part en part le corps spectral de Crimenombre pour le toucher lui. Le souffle coupé et la poitrine en sale état, Tuno tomba, mais garda assez d'esprit pour se saisir de son pistolet dans sa chute. Au même moment, Ujianie tira son dernier couteau et le plaqua contre la gorge de Tuno, à l'instant même où lui pointa son pistolet sur sa tête. Et ils restèrent dans cette position, sans bouger d'un cil, et sans que Badapunk et Crimenombre n'osent faire eux non plus un seul geste.
- Voilà une situation comique, sourit finalement Ujianie. Je ne peux pas t'égorger sans que tu tires, et toi, si tu tires, tu peux être sûr que je te tuerai avant de mourir. C'est peut-être aussi bien, finalement. Pas de sortie, pas de solution. On meurt tous les deux !
- Non, ce n'est pas un bon plan.
Tuno laissa tomber son pistolet. Ujianie cligna des yeux, surprise et en colère.
- T'es idiot ou quoi ?! Qu'est-ce qui m'empêche de te tuer maintenant ?
- Rien, en effet. Alors vas-y, si tu en as envie.
Tuno prenait un risque, il en était conscient. Il pariait sur les sentiments qu'Ujianie pouvait éprouver pour lui. Il était certain qu'ils étaient là, bien présents, mais il n'était pas sûr en revanche qu'ils soient assez grands pour qu'elle renonce à le tuer. Pourtant, Ujianie hésitait. La main qui tenait le couteau tremblait.
- Quand nous t'avons reprogrammé, dit Tuno, je n'avais pas du tout l'intention de tomber amoureux de toi. Pourtant c'est arrivé. Mieux encore, tu m'as rendu cet amour. On a passé peu de temps ensemble, mais durant ces moments, je ne me suis jamais senti aussi vivant. Je sais que je pourrai chercher dix vies, je ne trouverai aucune autre femme que j'aime autant que toi. Si, maintenant que tu es redevenue l'Ujianie d'autrefois, mes sentiments ne sont plus réciproques, alors autant que tu me tues directement. Je ne pourrai jamais plus vivre comme avant sachant que je t'ai perdu.
Comme Ujianie tremblait d'indécision, totalement perdue dans ses sentiments contradictoires, Tuno lui passa une main sur le visage. Elle cessa de trembler et le dévisagea intensément.
- Je t'aime, Ujianie. S'il y a bien une vérité entre nous deux, c'est celle-ci. Je ferai tout pour toi, même quitter la Team Rocket. Je ne te combattrais pas, même pour sauver ma vie.
Alors, Ujianie hurla, leva les bras, et abattit son couteau... à deux centimètres de la tête de Tuno. Puis elle s'effondra sur lui, en pleurs.
- Je t'aime moi aussi, avoua-t-elle. De tout mon cœur. Je ne veux pas te combattre. Je veux vivre avec toi !
***
Elle ne se rappelait pas de ses parents. Durant toute son enfance, elle ignorait jusqu'à la définition de ce mot. La chose la plus lointaine dont elle se souvenait, c'était son premier employeur. C'était peut-être lui qui l'avait récupéré, en la recueillant, ou en l'achetant, peu importait. Elle avait alors six ans, et elle faisait déjà le ménage pour cet homme, un riche industriel de la région Kalos. Puis elle passa d'employeur en employeur, telle une esclave. Mais comme elle ne connaissait rien d'autre, elle ne protesta pas. Servir les autres était normal pour elle.
Plus elle grandissait, plus ses tâches se sont diversifiées. Ses différents employeurs se servaient le plus souvent d'elle comme d'espionne, pour glaner des informations sur leurs concurrents ou leurs adversaires politiques. Une enfant de son âge n'attirait certes peu l'attention, et elle avait fini par être très douée en filature. Naturellement, elle passa ensuite aux vols. Rapide, discrète, elle était l'ombre idéal pour ses employeurs. Dans le même temps, elle tâchait de se sociabiliser avec les enfants de son âge, d'apprendre comment se passer la vie pour les gens normaux. En fait, techniquement, pour elle, c'était eux les gens pas normaux. Mais elle se fit de nombreux amis. D'un naturel ouvert et affable, elle se rapprochait facilement des autres.
Mais un jour, alors qu'elle avait treize, son patron de l'époque lui adjoint une tâche très différente des autres. Il l'amena dans sa chambre et lui demanda de retirer ses vêtements. Ignorante de ce que ça signifiait, elle obéit. De toute façon, désobéir à ses employeurs était impensable pour elle. Son maître profita d'elle de cette façon de nombreuses fois, jusqu'à qu'enfin elle comprenne ce qu'il en était réellement. Quand ses amis des rues l'apprirent, ils la repoussèrent, la traitèrent de pute, et ne revinrent plus jamais avec elle.
Ujianie avait entendu parler de l'amour. Elle aurait aimé que ça lui arrive, un homme gentil qui l'aime pour ce qu'elle était. Apparemment, ce n'était pas pour elle. Mais elle décida néanmoins de prendre son destin en main. Dès que son employeur l'appela à nouveau dans sa chambre, elle le tua avec un couteau qu'elle avait caché sur elle. C'était son premier meurtre. Celui pour sa liberté. Elle continua à tuer, pour le compte d'autre personne. Tuer lui donnait l'impression d'être libre, d'être elle-même. Elle devint rapidement douée, et très vite, le plus grand seigneur du crime de Kalos lui demanda ses services. Ce fut durant ces années-là qu'Ujianie devint réellement un assassin professionnel. Elle était réputée pour son regard froid, et surtout sa méthode pour tuer. Elle ne tuait qu'avec les couteaux. Ça lui rappelait son premier meurtre, et ça la rendait forte.
Elle passa près de six ans à servir ce seigneur du crime, jusqu'à que sa renommée comme exécutrice attire à elle Dazen, le chef des Shadow Hunters. Il l'acheta au seigneur du crime pour une somme rondelette. Mais la première chose qu'il dit ensuite à Ujianie fut la suivante : « Tu es libre maintenant. Libre de ton destin. Libre de me suivre ou non. N'obéit jamais à quelqu'un pour de l'argent. Fais-le parce que tu le veux, tout simplement ».
Ujianie n'avait jamais oublié cette phrase. Oui, elle voulait être libre, mais ne savait pas comment s'y prendre. Finalement, tout ce qu'elle aurait voulu, c'était laisser tomber ce masque qu'elle portait depuis des années, et vivre une vie normale. Mais elle ignorait comment faire. Elle ignorait ce qu'était une vie normale. Alors elle continuait à tuer. Pour le travail. Parce que c'était la seule chose qu'elle savait faire.
***
Ujianie se laissa aller dans les bras de Tuno. Elle se rendit compte aussi qu'elle pleurait. Depuis combien d'années n'avait-elle pas pleuré ? Elle ne savait plus. Elle s'en fichait. Nulle part ailleurs elle s'était sentie aussi bien que dans les bras de Tuno. Fini de se cacher, maintenant. Elle était où elle voulait. Enfin. Elle était libre. Libre de devenir qui elle voulait, avec la personne qu'elle voulait. Ils restèrent un moment comme ça, jusqu'à qu'Ujianie mélange un rire à ses pleurs.
- Tu m'as battue, moi, une Shadow Hunter, sans utiliser une seule arme. Et la dernière fois, tu m'as battue avec un seul petit Magneti de rien du tout. Je ne suis clairement pas de taille face à toi.
- Mon esprit acéré et mon charisme indéniable sont des armes bien plus puissantes que tes couteaux ou tes gènes Fanex, ma chère, répliqua Tuno.
Sans cesser de rire, Ujianie l'embrassa. Oui, c'était le bon choix. Pourquoi avait-elle hésité d'ailleurs ? La Shaters était finie, les Dignitaires aussi. Et cet homme devant elle lui apportait un bonheur que jamais aucun employeur ne lui avait donné.
- Je dois t'avouer quelque chose... commença-t-elle, hésitante.
- Tu peux tout me dire maintenant. À part bien sûr qu'en réalité, tu as un mari quelque part, ou que tu es lesbienne, ou que tes parents détestent les bruns, ou que tu espères que je fasse la cuisine chez nous, ou encore que...
- Je suis enceinte, le coupa Ujianie.
Tuno cessa sa litanie et son visage prit un air inquiet.
- Depuis quand ?
Ujianie ne put s'empêcher de pouffer.
- Il est de toi, gros bêta ! Tu te rappelles de ce moment dans ton bureau ? Celui où ton général Tender nous a surpris en train de... travailler, comme tu as dit.
- Oh oui ! S'exclama Tuno, soulagé. Vrai qu'on a travaillé longtemps, cette fois-là. Eh bien, un bonheur n'arrive jamais seul. Deux, c'est mieux.
Ujianie se reblottit dans les bras de son aimé, une main contre son propre ventre. Ils formaient déjà une famille... tous les trois.