Chapitre quatrième : Fantôme d'outre-tombe
C'est aux alentours de onze heures que JT, Mélanie et Jérémie se retrouvèrent au QG de PISE afin d'y faire leur rapport de mission. Conscients de leur retard (dû au fait que Jérémie avait dormi un peu plus longtemps que d'habitude, voire beaucoup plus), ils se dépêchèrent d'arriver devant le bureau de M. Cependant, ils s'étonnèrent d'y trouver porte close. On leur avait pourtant dit de venir le matin : il était déjà près de midi et jamais ils n'avaient vu leur patron arriver en retard. Alors qu'ils attendaient l'arrivée imminente de l'intéressé, ils apprirent que ce dernier était coincé dans un embouteillage survenu suite à un accident mortel. Mais qui, à cette époque, utilisait encore sa voiture pour aller au travail à part ce vieux fossile de M. ? Voler c'est tellement plus rapide, et c'est surtout plus enivrant ! Ils durent donc patienter plus de deux heures, deux heures qui mirent Jérémie de très mauvaise humeur, car il n'avait (contrairement à son habitude) pas pris ses réserves alimentaires. Il dut se contenter de son maigre petit déjeuner ingurgité le matin-même. Maigre était un euphémisme, sachant qu'il avait consommé un repas qui aurait pu nourrir un régiment entier, le tout agrémenté d'un verre d'eau comme il disait, verre qui s'apparenterait plutôt à un tonneau qu'à autre chose.
Lorsque M. se présenta enfin à son bureau devant lequel piaffaient avec impatience ses trois agents, on pouvait être frappé par sa personne. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, mais qui avait conservé toute sa jeunesse. Jamais on n'aurait pu penser qu'un homme de cet âge fût capable de concurrencer tant sur le plan intellectuel que sur le plan physique la plupart des agents opérationnels. Costume taillé sur mesure, chaussures cirées, montre de luxe à son poignet gauche auraient pu le faire passer pour un directeur d'une grande banque. Ses cheveux laqués et sa moustache taillée à la perfection lui donnaient un air sérieux et presque intimidant. Mais derrière ces apparences se cachait un homme au grand cœur qui voyait en l'équipe J² un avenir tout tracé. Cette équipe était la meilleure qu'il n'eût jamais connue depuis qu'elle avait rejoint les rangs de PISE deux ans auparavant, Mélanie ne les rejoignant que l'année d'après. L'équipe J² s'est faite remarquer après avoir achevé une mission ayant mis sous les verrous la moitié des membres d'une organisation criminelle basée dans la région de Kalos.
Dans sa jeunesse, M. avait travaillé dans la Police Internationale, à l'époque où PISE n'était qu'un vague projet, aux côtés de son coéquipier et meilleur ami Beladonis. Mais par un concours de circonstances inexpliquées, leur équipe fut dissoute à la fin d'une mission d'une importance capitale. Jamais les deux amis ne comprirent pourquoi on les avait séparés après cinq ans de bons et loyaux services. À peu près à la même époque, PISE voyait le jour et se préparait à affronter Aleph. Mais les malheurs n'arrivent pas seuls et Lawagen fut retrouvé mort suite à un empoisonnement après avoir confondu une rose des près avec un Rosérade. L'attaque Direct Toxic du Rosérade avait été tellement violente que le corps du défunt était méconnaissable. Les analyses médico-légales ont pu confirmer qu'il s'agissait bien de Lawagen mais on découvrit par la même occasion qu'aucune photo de ce dernier n'existait dans la base de données. Lawagen était un personnage mystérieux, même aux yeux de ses plus proches collaborateurs. Il ne se montrait jamais sans paire de lunettes de soleil et ne communiquait que par interphone. On savait simplement qu'il appréciait le jus de citron, la cannelle et les fleurs roses. Une enquête interne avait donc conclu que l'absence de photo était une décision de Lawagen lui-même afin de minimiser les risques de se faire reconnaître en public par d'éventuels agents doubles.
Quoiqu'il en soit, un nouveau directeur se devait être désigné. Quelle ne fut pas la surprise des échelons supérieurs lorsque ces derniers découvrirent que Lawagen avait désigné un successeur si jamais il lui arrivait quelque chose. Il avait désigné un agent de terrain aux excellents états de service : M. Bien que les succès de PISE se multiplient depuis que M. est aux commandes, plus les organisations criminelles banales disparaissaient, plus Aleph s'étendait, empiétant sur le territoire laissé vacant par ses concurrents et réunissant de plus en plus de partisans sous son drapeau.
Rejoignant et saluant JT et ses amis, M. leur ouvrit la porte de son bureau et leur pria de prendre place tout en désignant d'un geste de la main les trois chaises posées au centre de la pièce. En pénétrant dans le bureau, les trois agents remarquèrent des cartons aux coins ainsi quelques objets précieux emballés dans une enveloppe protectrice, telles qu'une statue de marbre représentant Arceus le Créateur, ou une mappemonde en cristal et dont les régions représentées étaient faites en joyaux, portant le poinçon d'un bijoutier d'Argenta. D'ordinaire, M. aimait apprécier la vue de ses collections, les plaçant sur un socle près de la bibliothèque en bois rouge posée contre la façade gauche. Mais, en ce jour, rien ne pouvait dévaloriser plus ces œuvres d'art que leur disposition dans de banals cartons. Outre ces arrangements inhabituels, une pile de lettres était posée sur le bureau en bois massif posé devant la fenêtre et faisant face à la porte d'entrée. Mélanie demanda alors timidement :
— Vous... euh... refaites la décoration Monsieur le Directeur ?
— Non, répondit-il en souriant, je me prépare simplement à libérer la place.
— Comment ? vous partez ? s'exclamèrent en chœur l'équipe J² et son opératrice.
— Écoutez les enfants, déclara M., des raison personnelles m'ont poussé à prendre une retraite un peu anticipée. Ne vous inquiétez pas, vous êtes parmi les meilleurs et je ne doute pas que mon successeur, bien qu'il n'ait pas encore été choisi, sache vous apprécier à votre juste valeur. Pour l'instant, nous avons du pain sur la planche, alors ne traînons pas ! conclut-t-il.
M. prit place dans son fauteuil de cuir tandis que les agents s'assirent aux places qui leur avaient été assignées. JT prit la parole et commença son rapport, ne négligeant aucun détail, ce jusqu'à relater chacune des escapades gourmandes de Jérémie, pour finalement arriver à la dernière partie, à savoir la capture d'Abelian.
— [...] et étonnamment, sans que l'on se montre, Abelian a préféré se cacher derrière son Desséliande, comme s'il se savait pourchassé, conclut-il en se frottant le menton pensivement.
Alors que JT s'apprêtait à terminer son rapport, la porte s'ouvrit brusquement avec une telle violence que ses gonds menacèrent de rompre, faisant sursauter tous les occupants de la pièce. Sur le seuil se tenait un homme filiforme, en sueur et peinant à reprendre son souffle. Il tenait sous son bras une serviette brune, empreinte du logo de la Police Internationale. Nullement frustré par l'entrée en matière peu orthodoxe du visiteur, le directeur lui fit remarquer alors d'une voix amicale (tandis que la porte commençait à tomber sous son propre poids) :
— Eh bien, Philippe, je savais que vous étiez du genre à enfoncer des portes ouvertes, mais de là à enfoncer une porte close, je vous tire mon chapeau, même si je n'en porte pas à l'instant.
— Excusez-moi Monsieur le Directeur, mais un crime atroce et inimaginable s'est produit à Illumis. D'après Millie, une marque oubliée, comme elle le dit, aurait refait surface. Je puis vous assurer que lorsqu'elle la vit, elle parut horrifiée, à tel point que son teint était livide. Naturellement, je l'ai questionnée là-dessus, mais elle m'a simplement répondu : « Philippe, courez, volez, au QG de PISE, et apportez cet attaché-case ainsi que cette lettre. Vous devez prévenir M. au plus vite ! », expliqua le nouvel arrivant.
Joignant le geste à la parole, Philippe confia son colis, sur lequel tous les regards s'étaient concentrés. La porte, elle, se cassa définitivement. Ayant focalisé son attention sur la missive plutôt que sur son mobilier, M. ouvrit l'enveloppe, et commença à lire son contenu à voix haute :
« Monsieur,
J'ai appris par mon ami Beladonis que vous alliez quitter votre poste. Il faut absolument que vous retardiez cette décision, car vous seul pouvez encore nous aider dans cette affaire. J'ai joint à mon message les photos de la scène de crime. D'après les notes que Beladonis m'a laissées, vous connaissez bien cette signature. En fait, il est plus juste de dire que le seul indice que j'ai est un schéma dans un coin ressemblant vaguement à ce que l'on a trouvé sur les lieux. Vous trouverez une photocopie de la page dans les annexes du rapport scientifique. Je n'ai malheureusement pas pu demander directement à Beladonis car je ne sais pas où il se trouve (encore en mission secrète je suppose).
Aussi vous demanderais-je d'envoyer au plus vite une équipe de PISE afin de procéder aux investigations et résoudre cette affaire. Je dois vous dire que lorsque nous sommes arrivés sur le théâtre des événements, Gribouille et moi, ce dernier m'avait l'air inquiet. Il ne faisait que de tourner en rond, pointant son doigt en direction de Sinnoh de manière insistante. Je lui ai demandé ce qu'il voulait dire par ça, mais il répétait sans cesse des mots qui n'avaient (et n'ont) aucun sens pour moi : « Cristal, Dormir, Tour, Cristal, Dormir, Tour ! ».
La seule concordance avec ce qu'il s'est passé et ce que j'ai pu tirer de ses propos concerne la découverte par mon équipe scientifique d'un petit cristal mauve; vous trouverez également un échantillon dans la petite fiole.
J'espère recevoir votre soutien dans les plus brefs délais, et, j'avouerai que je ne pressens rien de bon. Les événements survenus semblent me dépasser de loin. Vous êtes notre seul espoir.
Millie.
PS : Vous pouvez garder Philippe un certain temps s'il n'est pas en état de revenir (je suppose qu'il aura couru dans tous les sens pour s'affranchir de la mission que je lui ai confiée). »
La plupart des occupants de la pièce restèrent perplexes quant au contenu de cette lettre, mais ils virent que M. commençait à montrer quelques signes d'inquiétures. M. ouvrit alors l'attaché-case pour y découvrir plusieurs photos de la victime. La vision d'horreur que décrivaient ces photos fit hoqueter Mélanie de dégoût et d'effroi; c'était une jeune femme sans aucune expérience dans le renseignement qui n'avait pas été entraînée à supporter la présente réalité. Ne pouvant maîtriser ses émotions, elle détourna le regard.
JT et Jérémie, émotionnellement plus solides, se penchèrent afin de mieux observer la scène, mais eurent quand bien même un sursaut : sur le sol gisaient plusieurs membres humains, éparpillés dans toute la pièce, vraisemblablement arrachés du tronc principal. La victime nageait dans une mare formée par son propre sang, au milieu de viscères, tripes et boyaux. On aurait dit qu'elle avait été écartelée vivante, ou même dévorée; les membres inférieurs n'étaient plus qu'un tas de chair de calcinée, déchirée. Chose étrange, le bras droit était quasiment intact. Seul un bout de chair avait été arraché au niveau du biceps. Les autres documents présents étaient le rapport scientifique faisant état des lieux et la petite fiole contenant le dit-éclat.
Le rapport scientifique attestait de la présence de glaçons encore intacts. C'était assez bizarre, vu que l'on se trouvait en plein été, et, bien que l'on eût pu supposer que le défunt buvait un liquide agrémenté de glaçons au moment sa mort, aucun élément n'avait pu corroborer cette version des faits. Les notes de Beladonis, elles, montraient aussi des sortes de pics de glace, accompagnés de la légende Signature. Si aux yeux de Millie ou des autres, il n'y avait apparemment aucun rapport frappant, pour M. c'était une toute autre histoire. A la vision de ces monceaux de glace et du memento de son ancien coéquipier, il eut un battement de cil à peine perceptible, et un éclair mêlé de peur et de colère brilla furtivement dans ses yeux. M. se leva et porta son attention se posa alors la petite fiole qu'il examina à la lumière du soleil. Un tressaillement parcourut sa colonne vertébrale lorsqu'il en découvrit le contenu : un petit éclat mauve, mais d'un mauve profond, quasi surnaturel. Le souffle court, il vacilla et s'enfonça d'un air abattu dans le fauteuil le plus proche, attirant l'attention des personnes présentes; on eût dit qu'il avait vieilli de cent ans en à peine quelques secondes.
— Tout va bien, Monsieur le Directeur ? demandèrent anxieusement Philippe et Mélanie.
— C'est impossible... non... pas ça..., murmura-t-il d'une voix à peine audible.