Victoire - Shy'mTenant compte des précieux conseils de Lilith, le mercredi précédent, Cassy ne posa pas à une seule reprise son regard sur Cédric. Elle attendit même qu'il la salue en premier avant de daigner lui répondre. Si son comportement étrange l'interpela, toutefois, il ne le montra pas. Cela fit douter la jeune femme de ses chances de réussir le pari.
Ce vendredi-là, elle décida de sortir le grand jeu. Habillée d'une façon peu recommandable, les yeux cernés d'une épaisse couche de khôl noir, elle descendit les escaliers du laboratoire d'une démarche lente, mais méthodiquement calculée à chacun de ses pas.
- C'est ton corps qui doit s'exprimer, ne l'oublie pas. Sers-toi de lui pour attirer son attention, et ensuite, ne communique qu'avec les expressions de ton visage. Si tu t'en tiens à ce que je dis, tu n'auras pas même pas besoin d'ouvrir la bouche avant le moment crucial, lui murmura discrètement sa mentor à l'oreille alors qu'elle la précédait jusqu'à sa paillasse.
Cassy ne releva pas, même si elle avait parfaitement assimilé les conseils qui venaient de lui être donnés. Elle se contenta d'attraper son microscope afin de le tirer vers elle, sur lequel elle plaça une fine rainure transparente. Elle observa à l'aide d'une loupe puissante le développement des microbes qu'elle avait réussi à obtenir en laissant moisir un vieux morceau de pokébloc. Ils n'étaient cependant pas encore arrivés à maturité ; il lui faudrait patienter jusqu'au lendemain si elle désirait tester son médicament sur eux.
Jetant un regard en biais à Lilith qui l'ignora royalement, toujours plongé dans un magasine de mode à proximité de la grande porte vitrée, elle se dirigea vers le placard d'où elle sortit les seaux de nourriture qu'elle devait amener aux pokémon afin qu'ils reçoivent leur ration quotidienne.
En passant, les bras chargés, elle s'arrangea pour frôler Cédric, en train de déverser au goutte à goutte une étrange préparation dans un tube à essai. Celui-ci ne réagit pas sur le moment, mais leva la tête une fraction de seconde plus tard, pour l'épier au travers de ses épaisses lunettes de sécurité alors qu'elle s'éloignait déjà en direction du jardin.
Elle poussa le battant de la pointe du pied et se faufila à l'extérieur. La anse des récipients lui faisaient incroyablement mal. La plupart des blessures qu'elle s'infligeait à elle-même ne tardèrent pas à se rouvrir, laissant un filet de sang s'écouler jusqu'entre ses doigts crispés.
- Tu avances sur ton projet de médicament ?
Cassy sursauta. Elle n'avait pas remarqué Régis, accroupi par terre à quelques mètres sur sa gauche, en train de panser un Ptitard, qui s'était apparemment fait une vilaine coupure sur le flanc.
- Je crois que oui. Par contre, il faut que j'attende encore un peu avant de le tester, mes bactéries ne sont pas prêtes, et je ne voudrais pas que cela fausse mon résultat. Je travaille quand même dessus depuis des semaines.
- Et après, tu comptes de lancer sur autre chose ?
- Est-ce là une habile question pour me demander si j'ai l'intention de rester encore un peu au Bourg- Palette ou de disparaître mystérieusement dans la nature ?
- C'est ce que tu as toujours fait depuis que je te connais, pourquoi pas maintenant ?
- Si j'ai envie de partir, je partirai. Régis, je t'ai toujours dit que je ne te forcerai pas à choisir entre Sacha et moi. C'est toi et toi seul qui a décidé. Tu as préféré me tourner quasiment le dos pour faire taire sa jalousie maladive, alors ne me reproche pas de n'avoir plus rien qui me rattache ici.
- Nous ne sommes pas obligés de nous disputer non plus sur prétexte que je vis avec lui. Cassy, ce n'est pas parce que j'ai moins l'occasion de parler avec toi que cela signifie forcément que nous ne sommes plus amis.
- Dans ce cas, ce n'est pas parce que je risque potentiellement de partir que cela voudra dire qu'on ne se reverra jamais.
- Tu as eu des nouvelles de Cynthia, récemment ? De Tina ? D'Esméralda ? De Chloé ? Bref, de n'importe qui ?
- Si tu veux jouer à ce petit jeu, c'est ton problème. J'avais déjà prévenu Cynthia qu'il vaudrait mieux pour nous deux de couper les ponts. Je n'appréciais guère qu'elle se prenne pour ma mère. Quant aux autres, une fois la Confrérie dissoute, rien ne nous rattachait encore ensemble.
Les lèvres pincées, la jeune femme s'apprêtait à poursuivre sa route lorsqu'il l'interpela. Elle songea tout d'abord qu'il avait l'intention de s'excuser, mais quand il lui parla, ce fut avec un ton glacé :
- Est-ce que tu pourrais donner quelque chose à Ptitard ? Il est terrifié et cela aiderait à le calmer.
Cassy fouilla dans l'une de ses poches à la recherche des poffins qu'elle apportait toujours en supplément des quantités habituelles. Elle en choisit une à base de baies Oran qu'elle tendit à la petite créature. Celle-ci avança timidement une patte aux écailles humides dans sa direction pour s'en emparer.
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
Le scientifique reposa aussitôt la compresse qu'il sortait tout juste de son emballage protecteur pour attraper la main de sa collègue. Elle en tenta de se dégager mais, en dépit de la force qu'elle avait engrangé en s'entraînant autrefois avec la Confrérie, il lui opposa une ferme résistance.
- Je peux savoir ce que tu as fait ? Et pas d'entourloupettes, ne va pas me dire qu'il s'agit d'un banal accident.
- Cela ne te regarde pas.
Enfin, elle parvint à se libérer de son emprise. Lentement, elle replia ses doigts sur sa paume meurtrie pour dissimuler les cicatrices et le sang coagulé issus des plaies qu'elle perçait elle-même avec la broche de Lilith.
- C'est elle qui t'oblige à faire cela, n'est-ce pas ?
Cassy ne répondit pas. Elle se contenta de ramasser les seaux qu'elle venait de déposer dans l'herbe fraîche moins d'une minute auparavant. Elle souhaitait commencer sa tournée, mais il la retint par l'épaule avant qu'elle n'ait eu l'occasion de faire le moindre pas.
- Je t'ai posé une question et j'aimerais que tu m'y répondes.
- Je n'ai pas d'explications à te donner, il me semble.
- Jusqu'où comptes-tu aller, tu peux me le dire ? C'est donc cela, que tu cherches ? Tu veux la laisser te détruire ? Ou t'auto-détruire juste pour satisfaire ses caprices de démente, car dans le fond, c'est ce qu'elle est réellement.
- Qu'est-ce que tu en sais, d'abord ? Tu ne la connais pas. Et puis, de quel droit te permets-tu de la juger ? Qui, ici-bas, peut seulement prétendre être meilleur qu'elle ? Eclaire-moi, puisque tu te crois si malin.
- Où est passé la Cassy que je côtoyais ? Est-ce qu'il reste même la moindre parcelle de toi que la Team Galaxie ou Lilith n'ait pas fait disparaître ?
- Je me suis souvent posée la question, par le passé, et tu ne devineras jamais ce qui me venait à l'esprit. Toi. Je pensais que mes sentiments à ton égard ne pourrait pas s'envoler, pas même avec les années. Mais tu n'es pas parfait non plus, Régis. Toi aussi, tu as changé. Sans quoi, peut-être qu'encore aujourd'hui je t'aimerais.
- C'est facile de rejeter la faute sur les autres.
- Crois ce que tu veux, mais je ne rejette rien. Je constate simplement que, dans cette histoire, personne n'est blanc comme neige.
Sans rien ajouter d'autre, la jeune femme prit congé pour de bon. Elle secoua la tête tout en remplissant la gamelle des Teddiursa à l'entrée de leur grotte. Il avait tort. Ce n'était pas sa faute à elle. Du moins, pas entièrement. Peut-être que si les choses s'étaient déroulées différemment, elle serait restée la même, mais à quoi bon songer à ce qui aurait pu être, puisque cela ne serait jamais ?
Une fois son travail quotidien du matin accompli, elle regagna le laboratoire où Lilith n'avait pas bougé d'un pouce. Elle vint s'accouder à sa paillasse où elle relut ses notes, ce qu'elle faisait d'ailleurs chaque jour, afin de s'assurer qu'elle n'avait pas oublié le moindre composé dans son médicament.
- Cassy ?
Elle se retourna dans un mouvement gracieux, les bras croisés sur sa poitrine joliment rebondie, les reins calés contre la bordure de la table carrelée, pour faire face à Cédric qui venait de l'appeler.
- Oui ?
- Je... Non, rien. Laisse tomber. Excuse-moi de t'avoir déranger.
- Il n'y a pas de mal. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas. D'ailleurs, dans la vie, il ne faut jamais hésiter. C'est toujours ainsi que l'on rate les plus belles occasion, tu ne crois pas ?
L'homme ouvrit des yeux ronds tout en déglutissant avec peine. Il paraissait mal à l'aise et, pendant l'espace d'un instant, elle songea qu'elle en avait trop fait. Cependant, comme le regard que lui adressa Lilith semblait satisfait, elle se replongea dans ses notes, une jambe légèrement tendue vers l'arrière, dévoilée jusqu'au sommet de la cuisse grâce à sa jupe fendue.
Lentement, la démone leva les yeux de derrière son magasine pour lui désigner discrètement la porte du débarras, où le professeur Chen stockait les produits encombrants ou ceux qu'ils utilisaient le moins souvent, ainsi que les vieilles balls usagées.
Cassy se leva pour s'y diriger. Un bruissement de tissu lui indiqua que Cédric la suivait. A ce instant précis, elle comprit qu'elle venait de gagner. Sans se retourner, elle poussa le battant qui grinça sur ses gonds rouillés et pénétra à l'intérieur. Comme la pièce étroite était plongée dans l'obscurité, elle actionna l'interrupteur vétuste.
Elle entendit le scientifique rentrer à son tour, mais l'ignora totalement. Elle fit mine de rechercher un flacon sur une étagère poussiéreuse. Il vint se placer à ses côtés, donnant lui aussi l'impression de vouloir mettre la main sur quelque chose.
- Qu'est-ce que tu veux ? lui demanda-t-elle d'un ton égal sans le regarder.
- Hum... Je crois qu'il me faudrait de l'extrait de... Euh...
- Pas de cela avec moi, Cédric. Tu sais très bien ce que j'entends par là. Alors maintenant, dis-moi ce que tu veux ?
Il garda le silence tandis qu'elle franchissait le peu de distance qui les séparait encore. Comme il ne bougeait toujours pas, elle approcha son visage à quelques centimètres du sien, si près qu'il pouvait sentir les effluves mentholées s'échappant de sa bouche entrouverte.
- Tu ne sais pas ? Tant pis, ce n'est pas grave. Commençons donc par le début.
Avec un sourire en coin et les yeux pétillants de cruauté, ses lèvres se refermèrent sur les siennes, où elle put savourer pleinement le goût de la victoire.