Chapitre 92 : Effort
Aleph-Zéro était resté plusieurs jours choqué après ce combat. Terreur-des-Hommes, ainsi que de nombreux humains, avaient loué son courage et l'issue qu'il avait réussi à faire prendre à cet assaut désespéré. Ce dernier restait un échec, mais tous s'accordaient à dire que cela aurait pu bien plus mal finir. Pourtant, l'Insécateur répétait qu'il n'y était pour rien et que les pertes avaient été catastrophiques. Le bilan faisait état de trois morts ennemis, plus Victor prisonnier, pour six hommes chez eux, dont le jeune blessé qu'ils n'avaient pas pu récupérer en partant. Il martelait à son amie Migalos, sans même écouter ses consolations : « La plus hideuse des victoires reste une victoire, la plus majestueuse des défaites est une défaite ! ». Dans ses pires moments, il ajoutait même : « Et cette défaite n'a rien de majestueuse… »
Le sourire qu'afficha Eclair-de-Liberté en arrivant pour lui parler faillit donner à Aleph-Zéro des envies meurtrières… Il se retint et écouta ce que le petit avait à lui dire :
................- On va te remonter le moral… Ce soir, y a la fête ! Les humains appellent ça « Noël », c'est un truc où on donne des cadeaux aux gens. Il parait que c'est que demain, mais comme demain, on va libérer Vassili, on pourra pas le faire. Ils ont dit que moi, ce sera mon cadeau, qu'on sauve Vassili. Ils ont raison, Noël, ça doit être vraiment bien, parce que c'est le plus beau cadeau qu'on puisse me faire !
................- J'espère que ce ne sera pas un aussi grand fiasco que la dernière fois… soupira l'Insécateur pour seule réponse.
................- T'inquiète pas ! Ils vont te mettre des supers guerriers dans ton commando spécial, ils ont dit. Parce que tu auras une mission très importante et je suis sûr que tu vas la réussir ! Encore une fois, ils ont pas voulu que je vienne avec toi et Terreur-des-Hommes non plus. Mais c'est pas grave, on te suivra de loin quand même. Ah ouais, sinon, pendant que tu étais pas là, ils ont trouvé Inira ! Elle s'est fait beaucoup gronder… Demain, elle devra rester loin derrière. Là, c'est elle qui a râlé mais Terreur-des-Hommes l'a pas laissée avoir raison !
................- Et elle, elle reste en arrière avec la petite, aussi ?
................- Oui, je crois. Du moins, elle va rester avec la section…
Aleph-Zéro répondit d'un simple signe de tête. Il avait peur que Terreur-des-Hommes fût blessée durant l'assaut du lendemain soir… Pour avoir assez entendu le colonel en parler, il savait que la victoire n'était pas acquise d'avance. Cette fois, il savait qu'il aurait encore de nombreux morts dans son peloton et qu'il ne pourrait rien y changer. De toute manière, ils avaient déjà prévu un assaut suicide. Enfin, s'il avait bien compris, ce soir-là était consacré à la fête, il fallait donc se détendre un peu !
On alluma un feu, très petit pour ne pas attirer l'attention, mais suffisant pour ajouter une ambiance qu'il n'y avait pas eu au moins depuis qu'ils avaient quitté le poste de garde. Pour la première fois depuis ce moment, les hommes souriaient. Quand la nourriture fut distribuée, l'ambiance devint encore plus légère : pour une fois, il y avait suffisamment à manger, il y avait même de la viande pour tous en bonne quantité. En partageant le repas, on jouait aux cartes, on riait. Puis, d'eux-mêmes, les humais commencèrent à chanter en chœur. Au départ, Aleph-Zéro écouta d'une oreille distraite, puis, se laissant prendre dans la mélodie lente et mélancolique, il devint quasiment subjugué. On aurait que la troupe ne formait plus qu'un, tant les combattants semblaient pénétrés par leur chant commun.
Quand le commandant annonça qu'il était l'heure de conclure, les humains s'étreignirent entre eux. Fabrice lui-même alla faire de même avec l'Insécateur. Surpris de cette initiative, il resta un moment les yeux ouverts, à fixer le ciel en repensant à cette soirée. Elle était sans nul doute merveilleuse, cependant, la scène finale lui laissait un mauvais goût d'impression d'adieux. C'était comme si, de manière implicite, chacun avait compris qu'il ne reviendrait pas et qu'ils avaient tous eu besoin de témoigner un dernier geste de camaraderie… Pourtant, l'Insécateur n'avait ni l'envie, ni l'intention de mourir le lendemain !
Le lendemain, l'esprit de tension habituel était revenu. Les combattants rangeaient leurs affaires avec une attention toute particulière, se préparant à l'assaut. Le silence était quasi-complet, les conversations se faisaient par petits gestes, voire au regard. Eclair-de-Liberté gardait les oreilles plaquées contre sa tête, la queue entre les jambes : les humains lui avaient communiqué leur humeur. Le soir venu, juste avant le départ, toujours sans un mot, le rassemblement se fit autour de Fabrice. Celui-ci parut chercher ses mots quelques secondes à peine, puis il se lança dans son discours :
................- Mesdames, Messieurs, soldats, mes chers camardes. Je sais que ce jour est très spécial, pour nous tous : nous nous trouvons face à notre destin. En ce vingt-quatre décembre, nous nous préparons au combat. Qui peut dire qu'il n'a pas peur ? Personne ! J'ai peur, vous avez peur, nous avons tous peur ! Le combat qui nous attend sera des plus rudes pour nous ! Je ne doute pas que nous ayons de nombreux morts et blessés. Mais dites-vous bien que nous allons vaincre et porter un coup dur à l'ennemi. Nous vengerons nos frères tombés dans la tour… Vous êtes tous de bons soldats, vous avez prouvé votre courage de nombreuses fois durant cette lutte et je sais que tous, autant que vous êtes, vous le prouverez cette nuit encore ! Je sais que quand les cris retentiront, que les coups de feu fuseront, vous ne vous retournerez pas et que vous allez courir vers l'ennemi, alors que lui fuira ! Je le sais, car il en a toujours été ainsi et que c'est ce qui nous a toujours permis de vaincre… Encore une fois, l'occasion vous sera donnée de vous battre et peut-être d'aller jusqu'au sacrifice ultime pour notre pays, notre liberté. Mais là encore, je sais que vous comme moi, nous irons à la mort avec plaisir si elle peut nous permettre de sortir victorieux. Mes amis, hier, nous avons fêté Noël autour du feu, dans la joie. Aujourd'hui, nous fêterons Noël dans la douleur et dans le sang ! Nos ennemis connaîtront le pire des réveillons, mais nous, nous offrirons à notre peuple le plus beau des cadeaux : celui de la liberté ! Messieurs, marchez avec moi, vers la lumière et la liberté… Joyeux Noël, pour le peuple, pour notre liberté !
La tension parut disparaître d'un coup, dès que le commandant eût refermé la bouche et qu'une acclamation générale se leva. Aleph-Zéro aussi, pourtant rompu au combat, se sentit plus léger. Lui aussi, il allait se battre pour la liberté, celle des Pokémon. Quand il s'inséra dans la marche, au centre de son peloton, il sentit bien qu'aucun d'eux n'hésiterait à remplir sa mission, tant leur pas était décidé. Le jeune homme qui s'était porté volontaire la diversion suicide n'hésitait même pas, il ne se retourna pas une seule fois. Quand la colonne arriva en lisière de la ville, alors que la nuit était déjà tombée, l'impatience était palpable.
Niryo et son adjudant-chef furent contactés pour préparer le terrain. Il y avait peu d'obus, bien trop peu pour faire quoi que ce fût d'utile. Pourtant, ils les tirèrent tout de même, afin d'impressionner l'ennemi : les rebelles avaient eux aussi de l'artillerie. Ils visèrent volontairement à côté de la base, dans la ville. Ils ne voulaient surtout pas risquer de tuer les prisonniers, gardant un mince espoir de les retrouver vivants. Après les tirs, ils espéraient voir une partie de la troupe sortir en direction des habitations ; ce serait déjà ça en moins…
Durant l'attente, un incident faillit faire échouer tout ce qui était prévu. Des bruits de pas étranges résonnèrent à proximité de la première ligne, juste à côté d'Aleph-Zéro. Le rythme était irrégulier, si bien que les combattants commencèrent à s'inquiéter qu'on essayât de les contourner discrètement. Ils braquèrent le fusil en direction de l'intrus, attendant l'ordre de feu. Avant d'autoriser la destruction, l'Insécateur voulait s'assurer qu'il s'agît bien d'un ennemi, mais cela le rendait nerveux de le laisser autant s'approcher. Finalement, Newton se montra en boitant, le pas lourd et la tête basse. Il releva les oreilles en apercevant l'Insécateur, puis s'exprima dans son langage imparfait :
................- Vassili est là, dedans. Eux ont ramené avec moi. Un humain a moi aidé. Il est mort. Je suis pour vous aider à libérer notre humain.
Aleph-Zéro détailla le Galopa. Il avait sans mal reconnu Newton en lui, à son air caractéristique. Pourtant, il semblait bien fatigué et mal en point, malgré son évolution récente.
................- Tu ne peux pas venir… Tu ne pourras pas nous suivre, avec ton pied blessé. Tu vas mourir avant d'arriver, pour rien.
................- Pas d'importance. Je dois libérer Vassili, lui est mon dresseur. J'ai besoin de lui. Si je meurs, c'est pas grave. Je vais mourir, je le sens, j'ai mal. C'est infecté.
................- Tu aurais pu au moins profiter de ces jours pour profiter de la nature, de la liberté…
................- Pas de profiter. C'est pas chez moi. Rien ne me manque de « la nature », je connais pas. Je suis déjà libre. Je choisis, je vais le sauver : Vassili me manque, c'est tout.
................- Oui, je sais. A moi aussi, avoua Aleph-Zéro à mi-voix. Ce que j'appelais jadis liberté ne me manque pas ; je ne l'ai pas perdue, ajouta-t-il gravement. Reste près de moi, je te protègerai.
Sitôt qu'il eut terminé de parler, il se sentit gonflé à bloc pour sauver ou venger Vassili. Il leva une de ses lames, tranchante qui luisit à la faible lueur de la lune. D'un geste, il commanda l'assaut.
En passant par un petit muret que le peloton suicide franchit non sans difficulté, Aleph-Zéro pénétra par parmi les premiers dans l'enceinte de la base ennemie. Elle était immense. Sans réfléchir, comme le commandant lui avait répété des dizaines de fois, il emprunta la rue qui devait le mener à l'ancien centre Pokémon. Il était chargé de prendre cet objectif, qui semblait être le poste de commandement de la force ennemie. Il en était d'autant plus fier qu'une fois l'action réussie, Dimitri devait venir en personne sur les lieux…
Derrière le Centre Pokémon, le peloton suicide préparait son entrée… Un soldat manipulait des bâtons de dynamite avec maintes précautions. Après un temps qui sembla infini à Aleph-Zéro, il alluma enfin la mèche. Elle se consuma lentement, puis, quand le mur vola en éclats, l'Insécateur se précipita à l'intérieur. Il eut à peine le loisir de visiter la pièce dans laquelle ils avaient réalisé la brèche, qu'un combattant arriva, la mine paniquée.
................- Le lieutenant de la trois s'est planté, cracha-t-il à bout de souffle. Ils sont passés par l'Ouest, y avait des barbelés. On a quatre mecs dont le lieutenant qui se sont empêtrés. Le commandant veut savoir si tu peux faire quelque chose…
L'Insécateur hésita. Il ne pouvait pas laisser l'ennemi s'organiser à l'intérieur autour de son ouverture : elle deviendrait totalement inutile. Quelques secondes plus tôt, il aurait pu retarder l'explosion pour aller aider l'autre section, mais à présent, il devait laisser une force sur place. Quatre hommes tués ailleurs, cela représentait déjà beaucoup, cependant, prendre le temps de réparer cette erreur risquait de leur coûter gros. Aleph-Zéro repensa soudain à la soirée de la veille. Sans s'expliquer pourquoi, il sentait qu'il ne pouvait se résoudre à laisser mourir ces humains sans tenter de les aider.
L'Insécateur fit signe à son combattant le plus expérimenté de prendre la tête du peloton. Pour sa garde personnelle, il emmena avec lui deux de ses hommes. Si quelqu'un pouvait aider, ce serait lui, et seulement lui, car lui seul avait un outil assez tranchant et facile à manier pour agir rapidement. Il se savait capable de trancher les fils de fer directement avec ses lames.
................- Newton, je retire ce que j'ai dit, reste avec les humains. Je reviens.
Aleph-Zéro slalomait dans les rues, usant de son si fatigant mais efficace Reflet pour perdre le moins de temps possible et ne pas s'arrêter. Il arriva à bout de forces à l'angle Ouest du Centre Pokémon. Le messager n'avait pas menti, la situation était critique. Ce qui restait de la section tenait en respect comme elle le pouvait les ennemis, afin qu'ils ne pussent pas faire feu sur les malheureux qui s'étaient emmêlés dans les barbelés. L'un des défenseurs avait déjà été touché : il saignait abondamment à la cuisse mais continuait à se battre vaillamment.
L'Insécateur déduisit rapidement qu'il avait une seule solution pour les libérer. Il devrait avant mener l'assaut sur les positions ennemies, sans quoi il ne pourrait jamais s'aventurer assez longtemps à découvert pour trancher les fils. Il prévoyait de monter avec la section à l'attaque, puis, en plein milieu, utiliser son Reflet, malgré sa fatigue, pour retourner en arrière, libérer ses cibles pour enfin sonner le repli. D'un geste de lame sans équivoque, il fit part de son intention aux combattants qui se trouvaient en face de lui. Aussitôt, un homme hurla et bondit en avant, immédiatement suivi par ses camarades. Aleph-Zéro se mêla à eux.
Soudain, le lieutenant Pokémon se sentit poussé violemment en arrière. Il trébucha, tomba, puis battit des ailes pour se rétablir. Il lui semblait avoir des Fermite dans l'épaule droite. Les humains le distançaient, il perdait ses forces à vue d'œil. Eclair-de-Liberté le dépassa : on l'avait pourtant chargé de fermer la marche. Quand leurs regards se croisèrent, Aleph-Zéro lut une telle horreur mêlée d'impuissance dans l'expression de l'Elecsprint, qu'il se demanda ce qui pouvait bien se tramer.
................- Non, Aleph-Zéro, pas toi ! hurla le jeune Pokémon sans s'arrêter de courir, l'écume à la gueule.
L'horreur se mua en la rage folle du désespoir. Eclair-de-Liberté remonta en première ligne comme une flèche et se jeta sur les ennemis. Alors seulement que l'adrénaline baissait quand Aleph-Zéro tenait de déchiffrer ce mystère, il comprit. Il sentit soudainement la douleur l'envahir. Son épaule saignait abondamment, ainsi que sa cage thoracique. Une balle avait traversé son corps. Déjà, il sentait son esprit s'embrumer, sa vision se flouter.
D'abord, la douleur augmenta. Il paniquait, respirait à une cadence incroyable. Puis, paradoxalement, il se sentit bien l'espace d'un instant. Devant lui, il vit Terreur-des-Hommes, couchée contre Vassili. Le reste du décor était blanc, mais surtout, incroyablement flou… Il se souvenait de ce jour. Il était dans la montagne, il faisait froid. C'était avant, avant que l'oiseau du Feu Sacré n'anéantît tous ses espoirs, douce époque d'espérance… La Migalos se tourna vers lui, en même temps que l'humain. Ils lui sourirent. Il était jaloux. Il n'aimait pas les humains. Le dresseur lui fit signe d'approcher. Il avait refusé, il s'en rappelait. Aujourd'hui, il lui retourna son sourire. Il aurait voulu aller le rejoindre ; son corps refusait de bouger.