Nuit Blanche (Chapitre unique)
Il est un voyage auquel personne au monde ne souhaiterait participer. Une croisière maudite où, encerclé de sourires diaboliques, l'homme sent sa chétive petite âme s'évaporer, s'échapper vers nul sait où... Peut-être même ne reviendra-t-elle jamais, ne laissant qu'une enveloppe charnelle tremblante et éternellement vide. A qui appartiennent ces rictus acerbes? A eux-autres qui m'entourent au quotidien ? Ou bien à moi-même, à cette part obscure de mon identité enfouie dans mon inconscient psychique? Comment pourrais-je le savoir, insignifiant collégien que je suis, ignorant jusqu'aux fondements de ma propre nature et de ses secrets?
« Bon, t'avance oui ou merde ? »
Je me contentai d'émettre un grognement. Non, je n'avancerai pas. Si je m'asseyais à l'arrière, non seulement j'allais être malade, mais en plus la bande d'abrutis occupés à narguer les automobilistes en collant leur langue à la vitre allaient me pourrir l'existence. Quoique, installé à l'avant du car, je ne serais pas épargné par les discutions hypocrites et ennuyeuses des moniteurs, et les enceintes reliées au microphone du conducteur me détruiraient autant les tympans que les chants paillards vociférés par mes camarades de classes. Dans tous les cas, mon intégrité physique et morale allait en prendre un coup. J'étais coincé, pris au piège tel un vulgaire myomorphe de laboratoire. Je n'aime pas le bruit. Je déteste les gens. Je hais les voyages scolaires. Je dirais qu'il s'agit de mon pire cauchemar si aucun décérébré n'avait créé des abominations culturelles telles que la tectonique ou l'espèce de mixage techno-yaourt des tubes du siècle dernier. Affligeant. Toutes ces conneries me filaient la gerbe. M'asseoir parmi ces élèves piailleurs, et puis quoi encore... Si le règlement scolaire n'exigeait pas que chaque monstre de poche demeure dans sa pokéball à bord des transports routiers, je serais déjà mort de harassement.
« Alex ! Bouge ! »
Bon soit, je m'assis. Second rang à gauche. Pas celle du conducteur, l'autre gauche. Parce qu'à droite, je serais trop près de l'autre, là... quel était son prénom déjà ? Ah oui : Emilie. Emilie, c'était une fille très timide et assez cruche, mais aussi le seul individu ici présent m'ayant déjà adressé un sourire. Ses parents l'avaient sans doute éduqué pour être gentille et courtoise, notamment auprès des gens bizarres. Durant les journées ordinaires au collège, elle faisant partie des rares à me laisser en paix, se contentant d'arpenter la cour avec sa bande de copines, chacune suivie d'une boule de poil colorée pépiant ou jappant gaiement. C'est pourquoi au lieu de la mépriser avec toute la force de mon être, je me contentais de l'ignorer ou de la désigner par des adjectifs moins dénigrants que la moyenne. Néanmoins, cela ne changeait rien au fait que je n'avais aucune envie de lui parler. A douze ans, les filles ne savaient guère converser sur d'autres sujets pathétiques que le maquillage et les beaux garçons. Je n'étais pas un beau garçon. D'ailleurs, je n'étais pas tout à fait un garçon... Or ça, personne ne devait le savoir. J'adossai mon coude contre le rebord du la vitre avec un las soupir. Le voyage allait être aussi long que dépourvu d'intérêt... Sans parler du séjour en lui-même : un camp scolaire au milieu des bois... Pourquoi a-t-il fallu que mes parents me forcent à m'y rendre ? J'ai eu beau râler, hausser le ton, crier, me débattre, rien n'y a fait... Si seulement ils n'avaient pas proféré leur ultime menace, j'aurai pu continuer les négociations avec une intensité et une hargne décuplée, sans aucun complexe ! Ils ne comprenaient rien. Ils ne savaient rien. En m'obligeant à accompagner la classe de 5e A en camping, ils contribuaient au meurtre potentiel d'une trentaine de jeunots et leurs accompagnateurs. Ne pas saquer le genre humain ne faisait pas de moi un assassin, mais ce n'était pas non plus comme si j'avais perpétuellement le contrôle de mon corps.
Être lycanthrope, c'est chiant. Surtout quand on est de base le plus gros insociable de la division. Voire du collège. Voire de tous les établissements scolaires du coin,- bien que je doute qu'il y en existe d'autres que le nôtre entre ces collines paumées. En Aveyron, il n'y a pas âme qui vive, hormis des moutons. Des troupeaux, partout, en masse impressionnante... Des moutons à quatre pattes couverts de laine, et des moutons bipèdes, couverts de fringues fabriquées par des gosses du tiers-monde... Cependant, je n'ai point distingué de différence comportementale entre ces deux types de mammifères. Ici, les pokémon sauvages sont rares et farouches. Il s'agit le plus souvent de descendants de créatures abandonnées par leur maître, un soir à l'orée d'un bois, comme s'ils portaient dans leur gêne la crainte de tout ce qui ne porte pas de fourrure et se déplace sur deux pattes.
Le seul avantage d'une si faible densité de civilisation, était l'absence de pollution lumineuse. Les nuits aux alentours étaient fraîches et silencieuses, offrant aux noctambules un ciel dégagé et scintillant d'étoiles. Depuis ma plus tendre enfance, quoiqu'elle ait cessé d'être tendre dès le jour où ce satané prédateur m'a mordu, il m'arrivait régulièrement de quitter la maison à bicyclette, mon télescope sous le bras, à l'assaut des pentes herbeuses d'où je pourrais contempler les astres en toute tranquillité. Ce dit animal de malheur, je ne l'avais pas vu venir. J'ignorais son identité exacte. Un animal mutant ? Un pokémon ? Quelle différence finalement... Quoi qu'il en soit, il était rapide, furtif et surtout, il appréciait plonger ses canines encore poisseuses dans la chair veloutée des innocentes têtes blondes –je suis brun, mais je crois être quand même comestible. Je n'oublierai jamais le frisson de terreur qui me foudroya la colonne lorsque le timbre caverneux de sa voix vint se mêler à son souffle rauque. Il était là, juste derrière moi. La mort en personne, venue accomplir son office. Heureusement pour ma vie, une récente averse avait rendu la terre glissante à souhait, et la bête en s'élançant vers moi n'eut que le temps de m'effleurer le mollet de ses crocs, avant de se vautrer à terre et d'entamer une série de roulade le menant au bas de ma colline choisie en guise d'observatoire. Je n'ai pas le pas particulièrement vif, mais pédaler avec l'énergie du désespoir et une jambe en sang, pour peu que l'instinct de survie me guide, m'était encore possible.
C'est ainsi que, du haut de mes neufs ans, je suis passé du simple garçonnet réservé à une créature hybride mi-homme mi-loup. Or, si le commun des mortels utilise couramment l'appellation « loup-garou », je préfère de loin le terme de « lycanthrope » pour désigner ce en quoi j'ai été transformé. Au moins, il conserve l'ambiguïté au sujet de l'animal m'ayant infligé un si brutal changement de destin. Car peut-être étais-je un « grahyena-garou », ou un « absol-garou », que sais-je. En réalité, je me foutais bien d'être comme ça : j'évitais déjà les autres d'ordinaire, alors cela ne faisait que me donner une raison de plus pour poursuivre ainsi ! Et puis cela n'avait pas que des inconvénients : sous ma forme humaine, mon acuité auditive et olfactive était légèrement supérieure, et il m'arrivait de faire un brin de causette avec des canidés de passage, qu'ils soient des pokémon ou des chiens de ferme lambda. Le seul problème résidait au niveau de mes parents... Par précaution, j'ai d'emblée compris qu'il valait mieux leur dissimuler ma nouvelle identité. Ils risquaient autrement de me rejeter, et j'étais loin de pouvoir me débrouiller seul dans ce monde de dingues. Ma première métamorphose avait eu lieu un mois après l'incident, ô divinité quelconque soit louée en l'absence de mes parents. S'ils n'avaient pas eu la bonne idée de sortir cette nuit-là, je n'ose pas imaginer ce qu'il serait advenu d'eux... Sans doute auraient-ils connu le même sort que le mobilier du premier étage, taillé ou éventré par les griffes robustes d'un carnivore déchaîné. J'ai attribué le massacre à un pokémon errant complètement fou entré par effraction dans la demeure, mais je comprenais bien qu'il me fallait une réelle solution pour que les pleines lunes suivantes ne virent pas au bain de sang...
L'ensemble des élèves installés et l'appel effectué, le car démarra enfin. D'un geste discret, je tâtonnai la poche gauche de mon jean. Ils étaient toujours là. Les somnifères que je chapardais chaque mois dans les réserves de mon père, le pharmacien du village... J'avais pour coutume d'aller me réfugier dans les bois à chaque pleine lune, prétextant un camping sur place pour surveiller au mieux les déplacements des corps astraux. En réalité, je déposais ma tente pliée et mon matériel d'astronomie contre un arbre, puis accourais me blottir dans un recoin sombre où j'avalais toute une plaquette de comprimés. N'importe quelle personne aurait fini à l'hôpital victime d'une over-dose suite à un tel abus... Mais je n'étais plus une personne. J'étais un monstre. J'ignorais totalement ce qu'il se produisait lors de ces nuits cauchemardesques. Je sombrais dans une profonde torpeur avant ma transformation, et m'éveillais quelques heures plus tard en proie à une sensation de mal-être témoignant de mon récent état paranormal. J'avais très peu bougé pendant mon sommeil, car les somnifères m'avaient immobilisé et empêché d'errer dans la campagne pour commettre des choses irréparables. Hormis quelques traces de griffures dans l'écorce, ou quelques champignons piétinés, rien ne pouvait confirmer le matin suivant qu'une bête sanguinaire avait fraîchement séjourné en ces lieux... Mes parents ignoraient quelle boîte de Pandore ils avaient ouvert en menaçant de supprimer ma sortie nocturne mensuelle si je ne me rendais pas à ce fichu camp. Et tout compte fait, je préférais épargner ma famille de mes folies bestiales plutôt qu'une bande d'écervelés pré-pubères...
« Euh... Alexandre ? »
Je sursautai. Cette idiote avait si brusquement interrompu le cours de mes pensées qu'elle m'avait fichu la trouille.
« Quoi ? Répondis-je d'une voix sèche. »
Je n'accordai aucun regard à Emilie, mais je devinai sa gêne. Ça devait être encombrant de vivre avec une timidité pareille... J'en aurais presque été amadoué si d'autre part je ne la trouvais pas ridicule avec ses précieuses manières.
« On... on m'a demandé de me décaler... Je peux m'asseoir à côté de toi ? »
Nan, dégage. Franchement... elle savait très bien que j'étais obligé d'accepter, sans quoi j'aurai le droit à une leçon de morale de la part des professeurs. Pourquoi me poser une question si débile, qui plus est en adoptant cet air craintif ? Je ne vais pas la manger, tout de même. Je vais simplement l'ignorer pendant tout le voyage en priant pour qu'elle ne l'ouvre pas trop.
« Ouais.
-Merci ! »
C'est ça. Imbécile... Je ne supportai pas cette espèce de gêne avec laquelle la moitié des élèves s'adressait à moi (l'autre moitié ayant l'habitude de me parler aussi poliment qu'à leur chien). Tout ça pour une légère différence. Tout ça parce que jamais, contrairement à tout le monde ici présent, je ne saisissais de pokéball pour invoquer ma créature fidèle. Tout ça parce mon pokémon à moi avait disparu depuis bien longtemps, et que jamais je n'avais accepté que l'on m'en offre un second. Je n'avais pas besoin de pokémon. Je n'en avais plus besoin.
Sans retenir un énième soupir, je me tournai vers la vitre pour cacher mon visage dans ma main. La lumière me fatiguait. Le tumulte ambiant et le tintamarre incessant m'exténuaient au plus haut point. Il ne me restait plus qu'à dormir jusqu'à ce que le trajet s'achève... Fort heureusement, il allait me sembler peu long : assommé par ce tourbillon sonore, j'avais tôt fait de sombrer, la tête calée entre le coin du dossier de mon siège et la vitre vrombissante de l'autocar.
*
« Restez bien par deux ! »
La voix stridente d'une des monitrices me vrilla une énième fois les tympans. Ce qu'ils pouvaient tous être crevants avec leurs recommandations, répétées à tout bout de champ, pour un oui ou pour un non... On aurait cru qu'ils s'adressaient à des gamins du début de primaire ! On a la douzaine quand même bon sang ! Depuis que la classe était descendue du bus, pas un accompagnateur ne relâchait le moindre instant sa garde... Quoique, au moins sur ce point j'admettais qu'ils avaient raison... au vu des sauvages et des geignards qu'ils pouvaient promener : la menace d'un acte hautement immature planait dangereusement, mais impossible de prévoir quelle forme elle aurait ! Chacun piaffait avec son voisin le long du sentier menant au lieu de camp, cessant son bavardage de temps à autre pour réclamer le droit de libérer son horrible bestiole, se plaindre d'un mal de pied ou d'une gerbe de boue ayant giclée sur ses chaussettes. A croire qu'ils ne sortaient jamais de chez eux, voire qu'ils n'avaient jamais connu une exposition solaire d'une durée supérieure à dix minutes. Un accident est vite arrivé... Faites attention...
C'est à cet instant qu'une douleur intense me traversa. Quelque chose venait de percuter mon visage, à une vitesse conséquente. Je reculai d'un pas en titubant pour constater qu'il s'agissait d'une branche. Une branche assez fine, mais suffisamment solide pour me rougir tout un pan du nez. Or, le plus flagrant avec cette branche résidait dans sa souplesse. Du bois bien vert. En somme, la seule chose qu'avait trouvée Mathis et sa bande de lèche-bottes pour se divertir. C'est sûr, quoi de plus drôle que tirer une branche en arrière et d'attendre que je passe pour relâcher prise et l'admirer me fouetter la tronche ! Leurs rires moqueurs... leurs yeux et leurs traits hilares déformant leur expression jusqu'à la rendre hideuse... Toujours et encore... Depuis le temps que ça durait, comment pouvais-je encore les supporter ? Ces enfoirés me mettaient hors de moi. Je sentis naitre en moi l'irrésistible envie de plonger mes crocs dans la chair de l'un d'entre eux, et de l'entendre gémir d'une douleur effroyable... Mais j'ignorai pourquoi, je me retins. Sans doute rebuté par l'idée de subir le rabâchage pédagogique des adultes, et surtout de m'abaisser au même niveau qu'un gang d'hyènes décérébrées... Non, ce n'est pas ça. Mes crocs... mais je n'ai pas de crocs... Que disais-je donc alors à l'instant? Il n'était qu'une nuit par mois où je possédais des crocs. Et cette nuit-là, j'étais profondément endormi, au cœur de la pénombre et à l'abri des regards. Ça ne devait pas changer. En aucun cas, jamais. Cependant, quelle était cette étrange sensation ? Je levai mécaniquement les yeux vers le ciel tout en vérifiant à nouveau la présence des cachets dans ma poche. Il restait plusieurs heures avant la tombée du jour. Il n'y avait pas de raison d'être nerveux ou de me poser des questions existentielles. Je devais me calmer.
Pourquoi mon pouls s'accélère ?
L'interdiction de faire sortir les pokémon pris fin avec l'entrée sur le lieu de camp. En raison de ce fait, les tentes furent montées laborieusement et le feu ne s'alluma que longtemps après. En réalité, il aurait suffi d'une poignée de minutes aux moniteurs pour faire embraser les bûches, mais l'acharnement des jeunes à vouloir s'en occuper sans leur aide avait fait perdre un temps astronomique. Ordonner à son Salamèche de souffler comme une fournaise sur une pyramide bancale de brindilles, avait plutôt tendance à réduire ladite pyramide en cendres, que de faire éclore doucement le foyer, qui prendrait ensuite de l'ampleur au fil des bûches glissées sous ses langues rougeoyantes. Or, les adolescents peinaient à le comprendre, ou bien suivaient juste leur instinct de rebelle je-m'en-foutiste. Parfois, je me demandais même si les pokémon eux-mêmes avaient conscience du non-sens de leurs actions. Que de temps gâché... Le temps... Je consultai ma montre. 20h. Il commençait à presser, le temps. D'ici deux bonnes heures, le crépuscule aurait laissé place à l'obscurité. Deux heures, était-ce assez ? Devais-je immédiatement partir à la recherche d'une cavité isolée ou pouvais-je encore patienter un peu pour ne pas éveiller les soupçons ? Et si quelqu'un me suivait ? Et s'il tentait de me ramener? Et s'il me voyait me transformer ? Et si je...
Pourquoi je me sens comme ça ? Qu'est-ce qui m'arrive ?
C'était tout de même fou : d'ordinaire, je restais très calme jusqu'à l'ultime instant, celui où j'engloutissais mes cachets et me pelotonnait en silence en attendant leurs effets. Ils ne m'effrayaient plus désormais, j'y étais préparé. Un puissant engourdissement me gagnait, neutralisant un à un mes muscles. Je sentais ma conscience s'estomper, et peu à peu je me perdais dans les méandres d'un sommeil sans rêves. Etait-ce de la panique ? Non, impossible. Je ne pouvais pas paniquer à cause des autres. Je me moquais de leur existence, seule ma propre survie et la sauvegarde de mon secret comptaient.
Une heure s'écoula encore, alors que les voix de mes camarades, de leurs pokémon et de leurs aînés semblaient tonner dans mon esprit et rebondir à chaque recoin de mon crâne. Assis sur un rondin parmi la foule enthousiaste, je pressais les paumes de mes mains crispées contre mes tempes, à bout de force et de patience. Je transpirais. Je devais trembler aussi, sans doute. Le bruit... Il y avait infiniment trop de bruit. Ce Yanma dont les ailes vibraient dans l'air, ces miaulements d'un Skitty pourchassant sa queue, conjugués aux voix stridentes de leurs propriétaires... Un véritable orage s'était déclenché en moi, un amas épais de nuages sombres embrumait mes pensées et le moindre bruit perçu s'amplifiait à un point insoutenable. Peut-être étais-je malade... Oui, ce devait sans doute être dû à de la fièvre. C'est pourquoi je devais faire vite. Autrement une bête sanguinaire et fiévreuse serait bientôt lâchée au milieu d'un camp d'enfants... Rien que l'ébauche du massacre me donna la nausée et m'incita enfin à déguerpir. Je devais partir, maintenant. Cela valait mieux pour tout le monde. Il est évident que je me foutais de l'âme de tous ces gens, mais j'avais conscience du traumatisme que me causerait la vision d'un champ de cadavres lorsque je reviendrais à moi. Dans un ultime effort, je me redressai et levai la main pour attirer l'attention d'un adulte.
« Je me sens pas bien, je peux aller me rafraîchir le visage ? »
J'entendis à peine la réponse de l'animatrice, tant sa voix était couverte par le vrombissement général. Néanmoins, je devinai à son léger hochement de tête qu'elle me donnait l'autorisation. Et puis j'avais tout de même douze ans ! Avec ou sans pokémon, j'étais assez âgé et responsable pour m'éloigner du groupe quelques minutes. Du moins en théorie, car je comptais m'éclipser pour de longues heures. Je tâtai machinalement ma poche de jean. Ok. Il ne me restait plus qu'à m'éloigner suffisamment et débusquer la cachette idéale. Ce ne serait pas compliqué : d'après mon inspection rapide sur le chemin aller, au-delà du bois s'étendait des pentes d'herbe escarpées regorgeant de rochers. Je dénicherais bien une crevasse ou une cavité pour y disparaitre jusqu'au lendemain... Feintant de me rendre dans la petite cabane où étaient installés les sanitaires, je m'assurai que personne ne m'avait suivi des yeux pour la dépasser et me diriger droit vers la sortie du lieu de campement. Puis je m'extirpai de quelques rangées de bosquets et débouchai sur une clairière en pente, couronnée çà et là de pierres brunâtres.
Je m'élançai d'un pas vif empreint de nervosité, tous mes sens aux aguets : si quelqu'un me repérait, j'étais dans le pétrin. A y réfléchir, dans le pire des cas je n'avais qu'à ingérer mes somnifères à découvert, afin d'éviter toute mise à mort. Car quitte à me faire voir sous ma forme de prédateur mythique, autant que ce ne soit pas en train d'arracher les tripes de la population locale... Quoique, ne serait-il pas mieux d'accepter les circonstances et d'exécuter les témoins ? S'ils assistaient à ma métamorphose, cela m'attirerait des ennuis pour le restant de mes jours... Dans le meilleur des cas je serais pris pour un Zoroark multi-récidiviste, mais le résultat final ne changerait pas: l'humanité me prendrait pour un monstre et me fuirait. Mes parents seraient même capables de croire que moi, horrible pokémon illusion, aurait dévoré leur fils sans autre forme de procès. Soudain, le souvenir de la branche me giflant le visage, accompagné de rires gras et de regards sournois, me revint. L'humanité me fuirait... Mais ne me fuyait-elle déjà pas ? N'étais-je pas déjà un reclus, un banni, un incompris ? Tout le monde entretenait pour moi un sentiment provoquant la distance, qu'il s'agisse du dégoût ou de la peur. Jusqu'à ce jour, les enfants de mon âge ne m'approchaient que pour faire de moi leur bouc émissaire, leur clown blanc, arborant sa moue permanente et son teint pâle. Et encore, personne n'était au courant de qui j'étais réellement... de ce que j'étais réellement. A moins que leur méfiance ne provienne d'un instinct conservateur, telle une bête de somme sentant qu'on la mène à l'abattoir. On me laissait aller où bon me semblait... Tandis qu'une fois ma couverture tombée, je finirais dans une cage, en proie à des chercheurs sans scrupules et sujet à des expériences morbides comme j'avais eu le loisir d'en observer dans les films. Pourtant, tout de même... est-ce qu'infliger la mort pouvait me faire mal, me peser sur la conscience ? Devais-je éprouver de la compassion pour les êtres humains, malgré ce qu'ils m'ont fait subir au quotidien et qui promet de durer? Que disais-je... étais-je moi-même autre chose qu'un humain ? L'étais-je à moitié ? Etais-je un humain fou ou un loup endossant malgré moi leur costume grotesque ? Parfois je ne savais plus... toutes ces identités s'entremêlaient dans mon esprit, leur ronde furieuse me lacérait les tempes, la migraine me noyait avant que n'émerge de l'abîme psychique qu'une seule et éternelle question : qui suis-je ?
Reprends-toi Alexandre, pourquoi toutes ces questions ? C'est complètement ridicule. Personne ne te verra. Tout va bien se passer.
Tout se passerait bien. On me chercherait, en vain, puis je réapparaîtrais à l'aube avec une histoire saugrenue pour me couvrir. J'ai suivi un pokémon sauvage qu'il me semblait rare de croiser par ici et je me suis perdu. La nuit étant tombée entre-temps, j'ai construit un abri sur place en attendant le retour du soleil. Voilà, cette excuse semblait être la meilleure. Au pire, je prétendrais avoir fait un malaise pour justifier le fait de ne pas avoir répondu à leurs appels. Tout était nickel. Je devais rester calme. Et cette nuit, je me cacherais... je me cacherais... Ici ! Bingo, fis-je intérieurement. Je venais de mettre la main, du moins le pied, sur l'endroit parfait : une cavité parmi un amoncellement de roches, à flanc de colline. Elle semblait assez large et profonde pour que je puisse m'y faufiler et m'y tenir recroquevillé des heures durant. Je ne pouvais déterminer précisément quelle taille j'atteignais sous ma forme canine, mais le souvenir de la bête qui m'avait mordue il y a trois ans suffisait à m'en faire une idée. Je soupirai de soulagement. Parfait... tout était parfait. Je fis volte-face pour repérer le soleil, et bien sûr surtout, son cheminement dans le ciel. L'heure fatidique approchait, comme s'acharnait à me le rappeler mon cœur, dont les martèlements incessants commençaient à me faire mal. Tu peux pas ralentir toi ? Depuis quand tu t'emballes pour si peu ?
Pour oublier mon étrange angoisse, je me concentrai sur ce qui se passait au-dessus de moi. L'astre du jour avait presque achevé son périple. Dans quelques minutes, ses derniers rayons mourraient là-bas à l'Ouest, derrière la ramure sombre des pins. Le soleil s'avérait toujours utile, car il me donnait l'emplacement approximatif des quatre points cardinaux. Ceci me permettait de retrouver mon chemin, où que je sois ! Et la lune, où était-elle ? Ah, la voilà... Encore timide et translucide, elle semblait escompter dans un coin de la voûte que les ténèbres succèdent à la lumière. Bientôt, des milliards d'étoiles scintilleraient à ses côtés, embellissant l'immense tableau aérien, écrivant en lettres lumineuses sur ce fond d'encre une histoire que je m'étais promis d'apprendre par cœur. Un Lumivole se hâta de traverser d'un vol allègre ce fond féérique, suivit d'un Muciole qui, mourant d'amour, décrivait dans son sillage de somptueux arabesques. Je souri. Il était bien rare de croiser le chemin de telles créatures... Cette vision céleste m'apaisa. Les astres avaient toujours agi sur moi comme une sorte de magie. Ils me procuraient une sensation inexplicable, proche de la béatitude... Evidemment je ne croyais pas à la magie. Mais je croyais aux étoiles. Je croyais à leur beauté et leurs mystères. Comme le ciel sera magnifique ce soir... c'est bien dommage que je ne puisse pas l'admirer. Et lui non plus. Sur cette pensée, je m'emparai de ma plaquette de cachets et en sorti le premier. Mes mains étaient moites. Cela ne m'était jamais arrivé, du moins rarement, et pas dans ce contexte particulier. Espérant acquérir du courage, je levai une ultime fois les yeux vers la sphère d'argent. Elle était d'une part la source de ma passion pour cette discipline ancestrale qu'était l'astronomie, d'autre part ce qui déclencherait, ce soir et encore d'autres soirs, un processus ignoble changeant mon corps du sommet du crâne au bout de mes membres. Et pourtant, je continuais à aimer la regarder. Pour moi, elle n'était pas la cause de mon malheur. Elle n'était qu'une intermédiaire. La cause était ce monstre. La cause était sa folie. Je soupirai encore. Il était temps. Une demi-douzaine de gélules au creux de ma main, je comptai mentalement. A la une... Je déglutis. Pourquoi cet émoi si intense m'envahissait ? A la deux... A la tr...
Une sorte de mugissement grave retentit. Je sentis mon corps basculer en avant, précipité par deux mains plaquées contre mon dos. Mes cachets volèrent et s'éparpillèrent sur les rochers et les touffes d'herbes autour de moi. Je tombai sur les genoux, qui s'éraflèrent contre la roche. Ça fait mal putain... Juste derrière, entouré de sa bande de copains, Mathis riait. Il riait à gorge déployée. Il gloussait à la vue d'un de ses pairs en état de détresse et de soumission. Non, vous ne comprenez rien. J'avisai mon reflet dans une flaque d'eau stagnante. Je n'avais jusque-là pas remarqué que mon visage portait la marque sanguinolente de la branche. Un pair ? Mais non ! Je n'étais pas comme eux ! J'étais... j'étais ?... Qu'est-ce que j'étais ? Pas l'un des leurs, c'était au moins sûr. Alors pourquoi ces tressaillements ? Ma gorge se serra. Non, ce n'était qu'une illusion. Les humains ont peur. Moi je n'ai pas peur. Jamais !
« Eh fillette, tu comptes rester là toute la nuit ? »
Non... Imbécile... Je me relevai brusquement. Mes cachets. Je devais les récupérer. Il me restait un laps de temps avant que la lune ne soit assez visible et baigne la clairière d'un halo laiteux. Ignorant totalement cette bande de têtes à claques, je tentai de discerner dans le décor mes petites pastilles blanches... Par chance, leur couleur contrastait avec celle des pierres et me facilitait la recherche. Vite Alex, dépêche-toi...
« C'est ça que tu cherches ? »
Je levai les yeux vers l'un des gamins, tenant entre ses doigts l'un des objets de ma convoitise. Le sang afflua dans mes veines. Je bondis sur lui, les bras en avant.
« Donne-moi ça ! Hurlai-je. »
Il m'esquiva sans peine, tandis que malgré la pénombre grandissante je distinguai une lueur amusée dans ses prunelles. Après quoi il rejoignit les siens, qui s'étaient empressés de ramasser mes autres médicaments et partageaient tous son expression hilare. Ils ignoraient le risque qu'ils encouraient. Ils ne savaient rien. Et pourtant, ils riaient. Ils riaient de mon désespoir auquel se succèderait la folie. Puis ils s'interrompirent pour tirer un à un de leur poche, d'un agile mouvement de poignet, leur sphère bicolore renfermant leur tueur à gage personnel. L'instant d'après, les membres d'une petite armée m'encerclaient et étiraient leurs membres près à s'échauffer, faisant obstacle à tout espoir de fuite. Dans ma panique je cru distinguer un Goupix, un Marill, un Tygnon, et d'autres... Non, le pire de tous ces combattants, c'était Mathis. Dressé au-dessus de mon corps meurtri, le torse bombé, les bras croisés, le sourire de l'ange lui déchirant les pommettes. Je cru voir un Ectoplasma, puis à nouveau son regard d'une cruauté innommable me rappela que j'avais affaire à bien pire espèce. Non... Ce n'est pas un jeu... Mes lèvres tremblèrent. Tout mon corps trembla. Rends-la-moi... J'ouvris péniblement la bouche et articulai d'une voix brisée :
« Rends-la-moi... »
Leurs rires s'amplifièrent. Cette fois-ci leurs compagnons se joignirent en chœur à cette exhibition sonore de bestialité. Comme si les larmes d'autrui étaient l'essence de leur propre bonheur. Que le monde est infâme... Je ne dois pas pleurer... Je suis fort...
« Rends-la-moi ! Répétai-je d'un ton plus ferme.»
Le bleu profond du ciel s'était drapé d'étincelles dorées. Les nuages avaient disparus, laissant la reine de nuit nimber la terre de sa clarté diffuse. Les rires se transformèrent. Ils devinrent un amas de sons discordants, irritants, ils vinrent résonner et vibrer au plus profond de mon cerveau. Le monde se mit à tourbillonner. J'ai envie de vomir. Il me fallait mes cachets. Tout de suite. Tout de suite.
« RENDS-LA-MOI ! »
Ma dernière phrase avait suivi un hideux crescendo, le dernier mot empruntant des aigus et se déformant au point de ressembler davantage à un rugissement. Ma tête allait exploser. Ma lutte contre le sanglot s'achevait ici. Et tandis qu'il me secouait et faisait rouler sur mes joues des larmes salées, mon échine fut parcourue d'un violent spasme. Ils avaient cessés de rire. Je croyais, tout du moins... L'un des garçons avait collecté tous mes cachets. Je plongeai mon regard dans le sien et le suppliai.
« Rr... r-rends... »
Un gémissement jaillit du fond de mes entrailles. Je ne parvins pas à achever. Mes cordes vocales me semblaient compressées au point de m'étrangler. Je serrai mon cou entre mes mains, résistant à la chute dans laquelle m'entraînaient mes jambes flageolantes. Etouffant un cri de terreur, un premier élève détala. Un autre le suivit dans l'immédiat, bientôt imité par l'ensemble du groupe.
« N-non... »
Revenez... Ecoutez-moi... Mes mains se crispèrent brusquement. Je laissai s'échapper une clameur en les ramenant sous mes yeux. A la surface de mes phalanges, ma peau semblait mijoter et se distordre telle une substance bouillonnante au fond d'un chaudron infernal. Mathis... Mathis était encore là ! Il me fixait, pétrifié d'effroi.
« Maa... this... »
La vision de ses yeux exorbités et de ses lèvres déformées par une peur abominable me fût presque impossible à supporter. Inhumain. Ainsi, il ressemblait au bourreau hantant les cauchemars d'un enfant torturé. Mais je devais lutter. Encore un peu.
« ...a-ai... aiide... m-m... »
Ma force m'abandonnait. Et mes doigts... mes doigts palpitaient, ils se contractaient et se courbaient d'une façon incontrôlable. Mes ongles poussaient, durcissaient, formaient un amas de couches crochues prêt à se glisser sous les gorges. Je ne veux pas ! Les larmes me brûlaient la peau. Mon pokémon... si seulement il était là... Où était-il ? Mon cœur était creux, ou empli de néant. Ma tête se vidait. Ne pouvant plus rien pour mes bras, je peinais maintenant à ne pas me courber sous la pression de ma colonne. Les animaux se tiennent courbés. Les humains se tiennent droit. Qui suis-je ?{/i] Mes pensées s'embrouillaient... Penser. Je ne devais continuer de penser. [i]Je ne suis pas un monstre ! L'ossature de ma mâchoire s'écarta, s'allongea. Elle me fit terriblement souffrir. Ma peau s'étirait de toute part. Mes yeux grossirent, tels des orbes luisants d'un éclat démoniaque, boules de cristal annonçant massacre et désolation. Je me défigurais. J'ai mal... Mes muscles prirent du volume, je les sentis pousser, partout, ils grouillaient sous ma peau tels des vers carnivores achevant de grignoter le peu de conscience qu'il me restait... Je ne suis pas... Un long râle s'extirpa de ma gorge. Je ne suis... Mes pupilles se dilatèrent. Je... j...
Il est un voyage auquel personne au monde ne souhaiterait participer. Une croisière maudite où, encerclé de sourires diaboliques, l'homme sent sa chétive petite âme s'évaporer, s'échapper vers nul sait où... Peut-être même ne reviendra-t-elle jamais, ne laissant qu'une enveloppe charnelle tremblante et éternellement vide. A qui appartiennent ces rictus acerbes? A eux-autres qui m'entourent au quotidien ? Ou bien à moi-même, à cette part obscure de mon identité enfouie dans mon inconscient psychique? Comment pourrais-je le savoir, insignifiant collégien que je suis, ignorant jusqu'aux fondements de ma propre nature et de ses secrets? Mon pokémon a disparu. Une nuit de pleine lune, il se glissa dehors et jamais ne revint. Peut-être se souvient-il de moi. Ou peut-être pas. Chaque mois, je me souviens de lui en oubliant qui je suis. Chaque pleine lune, il est temps pour moi d'endosser l'identité d'un alter ego évaporé. Est-ce le prix à payer pour prétendre pouvoir vivre sans ce miroir de moi-même ? Ou bien est-ce cette part de mon être que vous tous, jour après jour, me poignardant de vos mots et me ruant de vos coups, m'avez arraché ?
*« Emilie ! »
La jeune fille ouvrit péniblement les paupières. La lumière de l'ambulance dansait au-dessus d'elle, l'éblouissant et compliquant son entreprise. Autour de son brancard, les infirmiers s'échangeaient des paroles inquiétantes. Un flot de parole ininterrompu, proche de l'agression sonore, se déversait dans ses oreilles et lui martyrisait les tympans. Instinctivement, elle tâta de ses doigts frêles la civière sur laquelle elle reposait, jusqu'à ressentir un contact doux et chaud, un petit être pelotonné contre elle. Son Skitty était en vie. Il dormait blottit à son côté gauche, comme si les rêves faisaient oublier l'image de la mort. Emilie avait mal. Malgré tout, elle se força à prononcer quelques mots.
« Madame ? C'est vous ?... »
Elle discerna enfin parmi le personnel médical l'un de ses professeurs accompagnant le camp. Seulement à cet instant, elle remarqua que Mme Dufourneau lui tenait la main.
« Qu'est-ce qui se passe ? S'enquit l'enfant. Je suis malade ? »
Il sembla à Emilie que la femme d'âge mûr fondit en larme. A vrai dire, elle était trop sonnée pour évaluer quoi que ce soit avec certitude. Toute image ou voix lui semblait chaotique et dénuée de sens. Un seul mot, pourtant, retint son attention. Elle aurait juré entendre un infirmier parler de « loup ». Un loup... Oh, ça y est, je me souviens... Incapable de trouver ses mots, elle maugréa légèrement, espérant attirer l'attention de quelqu'un. Elle sentit bientôt le regard d'un médecin peser sur elle.
« C'était pas un loup, monsieur... ni un pokémon. »
Le grand homme la dévisagea. En guise de réponse, Emilie secoua lentement la tête.
« Non... parce que... »
Un peu plus loin, sur un lieu de camp désert, un vent glacial balaya la terre imprégnée d'écarlate. Des morceaux de chair, disséminés au hasard parmi des touffes de poils hirsutes, renforçaient l'effluve atroce et si caractéristique du sang. Accompagnant le sifflement acerbe de la brise nocturne entre les aiguilles noires, un hurlement déchira la nuit.
« Parce que les loups ne pleurent pas, monsieur. Elle serra contre elle le chaton endormi. Et les pokémon finissent toujours par oublier. »