Chapitre 91 : Permucoeur
Cela faisait longtemps que Vassili n'avait pas été sorti de sa cellule. Dès qu'il entendait des pas dans le couloir, il pensait qu'on venait forcément pour lui. On l'avait laissé bien trop de temps sans le blesser... La douleur n'avait pas disparu pour autant. Il était trop faible pour que son corps panse lui-même ses plaies. Puis, sa tranquillité relative durait à l'échelle de ce qu'il avait connu auparavant, mais il était bien incapable de dire combien de jours on l'avait laissé seul. Chaque seconde de tranquillité semblait lui apporter un soulagement de plusieurs heures... Son épaule lui faisait souffrir le martyr. A présent, il sentait des élancements jusque dans le bas du dos dès qu'il bougeait ne serait-ce que d'un centimètre. Elle sentait mauvais, il s'en rendait compte même dans sa cellule à l'ambiance déjà si nauséabonde...
Il n'osait plus bouger, son corps était trop douloureux, il le sentait trop cassé pour avoir encore envie d'essayer de le mouvoir. Il avait honte de son état, de ce qu'on lui faisait subir et des réactions qu'il avait face à ses tortionnaires. Il aurait aimé les railler ; il les suppliait en pleurant et gémissant, il s'agenouillait à leurs pieds. Sa seule fierté résidait dans sa motivation à n'avoir encore rien dit, bien qu'il se demandât si cela n'était pas simplement dû à la peur de ce qui arriverait s'il le faisait. Il ne pouvait pas trahir son frère, Aleph-Zéro et tous les autres...
Dehors, la garde changeait. En entendant les quelques mots entre la relève et les descendants, Vassili reconnut la voix de celui avec qui il avait échangé la fois passée et celle de son collègue moins sympathique. Les deux se furent à peine assis que l'homme loquace entama son réquisitoire :
................- Pourquoi c'est encore sur nous que ça tombe ?
................- Qu'est-ce que ça fait ? demanda l'autre d'un ton résigné. De toute façon, on n'avait pas le droit de rentrer chez nous.
................- Au moins pour boire un coup avec les autres... C'est Noël quand même !
................- Ouais, c'est Noël... conclut l'autre sur un ton qui annonçait clairement qu'il avait envie d'un peu de silence.
Vassili s'étonna. S'il était déjà le temps des fêtes de fin d'année, c'était qu'il avait passé plus de deux mois en prison... Il comprenait mieux pourquoi on l'avait un peu laissé tomber. La plupart des militaires avait sans doute fait passer en priorité la préparation des festivités. Avec en plus leur niveau d'alerte élevé, ils devaient en effet être occupés et Vassili se montrait finalement très peu coopératif, ce qui leur donnait sans doute l'impression de perdre leur temps avec lui.
Le prisonnier réfléchissait, il aurait aimé établir à nouveau le contact avec celui qui se trouvait derrière la porte. Le fait de parler lui donnait l'impression d'être encore un peu humain et lui apportait un maigre réconfort. Depuis que Xavier n'était plus là, il se demandait même s'il était encore en vie. Avant qu'il n'eût pu trouver comment attirer leur attention pour lancer un réel dialogue, le bavard se remit à importuner son camarde.
................- Paul ? demanda-t-il pour obtenir l'attention de son binôme.
L'intéressé répondit par un grognement d'acquiescement, signe qu'il écoutait mais ne souhaitait pas vraiment engager la conversation.
................- Ils vont le laisser là, hein, lui !? Tu crois qu'il va mourir ?
Son interlocuteur ne prit pas non plus la peine de répondre par une phrase. Il lâcha un autre grognement, sur une intonation différente. Cette fois, il s'étonnait de la question en montrant que le sujet ne l'intéressait pas plus qu'il ne le concernait. Après tout, qu'avaient-ils à faire du sort d'un prisonnier enfermé derrière eux, un ennemi...
................- Ils l'ont bien arrangé, s'apitoya le premier. Et il a encore rien dit, je crois. C'est bizarre quand même... Je veux dire, il doit vraiment croire à son... son... truc ! La dernière fois, là, quand on l'a amené là-bas... On dirait même plus vraiment un humain.
L'autre hésita, puis il soupira bruyamment. Manifestement, il était las d'écouter les états d'âme de son compagnon de garde en ce jour de Noël. Il accepta tout de même de répondre :
................- On ne peut rien faire pour lui... Laisse-le pourrir dans sa cellule, on a suffisamment de soucis comme ça.
................- Non, mais quand même, on n'a pas le droit de faire ça ! C'est... mal. Je veux dire, y a des limites.
................- On ne gagne pas de guerre avec de beaux sentiments... C'est l'armée ici, pas les dessins animés pour gamins. N'y pense plus, Fred. Fais comme moi, dis-toi qu'on sauve la vie de nos soldats avec leurs informations. Elles valent bien une des leurs, non ?!
Cette fois, ce fut le dénommé Fred qui répondit par un son inarticulé. Il ne savait pas s'il devait être convaincu par les propos de son collègue ou non. En tout cas, il n'osa pas reprendre le débat. Pensif, il mit la main dans sa poche et sortit un paquet de gâteaux. Il déballa sa nourriture et entreprit de manger dans un état de concentration extrême. Il hésita quelques instants, lorgna en direction de son camarade, puis rangea un biscuit dans sa veste quand ce dernier ne le regardait pas. Il lui dit :
................- Va chercher Greg et Benji, c'est leur tour, on va pouvoir aller prendre un verre.
L'autre grommela, mais il se leva en raclant sa chaise contre le sol. Fred profita du fait d'être seul pour s'approcher de la porte de la cellule. Il glissa son biscuit dans l'interstice avec le sol. Vassili l'attrapa et saisit sa chance de lancer la conversation.
................- Merci, Fred.
................- Joyeux Noël...
Fred hésita à partir. Vassili attendait de voir s'il allait continuer par lui-même, il ne le retiendrait que s'il entendait ses pas s'éloigner. Le militaire n'osait pas parler, car il avait peur de se faire surprendre à « sympathiser » avec l'ennemi. La curiosité l'emporta finalement et il continua :
................- Dites... Vous avez des enfants ? Vous êtes marié ?
................- Oui, j'ai un enfant... murmura Vassili. Je ne saurai même pas si c'est une fille ou un garçon.
Vassili dut mettre à contribution tout son sang-froid pour ne pas éclater en sanglots. Il souhaitait toujours tenter d'échanger, mais il aurait aimé orienter autrement la conversation. Dans l'état actuel des choses, il ne pouvait qu'attendre pour ne pas laisser sa voix flancher au milieu de sa phrase.
................- Je suis désolé. Mais... vous êtes vraiment le frère d'un grand chef ?
................- Oui, hésita Vassili. Oui, c'est vrai... Et toi, tu as de la famille dans l'armée ?
................- Ma petite sœur... Elle s'est engagée en même temps que moi. On voulait... on veut défendre notre pays, dit-il comme si c'était une honte.
................- C'est une belle motivation. Tu sais, nous n'attaquons pas notre pays. Nous sommes Vogriates, nous aussi. Notre but, c'est aussi de défendre Vogra...
Fred se tut. Il ne savait pas comment répondre. Il avait à la fois envie d'en demander plus, de comprendre un peu cet homme derrière la porte, mais aussi, il craignait d'être pris dans une espèce de tentative de propagande. Ce n'était que partiellement le but de Vassili de lui parler de sa cause, mais cela avait jeté un froid dans la conversation. Aussi, ce fut le prisonnier qui relança :
................- Tu as quel âge ?
................- J'ai vingt et un ans. Ma sœur, elle, elle a dix-neuf ans. Et vous, monsieur ?
................- Oh, non, pas de « monsieur » ! Tu l'as dit toi-même, on aurait encore du mal à croire que je sois encore un humain... J'ai vingt-deux ans. J'aurais dû en avoir bientôt vingt-trois.
................- Je pense vraiment que c'est mal, de vous faire ça, dit-il comme pour s'excuser. Mais il a raison, Paul, je ne peux rien faire pour vous, je suis désolé, répéta Fred. Vous vous battez contre nous, alors on se défend, mais ça, ça, c'est pas bien.
................- Ce n'est pas aussi simple que ça, Fred. Je pense...
Dans le couloir, des bruits de pas résonnèrent, faisant taire Vassili. La relève arrivait, Fred devait partir. Avant de s'éloigner, il posa la main sur la porte. Il n'avait pas la clé, il ne savait même pas où elle était, mais s'il l'avait eue, il aurait vraiment hésité à ouvrir. Il ne voulait pas forcément le libérer, ou peut-être que si... En tout cas, il aurait juste aimé le voir en face. Il hésita sur la phrase à dire pour faire ses adieux, tellement qu'il n'eut pas le temps de parler avant que les militaires n'arrivassent à l'autre bout du corridor. Il s'éloigna de la cellule comme s'il allait être pris en flagrant délit d'un crime indicible et s'éloigna en gardant difficilement un air naturel.
Vassili soupira. Il se retrouvait à nouveau seul. A peine quelques minutes plus tard, des bruits de pas affolés résonnèrent dans le couloir. Le prisonnier se redressa, essayant de regarder à travers le jour que faisait la porte avec le mur. Il ne voyait rien, mais son cœur accéléra. Si les rebelles avaient déjà atteint cette région du pays, c'était qu'ils s'étaient bien remis des coups durs qu'ils avaient reçus avant que Vassili ne se fît prendre. De toute manière, il s'agissait forcément d'un événement anormal, car un exercice un jour de réveillon aurait été assez malvenu.
Bientôt la tension monta d'un cran dehors. On criait, les voix se mélangeaient. Chacun avait sa question à poser, ou une réponse à donner, une nouvelle rumeur à répandre. A cause de cet affolement grandissant, Vassili ne parvenait pas à distinguer ce qui se disait. Dans l'agitation, un homme s'arrêta devant la porte. La voix de Fred couvrit le brouhaha ambiant :
................- Y a ton frère qui va débarquer, lança-t-il.
Il avait essayé de se montrer joyeux, pour consoler le pauvre homme blessé, mais en réalité, son ton dissimulait très mal sa peur. Ils se faisaient attaquer et ce n'était pas le sort du prisonnier qui l'importait vraiment. Pourtant, il avait voulu prendre le temps d'aller le mettre au courant de la situation ; pour cela, Vassili lui était extrêmement reconnaissant.
................- N'y va pas, lui conseilla Vassili. Ne va pas te battre, ils ne te tueront pas.
................- Je dois y aller, répondit le militaire. Mais si on gagne, j'irai chercher ta clé...
................- Ne me mens pas, s'il te plaît, je n'ai pas besoin de ça... Et même si tu voulais le faire, ça ne sert à rien, je ne pourrai pas faire trois pas dehors, tu vas prendre des risques pour rien. Bon courage.
................- Merci. A vous aussi.
Sur ces mots, Fred reprit sa course dans le couloir maintenant quasiment désert. Vassili espérait qu'on venait en effet le libérer.