La Liberté... à tous prix
J-3 :
Je m'ennuis. Il n'y a rien à faire. Rien. Et je dois encore attendre trois jours. Trois longues journées. Mais que vais-je faire ? Personne ne s'occupe de moi. Enfin si. On m'apporte un repas à douze heures, et un à vingt heures. Mais c'est tout. Personne ne vient me parler. Et il n'y a ici qu'un palliasse pour m'occuper. On m'enferme entre quatre murs. Mais aussi dans ma tête. Il n'y a pas une seule petite fenêtre. Rien. C'est vide : les murs, la paillasse, le plafond, les gardiens, la nourriture... En fait, il n'y a que moi. Rien que moi. Et le temps. Ce temps qui ne passe pas assez vite. C'est que je suis pressé moi !
Encore trois jours... Mais que faire en attendant ? Je n'ai rien pour m'occuper, personne avec qui parler. Et pourtant, je sais que dehors, tout le monde parle de moi. Mais ils parlent de moi en mal. Dans trois jours, mon nom sera synonyme de réjouissances. Pour l'instant, il n'est synonyme que de souffrance. Plus que trois jours. Enfin non. Trois jours, deux heures douze minutes et quarante-huit secondes... Quarante-sept...Quarante-six... C'est long ! Mais je ne vais quand même pas faire le décompte ! C'est grotesque ! Complètement grotesque.
Peut-être en faisant des maths. Oui, je vais calculer les dimensions de ma cellule. Voyons... Un pas, deux pas, disons, deux pas et demi de large. Ensuite... Un, deux, trois. Environ trois pas de long ! Et la paillasse alors ? Oh, à vue de nez, je dirai qu'il fait dans les deux pas, un peu plus peut-être ? Voyons çà... Non, deux pas. Tout juste.
Bon... J'ai mesuré ma cellule. J'ai occupé une minute de mon temps d'ennuie. Plus que trois jours... Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire en attendant ? Me ronger les ongles ? Déjà fait. Courir ? On ne me laisse pas sortir. Dormir ? Je n'ai plus sommeil... On ne se rend pas compte quand nos journées sont bien remplies, quand on rentre chez soi exténué, et qu'on aimerait bien avoir un petit moment à ne rien faire, mais c'est terrible ! Il n'y a rien de plus terrible que de ne rien faire... Croyez-moi. Je pourrais peut-être manger pour passer le temps. Oui ! Mangeons. Hé ! Oh ! Gardiens ! J'ai faim ! Je veux manger ! Mais qu'est-ce qu'ils font ? Ils m'entendent ou pas ? On dirait que non. Si au moins j'avais quelqu'un avec qui parler.
Mais en attendant, je m'ennuis, moi, seul avec ma solitude. Quelle ironie. Dans un peu plus de trois jours, je serai le plus heureux des hommes, mais pour l'instant, je suis traité comme un miséreux. Enfin... Il faut savoir se montrer patient. Je l'ai toujours été. Après tout, ça fait des années que j'attends un moment comme celui-ci. Je peux bien attendre trois jours de plus. Mais quand même...
J-2 :
Je m'ennuis. Et puis, j'ai faim. Le repas de ce matin était trop frugal. Le geôlier m'a dit d'un ton joyeux : « plus que deux jours, n'est-ce pas ? ». Je sais compter, merci. J'ai aussi hâte que lui d'y être. Ici, il ne se passe rien, et on me laisse mourir d'ennui.
Il y a sûrement mieux à faire que se lamenter. Réfléchir, par exemple. Oui, ça pourrait être pas mal réfléchir. Ou plutôt non, imaginer. Imaginer... Oui... Imaginons la scène :
L'heure est enfin arrivée. Deux gardes du corps viennent me chercher. Moi, évidemment, je les suis. C'est que je suis pressé, moi. On me fait traverser le bâtiment. Il est long, mais je savoure ce moment. Le dernier moment que je passerai dans cet état. Il faut quand même en profiter. Ce serait idiot ne pas le faire. Enfin, on arrive à une porte. C'est une grosse porte en fer, avec des barreaux sur la toute petite fenêtre. Un de mes gorilles sort une grosse clé, et ouvre la porte. Un vent glacial remonte alors dans le bâtiment. J'en profite. Ce sera peut-être la dernière brise que je sentirais avant la cérémonie. Et après, tout sera tellement différent. On me fait traverser la ville, jusqu'à une grande place. Il y a une estrade. Tout est déjà là. Ils n'ont rien laissé au hasard. Dans une demi-heure, ça commencera. Déjà, des personnes arrivent. Elles sont pressées elles aussi. Elles crient mon nom, avec des mots derrière, mais je suis dans un tel état d'excitation que je ne les comprends pas. Probablement des félicitations. Ou des encouragements. Le temps passe. L'excitation baisse. Je commence à m'ennuyer. Mais l'église le comprend. Elle fait accélérer l'horloge. Elle est gentille avec moi. C'est grâce à elle que je suis ici. Il est enfin l'heure. Celui qui va présider la cérémonie s'avance. Il m'appelle.
Je m'avance à mon tour. Tout le monde cri mon nom... Il faut dire qu'il y a maintenant beaucoup de personnes. On me fait asseoir, on me fait asseoir devant ma destinée ! La foule crie plus fort encore. Oh, quel moment palpitant... Et là, mon couronnement. Le couronnement de ma carrière. Je doute fort que quiconque dans la foule qui se sera massée près de l'estrade ne puisse obtenir le privilège que j'aurai obtenu. Je les vois. Ils seront devant moi. Ils hurleront mon nom. Ils pousseront des cris de joie. Ils seront soulagés. Ce qu'ils attendaient est enfin arrivé. Ensuite, il y aura une fête. Elle sera en mon honneur, bien sûr. Il y aura un grand bâton, qui circulera de mains en mains. Au bout de ce bâton, il y aura une tête. Ils la pointeront vers les étoiles, en criant des « Enfin ». Cette tête, ce sera la mienne, évidement. Personnellement, je trouve cette animation un peu barbare et grotesque. Mais le peuple y tient. Et je ne peux rien leur refuser. Surtout après la belle cérémonie qu'ils me préparent. Alors, si ça les amusent...
Oh là là... Ce que j'ai hâte d'y être. Pourquoi le temps est-il si long ? Plus que deux jours...
J-1 :
Ça y est. J'y suis presque. Plus qu'une journée. Plus qu'une malheureuse petite journée. Le gardien m'a parlé aujourd'hui. On a un peu discuté. Il a voulut me taquiner au début, parce qu'il avait dit d'un ton joyeux : « Plus qu'une journée avant le grand jour », et moi je lui ai répondu : « Je sais. Et qu'est-ce que j'ai hâte d'y être ». « Tu t'ennuies tellement au point que tu sois pressé ? », qu'il m'a demandé. Je lui ai répondu que c'était en effet une des raisons qui trottait dans ma tête. Il a alors levé les yeux au ciel, et a grommelé quelque chose que je n'ai pas compris. Mais ce n'est pas grave. Demain, il pourra grommeler autant qu'il voudra. Je n'en aurais plus rien à faire...
Je me vois, après la cérémonie. Je suis allongé. Je me repose. C'est qu'elle sera fatigante. Je suis tout seul. C'était mon souhait. Je dors. On ne voit même pas bouger ma poitrine tellement je suis paisible. Ma respiration est inaudible. J'ai atteint un niveau de paix intérieur presque inaccessible pour qui ne la cherche pas. En fait, je rêve. Je suis dans les étoiles. Je danse dans leur lumière. Elles me caressent. Elles me dorlotent.
Et puis ensuite, j'irai jouer avec le vent. J'embêterai l'oiseau léger qui virevolte dans les nuages. Je déposerai un baiser discret sur celle que j'ai toujours aimée. Elle ne le sentira pas, mais tant pis. Moi, je l'aurai senti. Et ça me suffira.
Ensuite, j'irai me baigner dans la rivière. Je serai discret, évidemment. Personne ne me verra, personne ne m'entendra. Mais j'irai quand même me baigner. Ce sera juste pour répondre à un caprice. Je chasserai le poisson, qui s'échappera d'entre mes mains. Ce sera simplement pour le plaisir, pas pour le tuer.
Et ensuite ? Qu'est-ce que je pourrai bien faire ensuite ? Il y a aura tant de choses que je pourrai faire. Mais par où commencer ? Certes, le temps ne me manquera pas, donc je pourrai tout faire. Tout ce dont j'aurai envie... Je pourrai partir, faire un long voyage. Personne ne pourra me retenir. Et je suppose que si quelqu'un le pouvais, il ne le voudrait pas.
Allons... Demain... Demain, après la fête. Je serai libre. Enfin. Pour la première fois. Il suffit que j'attende encore un peu. Il faut que je savoure cette excitation qui me ronge. Que je peigne sur un tableau la beauté du temps qui me rapproche de la cérémonie.... Plus qu'une seule journée. Une toute petite journée...
Jour J
Ça y est. C'est aujourd'hui ! Ah, ce que je suis content. Bientôt, ils vont venir me chercher. Bientôt... C'est bon, ils arrivent, mes deux amis. Mes deux protecteurs. Ils vont m'emmener.
« Alors, le grand jour est enfin arrivé, n'est-ce pas ? »
« Ne m'en parlez pas. J'attendais ce jour depuis si longtemps. Dépêchons nous, ce serais bête d'arriver en retard »
« Tout à fait d'accord... »
Et nous sommes partis. Nous avons traversé le bâtiment, la porte, la ville, et nous sommes arrivés sur la place. Je monte sur l'estrade. Et j'attends que l'heure vienne. Il y a encore plus de monde que je ne le croyais. C'est encore mieux. Plus on est de fous, plus on rit. Ah ? Je crois que c'est à moi. Oui, on m'appelle.
« Monsieur Casteigner ? »
« Oui ? »
« Vous connaissez la raison pour laquelle vous êtes présent ici ? »
« Evidemment. »
« Vous avez, en toute connaissance de la gravité de vos actes, mis à mort trois membres de notre bonne cité, sans aucune raison valable. Il s'agissait de Juju : chaglam, de Séraphin : kirlia, et de Jojo : miaouss. Vous êtes ici pour l'exécution de la sentence : la mort par décapitation»
« Bravo ! »